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DDT et paludisme : une nouvelle réécriture de l’histoire

Publié en ligne le 31 octobre 2020 - Santé et médicament -

Le paludisme a été une des maladies infectieuses les plus meurtrières du XXe siècle. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), elle était encore responsable en 2018 de plus de 400 000 décès par an [1]. Le paludisme est causé par des parasites transmis aux humains par des piqûres de moustiques. Le DDT a été un produit extrêmement efficace contre les moustiques vecteurs du paludisme sans réelles alternatives pendant des décennies (il était encore recommandé par l’OMS en 2011 « en l’absence d’alternative tout aussi efficace et efficiente » 1 [2] et c’est seulement en 2019 qu’il n’est plus « préqualifié » par l’agence de santé). Cet insecticide a cependant vu son usage décliner dans les années 1970-2000 de façon concomitante à une hausse majeure de l’incidence de la maladie avant de se voir de nouveau promu par l’OMS en 2006.

Pour les auteurs du livre Les Gardiens de la raison (les journalistes Stéphane Foucart et Stéphane Horel et le sociologue Sylvain Laurens), les campagnes d’associations contre l’usage de ce produit n’auraient eu aucun effet dans l’abandon du DDT dans la lutte contre le paludisme. Ils affirment que ce lien relève d’une fable entretenue par certains pour décrédibiliser des personnes ou mouvements environnementalistes.

En 2011, Stéphane Foucart expliquait déjà que « le DDT a progressivement perdu du terrain dans la lutte anti-vectorielle depuis les années 1970 pour la principale raison de l’apparition, dans certaines régions, de résistances des anophèles à cet insecticide » [3]. Dans l’ouvrage Les Gardiens de la raison, cette explication est reprise en y ajoutant que, « outre cette perte d’efficacité [l’apparition de résistances au sein de certaines populations d’insectes], le DDT a été moins utilisé dans certains pays pour des raisons aussi terre à terre que la réduction des financements alloués à la lutte contre le paludisme » (ajout vite oublié dans diverses interviews [4] : « la principale raison » de la réduction drastique de l’usage du DDT est « simplement qu’il est de moins en moins efficace du fait de l’adaptation des populations de moustiques » [apparition de résistances au DDT]). Et l’Afis est accusée d’avoir diffusé une « fable […] destinée à porter un message idéologique : les écologistes et leur principe de précaution sont dangereux », supposée relayer en cela des intérêts des milieux néoconservateurs et libértariens [4]. Elle se voit attribuer une thèse qu’elle n’a jamais soutenue et qui ignorerait tous les autres facteurs qui ont concouru à la remontée dramatique de l’incidence du paludisme dans les années 1970-2000 (voir notre article de 2014 pour se rendre compte que cette accusation est complètement dénuée de tout fondement [5]).

Rappelons quelques faits majeurs omis par les auteurs des Gardiens de la raison.

Les résistances des moustiques

Si des résistances croissantes ont été observées, l’OMS rappelait en 2011, dans sa déclaration de position officielle sur la lutte contre le paludisme (WHO Position Statement) que, « malgré des décennies d’application intensive et généralisée, des niveaux significatifs de résistance ont été limités à certaines espèces de vecteurs et à certaines régions géographiques. Mais depuis que l’utilisation du DDT est réservée à des actions sanitaires, les populations de vecteurs ne sont plus exposées au DDT pour des raisons autres, ce qui réduit encore les candidats à une sélection et au développement de résistances » [6].

Un article (pourtant cité par les auteurs du livre Les Gardiens de la raison à l’appui de leur thèse) analyse 75 événements de résurgence du paludisme dans 61 pays, survenus des années 1930 aux années 2000 [7]. Sur ces 75 études de cas, seules 14 font intervenir des problèmes de résistance des moustiques aux produits utilisés – dont le DDT – comme une des causes parmi d’autres de la résurgence (soit 19 % des cas et non pas 32 % comme indiqué à tort dans le livre Les Gardiens de la raison qui confond les résistances des moustiques aux insecticides et celles des parasites aux traitements médicamenteux comme la chloroquine). Les auteurs de l’étude sur les 75 événements écartent eux-mêmes la thèse de l’explication principale par les résistances car, écrivent-ils, si « la résistance à de multiples pesticides avait été le principal moteur de la résurgence, il aurait été extrêmement difficile de la contrer, car la lutte antivectorielle, l’un des outils les plus efficaces disponibles pour les programmes de lutte antipaludique, se serait avérée inutile ». Ils rejoignent ainsi les conclusions de l’OMS qui ne retiennent pas cette explication comme cause principale.

