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L’écospiritualité : quand l’écologie rencontre la spiritualité

Publié en ligne le 2 décembre 2022 - Science et religion -
Ce texte est une adaptation issue d’une des Chroniques de la spiritualité contemporaine de l’auteure (voir le site Méta de Choc ou la chaîne YouTube Meta de Choc

Les chemins qui mènent à la spiritualité contemporaine sont nombreux. La pratique du yoga, du Qi Gong ou de la méditation, les soins énergétiques, le souci d’une alimentation saine ou encore le développement personnel en sont quelques exemples. Mais le moment de bascule, dans un sentiment d’appartenance au grand Tout, de transcendance, de joie intense, sans mot pour le décrire, peut se produire au contact de la nature. De cette rencontre personnelle et intime avec le vivant peut naître une spiritualité écologique ou une écologie spirituelle.

Le Pique-nique,
Émile Claus (1849-1924)

De catastrophes naturelles en pandémies, les dernières décennies ont vu se développer un fort sentiment de malaise chez nombre d’entre nous face à la destruction de l’environnement naturel qui assure notre survie. Crescendo, notre vocabulaire s’est adapté : de « bioéthique » à « développement durable », en passant par « commerce équitable », certains en viennent, aujourd’hui, à parler d’un « effondrement » pur et simple de notre civilisation, conséquence directe du rapport qu’elle entretient à la nature.

De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer la perversion du modernisme, d’un progrès qui irait contre l’harmonie de la nature, contre le rapport entre l’humanité et la Terre qui la porte : Gaïa. C’est ainsi que les mouvements écologistes sont de plus en plus traversés par des discours spiritualistes, promouvant une forme de transcendance par un retour à la nature.

Fidèles à l’ésotérisme New Age, ces idées véhiculent une vision panthéiste d’un univers constitué de Dieu lui-même, où tout est en Tout. Relier l’Homme à l’Univers, l’esprit au corps, c’est « sauver la planète », dans une grande union des peuples de la Terre.

Le Printemps (détail),
Hans Thoma (1839-1924)

À l’ère de l’anthropocène – terme parfois utilisé pour désigner la période de l’histoire de la Terre où l’écosystème est modifié par les activités humaines –, l’écospiritualité marque la recherche d’une sagesse, d’une « écosophie » pour lutter contre une apocalypse sans espoir de paradis, contre l’angoisse d’un sans-abrisme existentiel. Elle affirme que l’écologie et la spiritualité sont indissociables, que l’harmonie sur Terre ne peut advenir que par le fait de replacer le sacré au centre de nos vies [1], que le changement de paradigme nécessite un « saut quantique » de notre conscience individuelle et collective.

Aux origines de l’écospiritualité

C’est dans les années 1980 qu’émerge le discours écospirituel au sein du mouvement écologiste. Mais ses racines profondes sont bien plus anciennes. Déjà au XVIIIe siècle, la Naturphilosophie allemande considérait que la nature est « un vivant tissu de correspondances à déchiffrer » [2] encourageant chacun à porter attention au grand livre de la Nature. Cette doctrine inspirera différents courants critiquant frontalement la science, le matérialisme et l’industrialisme, et prônant un retour à une vision romantique de la vie au Moyen Âge.

Parmi ses émules, on trouve par exemple le centre communautaire écologiste et spiritualiste initié en 1900 sur le Monte Verità en Suisse par de jeunes Allemands fuyant la frénésie du développement industriel, ou encore l’anthroposophie et sa fameuse agriculture biodynamique, fondées par l’occultiste autrichien Rudolf Steiner dans les années 1920 [3]. Ce dernier établit des correspondances entre les plantes, le corps humain et les planètes. Dans cette idée de retour à une vie à la fois proche de la nature et du sacré, il propose de remplacer les engrais industriels par des préparations d’origine organique, tout en suivant les cycles de la Lune et des planètes. Il explique par exemple l’importance de l’ortie pour les cultures par le fait qu’elle serait une plante martienne. D’où lui vient cette intuition ? Eh bien pour lui, l’ortie a toutes les caractéristiques communément attribuées à la planète Mars : l’esprit guerrier (puisque ses feuilles sont pointues), une accointance avec le fer (puisqu’elle foisonne à proximité de tas de ferraille) et la couleur rouge (puisque ses piqûres font rougir notre peau par activation de la circulation sanguine) [4]. Et tout dans la pratique biodynamique est guidé par un même rapport occulte à la nature qui propose d’utiliser les forces spirituelles pour la régénération de la planète et de l’humanité, la nourriture issue de cette agriculture mystique permettant aussi à ses consommateurs de développer des « forces de clairvoyance ».

