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Médicaments : à la recherche de l’expert indépendant

[7] Comment peut-on définir et garantir l’efficacité et l’intégrité de l’industrie pharmaceutique ?

Publié en ligne le 20 mai 2011 - Expertise -

L’industrie pharmaceutique est un peu comme la langue d’Esope. Elle peut être le pire des secteurs car ses déviances affectent la santé publique. Elle peut aussi être une industrie d’excellence capable de défendre ses dossiers et ses intérêts sans excès, ni mauvaise foi. Elle abrite de plus souvent des chercheurs qui sont de véritables “croisés” du progrès médical

Didier Tabuteau, Les contes de Ségur

Dans un monde idéal et un peu angélique, la motivation première de tous les acteurs devraient être le bien du patient et l’amélioration de la santé publique.

Il faut bien reconnaître que l’on en est loin, essentiellement parce que les firmes pharmaceutiques ont à gérer un conflit d’intérêt interne majeur. D’une part, la motivation éthique de progrès médical et l’impératif de sécurité des patients, d’autre part, l’impératif économique de survie et la nécessité du profit 1. Tout au long de ma carrière, j’ai fréquemment rencontré dans l’industrie pharmaceutique des scientifiques dont les motivations et les compétences ne différaient en rien de leurs collègues universitaires, sur un pied de liberté et d’égalité. Dans les cercles dirigeants également, de nombreux patrons, comme des membres de la famille Mérieux en France, ou Schroeder en Allemagne, étaient des exemples de patrons éclairés pour lesquels leur firme était un moyen de faire avancer la médecine et la santé publique et pas seulement de gagner de l’argent.

En fait, une coopération honnête et transparente entre l’industrie pharmaceutique et le monde de la recherche et de l’expertise universitaires est non seulement possible mais nécessaire au profit de la recherche médicale et de la santé publique 2. J’en veux pour preuve ma propre expérience de vie 3 et les nombreux instituts académiques dont la recherche est soutenue par l’industrie, en toute indépendance intellectuelle et opérationnelle. Cette histoire vécue prouve qu’un lien financier ne signifie pas forcément corruption, et que l’érection d’une « muraille de Chine » entre industrie et experts universitaires 4 serait contreproductive.

Il faut bien reconnaître, toutefois, que le climat de collaboration étroite mais spirituellement indépendante qui régnait dans les années 1970 – 1990, a souvent fait place à un esprit de contrainte économique 5 6, où prime la nécessité de faire du chiffre. Les cercles dirigeants de l’industrie pharmaceutique, qui étaient en majorité originaires de la recherche ou de la production ont été de plus en plus remplacés par des cadres issus du marketing ou de la finance. Même lorsque d’origine médicale, les patrons sont devenus plus sensibles aux impératifs financiers et boursiers à court terme plutôt qu’à leur mission de santé publique. Cette évolution n’est pas propre à l’industrie pharmaceutique ; elle a touché l’ensemble des activités industrielles et n’est pas sans rappeler le sort des banques. Mais rien ne dit qu’une correction, par incitations et régulations appropriées, ne soit encore possible. Un équilibre profitable aux deux parties, industrie et université, est réalisé quotidiennement aujourd’hui par de nombreuses universités comme le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et l’Ecole Polytechnique de Lausanne (EPFL). De tels partenariats sont indispensables au développement d’une économie moderne. Leur manque relatif est peut-être en partie à l’origine d’une certaine récession de l’économie et de la recherche françaises 7. Mais ce n’est pas en criant « Haro sur le baudet ! » qu’on y parviendra.

Les impératifs économiques, sur le plan des médicaments, se sont trop souvent traduits par la nécessité d’innovation à tout prix, de la mise sur le marché fréquente de nouveaux produits, d’une concurrence de plus en plus féroce et l’introduction accélérée de médicaments « me too » équivalents à ceux existants, sans réel avantage thérapeutique, mais décrits sous leurs plus beaux jours.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant, comme le démontrent les affaires Médiator/Servier en France et Vioxx/Merck aux États-Unis que la liste des péchés contre l’intégrité ne s’allonge. Parmi ceux-ci, de gravité variable :

  • la présentation tendancieuse du rapport bénéfice / risque du médicament ;
  • la manipulation des données par omission des faits défavorables 8 9 10 11 ;
  • la falsification pure et simple des résultats 12 13 ;
  • le faux dans les titres par substitution des auteurs d’articles prétendument scientifiques 14 15
  • la corruption plus ou moins directe des experts 16 17
  • la corruption plus ou moins directe des médecins prescripteurs 18 19 20 ;
  • la tromperie délibérée des patients et la création de fausses maladies 21 22.

Bien évidemment, la fraude scientifique sous toutes ses formes est inacceptable.

Elle est aussi assez stupide. Pas tellement pour des raisons morales et éthiques, que par simple pragmatisme utilitaire. Comme je l’ai toujours expliqué aux étudiants, si vous falsifiez vos résultats sur un sujet sans importance, vous ne serez peut-être pas pris tout de suite, car personne ne se donnera la peine de les vérifier. Mais vous n’en tirerez aucun avantage. Si, par contre, vous fraudez dans un domaine important, la fausse gloire ne sera qu’éphémère et vous serez démasqué rapidement, car il se trouvera toujours quelqu’un qui essaiera de reproduire vos résultats.