L’opinion publique et les campagnes contre le DDT

Dans sa déclaration de position de 2006 (WHO Position Statement) [8] qui relance le recours au DDT dans la lutte contre le paludisme, l’OMS constate que « malgré son utilisation initiale généralisée et sa contribution au succès des efforts d’éradication et de contrôle du paludisme, l’utilisation de la pulvérisation [d’insecticides] à l’intérieur des maisons a diminué ces dernières années ». L’agence internationale explique que « cela est dû en partie au manque d’engagement et de financements gouvernementaux pour soutenir ces efforts à long terme et aux préoccupations concernant la résistance aux insecticides et l’acceptation par la communauté ». Mais elle précise que, « cependant, un autre facteur important a été la désapprobation générale de l’utilisation du DDT, en raison des craintes de ses effets nocifs sur l’environnement et sur la santé humaine, craintes qui sont injustifiées lorsque le DDT est utilisé de manière appropriée lors des pulvérisations ».

Les auteurs des Gardiens de la raison tentent de s’appuyer sur l’article mentionné plus haut (l’analyse de 75 cas de résurgence de paludisme) pour exonérer totalement le rôle des campagnes contre le DDT et des peurs suscitées en écrivant que, « à aucun moment [n’est identifié] un éventuel activisme environnemental comme cause, même indirecte, du retour de la maladie ». Or, les 75 cas examinés s’intéressent aux facteurs explicatifs sur le terrain (« affaiblissement des programmes de lutte contre le paludisme, augmentation du potentiel de transmission du paludisme ou obstacles techniques comme la résistance ») sans, justement, procéder à une analyse des causes indirectes de ces facteurs (qui sortent de leurs objectifs). Or, un facteur majeur est identifié dans la très grande majorité (91 %) des 75 cas : il s’agit « au moins en partie [de] l’affaiblissement des programmes de lutte contre le paludisme pour diverses raisons, dont les contraintes de ressources étaient les plus courantes ». Ce qu’avait également relevé l’OMS dans sa déclaration de position officielle de 2006. Et justement, l’engagement financier des donateurs peut partiellement être lié à la réprobation générale du DDT, ce qu’illustre un article du British Medical Journal de 2000 sur le cas du Mozambique : l’utilisation du DDT « a été arrêtée il y a plusieurs décennies, car 80 % du budget de la santé du pays provenait de fonds de donateurs, et les donateurs ont refusé d’autoriser l’utilisation du DDT » [9]. De nombreux autres exemples sont donnés par la journaliste Tina Rosenberg dans un article du New York Times Magazine (11 avril 2004) [10] (voir également le témoignage d’un expert de l’OMS en encadré ci-dessous).

Enfin, sur le terrain, l’opinion publique peut prendre peur. Ainsi, par exemple, rendant compte en 1985 de l’action du ministère de la santé du Brésil dans sa lutte contre le paludisme, un de ses représentants expose le « problème de l’opinion publique, qui est contre l’utilisation d’organochlorés » et cite le cas de l’État du Rio Grande do Sul où le DDT a été interdit contre le paludisme. Un des médecins ayant participé à la rédaction de brochures fédérales sur le sujet rappelle que « ce n’était pas facile d’y inclure le DDT » et souligne que « la haine que les gens ont contre le DDT est impressionnante » [11].

Des campagnes qui ne distinguaient pas les usages sanitaires des usages agricoles

Les usages agricoles étaient les usages dominants quand la campagne contre le produit a débuté en 1962. Entre 1962 et 1972, la production passe de 67 millions à 22 millions de livres [12]. En 1972, l’Agence pour la protection de l’environnement américaine interdit le DDT aux États-Unis. Des exceptions sanitaires sont incluses, mais le paludisme, éradiqué dans le pays depuis 1951 (grâce au DDT, comme dans la plupart des pays riches) [13] n’était de fait pas concerné. Nous indiquions dans notre article de 2003 [14] qu’en conséquence de cette décision, il n’y aurait « plus de fabrication, plus d’exportation et surtout plus de financement pour la lutte antipaludéenne, si elle inclut l’usage du DDT ». En réalité, et nous aurions pu le préciser plus clairement, ce n’est pas l’interdiction légale sur le sol américain qui a conduit à cette conséquence (formellement, l’exportation était toujours possible), mais la réprobation générale du produit due à des campagnes politiques qui ne distinguaient pas les usages agricoles des usages sanitaires.