Le Bouddha,
Odilon Redon (1840-1916)

L’écospiritualité s’inspire également de la non-violence popularisée par Gandhi [5] et des théories psychanalytiques de Carl Gustav Jung sur les liens entre nature et psyché [1]. Globalement, ces courants de pensée prônent un autre mode de connaissance qui passerait par le symbolique, l’intuitif et l’éveil des consciences. Ils invitent à s’ouvrir à une dimension de mystère qui échappe à notre compréhension.

Plus proche de nous, dans les années 1970, l’hypothèse Gaïa (du nom de la déesse de la mythologie grecque personnifiant la Terre) est émise par le Britannique James Lovelock dans son livre La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa (1993). Il développe l’idée selon laquelle la Terre serait un système dynamique et capable de se maintenir en homéostasie, un état d’équilibre rendant la vie possible. Cette théorie postule que la Terre aurait des organes vitaux qu’il s’agirait d’identifier et de protéger. Ces idées auront beaucoup de succès dans les milieux ésotériques et représentent encore aujourd’hui un pilier de la Deep Ecology ou « écologie profonde ».

L’écologie profonde en sept points selon Arne Naess


Le mouvement de l’écologie superficielle se préoccupe de lutter contre la pollution et l’épuisement des ressources. Son objectif central est la santé et l’aisance des populations des pays développés.

Le mouvement écologiste profond a des préoccupations plus profondes, qui touchent aux principes de diversité, de complexité, d’autonomie, de décentralisation, de symbiose, d’égalitarisme et d’absence de classe.

  1. Le mouvement de l’écologie profonde rejette l’image de l’humain dans l’environnement au profit de l’image relationnelle, du champ total : les organismes comme nœuds dans le réseau biosphérique ou champ de relations intrinsèques […]
  2. Le mouvement de l’écologie profonde accepte l’égalitarisme biosphérique – en principe. La clause « en principe » est insérée parce que toute pratique réaliste nécessite un certain nombre de meurtres, d’exploitation et de suppression […] Sa restriction aux êtres humains est un anthropocentrisme avec des effets néfastes sur la qualité de vie des hommes et des femmes eux-mêmes […]
  3. Le mouvement d’écologie profonde met l’accent sur les principes de diversité et de symbiose. La diversité accroît les potentialités de survie, les chances de nouveaux modes de vie, la richesse des formes. Et la soi-disant lutte pour la vie, et la survie du plus fort, devrait être interprétée dans le sens de la capacité de coexister et de coopérer dans des relations complexes, plutôt que de la capacité de tuer, d’exploiter et de réprimer. « Vivre et laisser vivre » est un principe écologique plus puissant que « Soit vous, soit moi » […]
  4. Le mouvement écologiste profond adopte une posture anticlasse […]
  5. Le mouvement de l’écologie profonde s’implique également dans la lutte contre la pollution et l’épuisement des ressources. Dans ce combat, les écologistes ont trouvé des partisans puissants, mais parfois au détriment de leur prise de position totale. Cela se produit lorsque l’attention est focalisée sur la pollution et l’épuisement des ressources plutôt que sur les autres points, ou lorsque des projets sont mis en œuvre qui réduisent la pollution mais augmentent les maux d’autres types.
  6. Le mouvement de l’écologie profonde met l’accent sur la complexité, pas sur la complication […] Il favorise la technique douce et la « recherche future douce », moins de pronostic, plus de clarification des possibilités, plus de sensibilité envers la continuité et les traditions vivantes et – le plus important – envers notre état d’ignorance […]
  7. Enfin, le mouvement d’écologie profonde soutient l’autonomie locale et décentralisation […]

Extraits, choisis et traduits par la rédaction de Science et pseudo-sciences, de Naess A, “The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement – A Summary”, in A. Drengson & H. Glasser (Eds.), Selected Works of Arne Naess, Springer, 2005, X, 7-12.