Certains des dérapages de l’industrie ou des scientifiques relèvent de la justice pénale, mais sont souvent difficiles à prouver. Ils sont responsables de la détérioration ahurissante de l’image de l’industrie pharmaceutique dans l’opinion publique, qui est passée en une décennie de l’image du chevalier blanc sauveur de l’humanité à celle d’une bande de requins sans scrupules. Mais aujourd’hui, le pendule va nettement trop loin et des condamnations globales ne sont pas justifiées. La diabolisation systématique de toutes les actions de l’industrie devrait être combattue par une information transparente, différenciée et aussi objective que possible, qui ne puisse plus évoquer le soupçon de propagande. La plupart des grandes corporations ont réalisé que les dérapages ne seront plus acceptables et qu’ils nuisent en premier lieu aux firmes elles-mêmes. La plupart ont mis en place des garde-fous coûteux pour éviter commissions d’audit internes et externes.

Il est indispensable dans l’intérêt de tous que l’industrie pharmaceutique regagne, dans toute la mesure du possible, par des mesures appropriées, la confiance de l’opinion publique et des autres acteurs du système. On ne peut se permettre, dans l’intérêt de la santé publique et d’une bonne médecine, de voire s’ancrer une haine comme celle qui frappe certains acteurs de l’industrie agro-alimentaire (Monsanto). Et pourtant, avec l’aide des médias, des blogs et d’une récupération politique, on semble, en France tout au moins, en prendre le chemin. Contrairement à ce qui s’est déjà passé avec les OGM, et comme on peut le constater sur les blogs, la suspicion généralisée de l’industrie pharmaceutique semble pour l’instant assez limitée au public français. Mais la leçon de la dégradation de l’image des OGM devrait être gardée en mémoire.

Le conflit d’intérêt structurel inévitable de l’industrie pharmaceutique, tiraillée entre nécessité du profit et service indispensable à la santé publique, pourrait-il être mieux résolu par une intervention drastique dans la liberté du commerce, par exemple par une nationalisation étatique du développement et de la production des médicaments, comme certains le préconisent 23 24 25 26 ? Entre 1980 et 1990, j’ai fait une expérience directe de cette alternative. En tant que PDG d’une petite entreprise suisse de produits de diagnostic, j’ai vendu nos produits et organisé leur production sous licence dans l’ancienne URSS, par l’entremise du grand Institut d’État responsable pour toute l’Union Soviétique du développement et de la production des médicaments. J’ai pu apprécier en première loge l’inefficacité, la stérilité intellectuelle, la rigidité, l’immobilisme, la corruption en tous genres et pour tout dire la paresse et l’incompétence qu’un tel système engendre. Gardons-nous d’y revenir ! Il sera de loin préférable et possible de mieux gérer les conflits du système d’économie de marché.

1 Bale H Jr. L’industrie pharmaceutique et la responsabilité sociale des entreprises. Fédération Internationale de l’Industrie du Médicament www.ifpma.org

2 La place de l’industrie pharmaceutique dans le financement du système de santé français. 2009. www.fr.gsk.com

3 De Weck AL. Memories, Failures and Dreams 2008. Ed Books on Demand, Berlin.

4 Brégaud B. Dresser un mur entre experts et industrie pharmaceutique est illusoire. Le Monde 13.1.2011. sur lemonde.fr

5 Pignarre P. Le déclin de l’empire pharmaceutique, 2010 sur scienceshumaines.com

6 Angell M. The Truth about the Drug Companies : How they deceive us and what to do about it. (2004).

7 Even P. Depuis 25 ans, la France n’a rien inventé. Nouvel Observateur 7.12.10

8 Bhandari M, Busse JW, Jackowski D, Montori VM, Schünemann H, Sprague S, Mears D, Schemitsch EH, Heels-Ansdell D, Devereaux PJ. (2004). “Association between industry funding and statistically significant pro-industry findings in medical and surgical randomized trials”. Cmaj, 170(4), 477-480.

9 Schott G, Pachl H, Limbach U, Gundert-Remy U, Ludwig WD, Lieb K. (2010) “The financing of drug trials by pharmaceutical companies and its consequences. Part 1 : a qualitative, systematic review of the literature on possible influences on the findings, protocols, and quality of drug trials.” Dtsch Arztebl Int. 107(16):279-85

11 Lexchin J, Bero LA, Djulbegovic B, Clark O. (2003). “Pharmaceutical industry sponsorship and research outcome and quality : systematic review”. Bmj, 326(7400), 1167-1170.

12 Rama-Maceiras P, Ingelmo H. Fabregas JN, Hernandez-Palazon J. (2009) “Fraudulent past research : a hurt so deep nothinh can alleviate it” . Rev Esp Anestesiol Reanim. 56(6):372-9.

17 Even P. Certains représentants de l’Etat sont corrompus. 3.6.2009. sur lexpress.fr

18 Postel B. Quand lal lutte anti-corruption devient inévitable. Certification anti-corruption. Pt Pharmaceutiques Sep 2010 - www.ethic-intelligence.com

19 Brownlee S, Lenzer J. Stealth marketers : are doctors shilling for drug companies on public radio ? 06-05-08 sur slate.com

20 Angell M. Drug Companies & Doctors : A Story of Corruption- New York Review of Books. 2008

21 Lane C. Shyness : How Normal Behavior Became a Sickness. 
Yale University Press, 2007 263 pp.

22 Blech J, Liber I. Les inventeurs de maladies : Manœuvres et manipulations de l’industrie pharmaceutique. Actes Sud. 2005. 281 pp.

23 Front de gauche. Politique de l’industrie pharmaceutique.15.2.2011

24 Cantaloup F. Mediator : Les médicaments malades du profit. 13.1.2011. Nouveau Parti Anticapitaliste.

25 E. Joly. Après le Mediator , changer de politique de santé. 26.1.2011. Europe Ecologie-Les Verts.

26 Mediator : le scandale qui fait déborder le vase des abus de l’industrie pharmaceutique. 19.1.2011. Programme des Jeunes Socialistes.


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L' auteur

Alain de Weck

Alain de Weck (1928-2013) a été professeur émérite d’immunologie et allergologie aux universités de Berne (Suisse) (...)

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