Dans son communiqué de presse de 2006, l’OMS déclare que, « près de trente ans après l’abandon progressif de la pulvérisation à grande échelle de DDT et d’autres insecticides dans les habitations pour lutter contre le paludisme », cette méthode va « de nouveau jouer un rôle important dans son combat contre la maladie ». Elle explique pourquoi et met en avant que, « ces dernières années, l’opinion a changé au sujet de l’utilisation d’insecticides dans les maisons pour prévenir le paludisme » constatant que l’« Environmental Defense Fund, qui avait lancé la campagne contre le DDT dans les années 1960, approuve maintenant son usage à l’intérieur des habitations contre le paludisme, tout comme le Sierra Club et le Endangered Wildlife Trust ». Ce qui n’était pas le cas précédemment.

La convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants signée en 2001 prévoit l’interdiction d’un certain nombre de produits chimiques très polluants, dont le DDT. Pour ce dernier, une exception pour les usages sanitaires (la lutte contre le paludisme en particulier) est insérée à la demande de l’OMS. Des associations environnementalistes parties prenantes des discussions se sont mobilisées contre cette exception sanitaire en prétendant que des alternatives existaient [15,16]. Ainsi, par exemple, le compte-rendu de la séance préparatoire tenue à Johannesburg le 12 décembre 2000 mentionne que « bien que de nombreuses ONG aient voulu [que le DDT] soit soumis uniquement à l’élimination, le compromis négocié permet de poursuivre sa production et son utilisation […] pour la lutte contre les maladies » [17]. Cette opposition à l’exception sanitaire a été dénoncée dans un appel signé de plus de 350 scientifiques et médecins, incluant plusieurs Prix Nobel [18]. L’exception est finalement décidée, à l’unanimité.

Le témoignage d’un ancien expert de l’OMS

Allan Schapira est médecin spécialiste des maladies tropicales (maintenant retraité). Il a longtemps été expert de l’OMS dans la lutte contre le paludisme et a coordonné l’initiative « Roll Back Malaria » (« Faire reculer le paludisme ») de l’organisme international.

Dans un texte publié par The Lancet en 2006 [1] (en accès libre sur son blog [2]), il revient sur la place du DDT dans la lutte contre le paludisme. Il confirme le fait que « pendant de nombreuses années, les professionnels de la lutte antipaludique de l’OMS se sont battus avec acharnement contre les pressions de diverses parties pour garantir l’accès au DDT dans les pays d’endémie palustre ». Il mentionne le fait que, encore en 2006, une association, la Pesticide Action Network North America (Panna) « demande à l’OMS de mettre un terme à la promotion irresponsable du DDT »1.

À propos de la décision de l’OMS de 2006, Allan Schapira souligne qu’elle « ne faisait que réitérer l’approbation par l’OMS du DDT en tant qu’insecticide utile pour la lutte antipaludique, mais d’une manière hautement proactive [promotional way] » et émet le vœu qu’elle puisse ainsi contribuer à ce « que tous les pays qui ont besoin de DDT pour lutter contre le paludisme aient un accès illimité à son utilisation ». En spécialiste du sujet, il réfute l’idée que l’usage du produit soit simple et rappelle l’ensemble du dispositif d’accompagnement logistique et humain qui doit être mis en place.

Dans une correspondance publiée dans Nature en 2004 [3], il décrit le lobbying dont l’OMS a été la cible afin que le DDT soit exclu de l’arsenal de lutte contre le paludisme. Ainsi, indique-t-il, « nous devions parfois renoncer à essayer de convaincre un donateur spécifique de soutenir financièrement la pulvérisation intérieure de DDT, s’il refusait catégoriquement en raison de sa toxicité perçue et de son danger écologique. Cela s’est parfois produit dans des pays où le gouvernement souhaitait utiliser du DDT alors qu’il était prouvé que cet usage était la meilleure option pour lutter contre les vecteurs du paludisme ». Ce qu’Allan Schapira conteste, c’est que l’OMS aurait un temps infléchi ses recommandations (il existe une controverse à ce sujet).

On le voit, ce témoignage d’un acteur qui a été au centre de la lutte contre le paludisme pour le compte de l’OMS confirme la réalité des campagnes contre le DDT qui ne distinguaient pas les finalités sanitaires. Et c’est de façon surprenante que les auteurs du livre Les Gardiens de la raison invoquent Allan Schapira pour affirmer… que les mouvements environnementalistes « n’ont joué aucun rôle décisif dans la réduction de son utilisation ». Certes, peut-être pas « un rôle décisif », mais, à tout le moins, un rôle incontestable. Pour cela, ils citent comme référence un « entretien » de janvier 2018 avec Stéphane Foucart (jamais publié) et omettent tous les éléments rappelés ci-dessus qui invalident leur thèse.