Le recours au religieux dans l’écospiritualité moderne

L’écologie profonde du philosophe norvégien Arne Naess (1912-2009) propose une relation à la nature biocentrique et non plus anthropocentrique, assujettie au regard d’une humanité qui se pense le centre du monde [6]. Elle souhaite aller au-delà des politiques de développement durable visant uniquement à proposer des solutions ponctuelles pour lutter contre la pollution, et promeut une vision holistique remettant en cause les valeurs mêmes qui fondent les modes de production dégradant notre environnement (voir encadré).

Dans cette démarche radicale, l’expérience profonde et intime de connexion au vivant est le plus souvent préférée à l’action politique. Cette expérience permettrait de créer une perception de Gestalt, c’est-à-dire d’un réseau de relations où aucun objet n’est isolé. L’identification qui en découlerait créerait un haut sens de l’empathie et de la préoccupation pour toutes les formes de vie non humaines. On retrouve là encore des idées chères au mouvement New Age dont le fer de lance en Europe fut la Fondation Findhorn [7].

Installée en Écosse dès 1970, celle-ci marquera un pas décisif dans la diffusion et la structuration du discours écospirituel. L’accent est particulièrement mis sur une agriculture et un habitat respectueux de l’environnement. Ses fondateurs disent cultiver des légumes géants sur une terre inculte, grâce à la communication avec des plans de réalité supérieurs et des « devas » (sortes d’esprits de la nature de l’hindouisme) [8].

Pour l’écologie profonde, tout comme pour la Fondation Findhorn, fortement inspirée par les religions orientales, la principale cause de destruction du lien cosmique entre l’Homme et la nature, c’est le christianisme [6]. La Bible place en effet l’Homme au centre de la création, dont il peut disposer comme bon lui semble.

Face aux préoccupations environnementales croissantes, les Églises historiques emboîtent le pas et proposent leur propre discours écospirituel à partir des années 1980. Le « christianisme vert » naît d’abord dans les pays du Sud, face à la pauvreté créée par la pénurie de terres cultivables. Il gagne ensuite les pays du Nord jusqu’à entraîner des prises de positions officielles de la part du Vatican [9]. François d’Assise est désormais présenté comme le premier écologiste à fuir les villes et à communiquer avec la nature et les animaux [10].

L’islam, de son côté, ne place pas l’Homme au centre de la création et en appelle à une re-sacralisation de la nature pour surmonter la crise écologique [11].

Finalement, quelle que soit la doctrine, force est de constater que le recours au religieux et au spirituel est une tendance lourde dans le discours écologiste actuel. Il est souvent synonyme d’authenticité, d’entraide, de valorisation de savoirs ancestraux et d’un travail sur soi permettant de se défaire de son ego au profit du bien commun.

Des figures de l’écospiritualité moderne

Pierre Rabhi (1938-2021) et son mouvement des Colibris est tout à fait emblématique de cette place faite au spirituel dans la démarche écologiste. Il nous dit : « Pour moi l’écologie, c’est que nous soyons vraiment conscients que la vie est sacrée et que toute vie est sacrée. Ce que savaient très bien faire les primitifs ; ils n’avaient pas besoin de passer par des bibliothèques entières pour arriver à l’évidence : tout ce qui vit est l’émanation probablement d’une intelligence initiale » [12].

Présenté comme un patriarche sympathique et un paysan modèle, Pierre Rabhi pratique l’agriculture biodynamique en Ardèche depuis les années 1960 et se lance ponctuellement dans de fervents plaidoyers en faveur de l’anthroposophie de Rudolf Steiner, mouvement régulièrement dénoncé pour ses dérives sectaires (pour en savoir plus sur ce sujet, voir par exemple [13]).

Son désormais célèbre slogan de « sobriété heureuse » invite chacun à œuvrer à son niveau (alimentation, habitat, déplacements), tel un petit colibri qui ferait sa part pour éteindre un feu de forêt. Sur son site Internet comme en conférence, il parle d’autosuffisance alimentaire et de nourrir la planète avec ses méthodes. Bien qu’il n’ait jamais rien publié sur les questions agricoles (ni livre, ni article scientifique), il est souvent présenté comme un expert international du domaine (voir par exemple [14]).