1 Appel également relayé en 2006 par PAN Europe, fédération de plusieurs dizaines d’associations. Le texte est toujours présent (2 novembre 2020) sur le site site de PAN Europe.

[1] Schapira A, “DDT : a polluted debate in malaria control”, The Lancet, 2006, 368:2111-13.
[2] Schapira A, “Article on malaria control published by The Lancet, sur le blog de l’auteur.
[3] Schapira A, “DDT still has a role in the fight against malaria”, Nature, 2004, 432:439.

Conclusion

La thèse de la simple inefficacité liée aux résistances des moustiques vecteurs du paludisme comme explication principale du fort déclin de l’usage du DDT ne correspond en rien à l’histoire bien documentée. Il serait tout aussi erroné de vouloir attribuer aux seules campagnes environnementalistes la responsabilité de la hausse du paludisme dans les années 1970-2000, mais les exonérer complètement dans le fait qu’un des seuls produits efficaces disponible alors ait été marginalisé ne correspond pas, là encore, à la réalité.

Nous recommandons aux personnes intéressées par le sujet la lecture des articles sur le DDT et le paludisme publiés en 2003 et 2014 [14,5] dans la revue Sciences et pseudo-sciences. Les lecteurs verront que les propos sont précis et nuancés, bien loin de la caricature qui en est faite dans le livre Les Gardiens de la raison. Un exemple, alors que cet ouvrage affirme que l’Afis aurait participé aux efforts de décrédibilisation de Rachel Carlson, une lanceuse d’alerte sur le sujet du DDT qui serait qualifiée de « romancière et hystérique », l’article de Jean Brissonnet déjà cité dit au contraire : « On ne peut que remercier Rachel Carson d’avoir su tirer la sonnette d’alarme et d’avoir initié une prise de conscience du danger que représente l’utilisation abusive de produits chimiques. »

Mise à jour du 2 novembre 2020 : ajout de l’encadré « Le témoignage d’un ancien expert de l’OMS »

Références

1 | « Paludisme, faits marquants », OMS, mise à jour 14 janvier 2020.
2 | OMS, “The use of DDT in malaria vector control”, Global Malaria Programme, WHO position statement, 2011.
3 | Foucart S, « Haro sur les écolos, le débat », partie 3, Le Monde, 22 novembre 2011.
4 | Foucart S, « Sur Twitter, les gardiens de la science roulent pour les lobbies », l’ADN tendance, 19 octobre 2020.
5 | Krivine JP, « DDT et lutte contre le paludisme : la réécriture de l’histoire », Science et pseudo-sciences n° 308, avril 2014.
6 | OMS, “The use of DDT in malaria vector control”, WHO position statement, Global Malaria Programme, 2011.
7 | Cohen JM et al., “Malaria resurgence : a systematic review and assessment of its causes”, Malar J, 2012, 11, 122.
8 | OMS, “Indoor residual spraying. Use of indoor residual spraying for scaling up global malaria control and elimination”, WHO position statement, Global Malaria Programme, 2006.
9 | Sidley P, “Malaria epidemic expected in Mozambique”, BMJ, 2000, 320:669.
10 | Rosenberg T, “What the World Needs Now Is DDT”, The New York Times Magazine, 11 avril 2004.
11 | Pedro Tauil P et al., “A malária no Brasil”, Cahiers de santé publique, janvier-mars 1985.
12 | Maguire S, Hardy C, « Discourse and desinstitutionalization : the decline of DDT », Academy of Management Journal, 2009, 52.
13 | “Elimination of Malaria in the United States (1947–1951)”, CDC, mise à jour 23 juillet 2018.
14 | Brissonnet J, « Désinformation, paludisme et DDT », Science et pseudo-sciences n° 260, décembre 2003.
15 | Kirby A, “Ban DDT says wildlife group”, BBC, 27 janvier 1999.
16 | WWF, “Resolving the DDT dilemma : protecting Biodiversity and Human Health”, juin 1998.
17 | “Earth Negotiations Bulletin (A Reporting Service for Environment and Development Negotiations)”, séance du 12 décembre 2000 (Johanesbourg), puiblié par l’International Institute for Sustainable Development (IISD).
18 | “Malaria fears over planned DDT ban”, The Guardian, 30 août 1999.

1 Toutes les traductions vers le français sont de notre responsabilité.


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L' auteur

Jean-Paul Krivine

Rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences (depuis 2001). Président de l’Afis en 2019 et 2020. (...)

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