À ce titre, son intervention auprès des Nations Unies et la formation qu’il a donnée à des agriculteurs au Burkina Faso [15] sont souvent mises en avant. Toutefois, Pierre Rabhi a été rapidement remercié en raison de son insistance à promouvoir les solutions mystiques de la biodynamie. L’agronome René Dumont, expert en agriculture des régions du Sahel et candidat écologiste à l’élection présidentielle de 1974, en rend compte dans un de ses livres : « Pierre Rabhi a présenté le compost comme une sorte de “potion magique” et jeté l’anathème sur les engrais chimiques, et même sur les fumiers et purins. Il enseignait encore que les vibrations des astres et les phases de la lune jouaient un rôle essentiel en agriculture, et propageait les thèses antiscientifiques de Steiner, tout en condamnant Pasteur » [16].

Dans le même réseau écospirituel, on trouve également l’Indienne Vandana Shiva. Elle nous dit que la spiritualité consiste à prendre sa place dans l’Univers et à comprendre que tout est connecté. La spiritualité permettrait de se débarrasser de la peur et de formes de pensées entravantes pour accéder à une action juste. Une fois notre mental dépoussiéré, il pourrait laisser libre cours à notre « GPS intérieur », à une force qui nous permettrait de faire de grandes choses (propos rapportés par Marc de La Ménardière [17]).

Autre personnalité inspirante, Satish Kumar est un octogénaire dynamique, promu par l’actrice française Marion Cotillard (adepte de la pensée positive, des synchronicités et ayant défrayé la chronique en 2008 pour ses propos complotistes à propos des attentats du 11 septembre) qui a rédigé la préface de son ouvrage Pour une écologie spirituelle (2019).

S. Kumar explique [18] : « Nous ne pouvons pas dépendre de quelques leaders pour changer le monde. Nous devons prendre nos responsabilités : nous devons tous être des enseignants. » Il insiste : « Un pèlerin ne blâme personne, un pèlerin ne se plaint pas. Un pèlerin se met en marche. Un pas après l’autre. » Là encore, le changement doit venir de chacun de nous, en cultivant un nouvel équilibre entre la Terre, l’âme et la société.

Cette parole est largement diffusée grâce au Schumacher College que S. Kumar a fondé en Grande-Bretagne en 1991. Ce lieu de formation fréquenté par les grands noms du milieu écologiste propose notamment un diplôme de Master en science holistique, dirigé par Troy Vine, auteur d’écrits sur le gœthéanisme, philosophie sous-tendant la « science de l’esprit » de l’anthroposophie [19].

La recherche d’un soutien psychologique ?

Si l’on sent que Marion Cotillard, dans sa préface du dernier livre de S. Kumar, trouve un recours psychologique dans ces paroles, cette quête d’apaisement est en réalité très fréquente parmi les acteurs de l’écologisme.

Pour tenter de répondre à la forte angoisse que peut faire naître l’impact négatif des humains sur la planète, est née dans les années 1990 l’écopsychologie. Joanna Macy en est l’une des figures internationales 1. Elle propose une méthode pour entrer en empathie et en résonance intime avec le Monde afin de dépasser le découragement et le sentiment d’impuissance face à l’ampleur de la crise écologique. Elle appelle cette méthode de développement personnel spirituel le « Travail qui relie » ou TQR [20].

En 2016 était créé en Suisse le Réseau romand d’écopsychologie [21]. Un de ses membres actifs dit avoir vécu à Findhorn et organisé des « quêtes de vision », un rite de passage d’inspiration amérindienne incluant plusieurs jours de jeûne solitaire dans la nature [22]. Un autre est passé par le Schumacher College avant d’aller lui aussi approfondir le TQR à la Fondation Findhorn.

Le processus prend la forme d’un rite de passage se déroulant sur quatre jours [22]. La première étape incite à la gratitude à l’égard du « cadeau de la vie ». La deuxième fait revivre dans ses tripes la souffrance pour le monde et « l’effondrement intérieur ». Puis vient l’acquisition d’un regard neuf en remontant vers le temps des origines pour « recueillir les dons des ancêtres », notamment par une longue « conversation sauvage » personnelle avec un rocher, un arbre ou du lichen. Pour finir, la dernière étape est consacrée au fait d’imaginer des « actions de résistance pour la défense de la vie sur Terre » et la « création d’institutions alternatives ».

La notion d’effondrement est passée dans le langage courant en 2015, année de parution du livre Comment tout peut s’effondrer de Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Le premier a vécu deux ans au Hameau des Buis, l’écovillage phare du réseau Colibris fondé par la fille de Pierre Rabhi, Sophie. Quant au deuxième, il a passé une année au Schumacher College pour suivre une formation « holistique » à l’écologisme. En préambule de leur livre, un vibrant hommage est rendu au travail de Joanna Macy.

Pour tous ces acteurs, l’écologie dite « extérieure » ne suffit pas. Elle doit s’accompagner d’une « transition intérieure ». Et on observe souvent, chez les militants engagés comme chez les gens qu’ils accompagnent, qu’ils pratiquent de manière approfondie les médecines alternatives, le channelling (procédé de communication avec une entité appartenant à une « autre dimension »), le yoga, la méditation et le néopaganisme [22].

Le renouveau des cultes païens

Dans sa tentative de réconcilier science et traditions, le mouvement New Age est très perméable à l’engouement contemporain pour les cultes païens, et montre une fascination particulière pour le rapport à la nature des peuples dits premiers. Le néo-druidisme et le néo-chamanisme se présentent comme des voies vers la sagesse et la reconnexion à une nature sacralisée. Les nombreuses rencontres et stages d’initiation proposés sur des lieux symboliques sont un excellent catalyseur pour des adeptes en quête de sens et de retour à des racines ancestrales. La magie et les superstitions prennent alors le relais, là où la rationalité de la science paraît n’apporter aucun espoir ou même être la cause de tous nos problèmes. Le corps y est remis au centre de l’attention par des danses, des chants et des rituels collectifs.

Le Vol des sorcières,
Francisco de Goya (1746-1828)

Depuis quelques années, beaucoup de femmes sont attirées par de telles pratiques pour leur célébration de la Terre-mère et de sociétés traditionnelles présentées comme matriarcales (pour plus de détails, voir [23]). D’un point de vue historique et anthropologique pourtant, ces prétentions ne se vérifient pas, même si certaines civilisations observaient effectivement un culte pour une ou plusieurs déesses [24].

Dans cette volonté d’empowerment, certaines femmes se revendiquent même sorcières, bastions de résistance contre le patriarcat, le capitalisme et le rationalisme. Elles disent puiser en elles-mêmes des connaissances et des expériences auxquelles les femmes auraient un accès privilégié et qui seraient sources de puissance : des savoirs sur le corps, la médecine, la naissance, l’avortement, etc. L’écoconscience des sorcières trouve sa source dans un livre exaltant le culte de la déesse, publié en 1979 par la militante Starhawk (littéralement « faucon des étoiles »). Mais ce n’est que récemment qu’elle a rencontré un intérêt massif du grand public via la presse féminine et Instagram, suite à la publication de livres emblématiques tels que Caliban et la sorcière de Silvia Federici (éditions Entremonde, 2017) ou Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet (éditions Zones, 2018). Ces livres sont devenus des références dans le milieu écoféministe, courant qui considère qu’il existe des liens indissociables entre la domination sur les femmes et la domination sur la nature. Ils présentent une vision de la femme comme ayant des pouvoirs mystérieux à la fois innés et transmis de génération en génération ; des arguments largement fondés sur une idéalisation des sorcières du Moyen Âge en Europe et des sociétés de l’Amérique précolombienne (pour l’analyse du livre de Silvia Federici, voir par exemple [25]).

Aujourd’hui, la sorcellerie est une pratique spirituelle à part entière [26], faite de rituels, d’ensorcellements, de célébration de la pleine lune, de rassemblements collectifs non mixtes, de voyages hors du corps ou de connexion au monde des elfes. Elle a aussi souvent recours à l’astrologie et au tantra, et met particulièrement en avant les médecines alternatives, notamment avec des soins à base de plantes ou de « projection d’énergie ».

Onoe Kikugoro V dans le rôle de la Sorcière d’Adachigahara,
Tsukioka Yoshitoshi (1839-1892)
Musée LACMA de Los Angeles

L’éco-activisme intègre donc désormais le fait de jeter des sorts en faveur du climat. Cette magie se veut disruptive, transformatrice et guérisseuse. Elle peut opérer en allumant une bougie, en méditant ou par des actions collectives d’« envoi d’énergie » lors de marches pour le climat [27]. Si ces rituels gardent souvent un caractère secret, certaines sorcières se contentant de porter un cristal au fond de leur poche pour les maintenir enracinées et en sécurité lors de manifestations, certaines autres osent pratiquer leurs invocations au grand jour. C’est le cas de Starhawk qui a affirmé : « Les actions politiques pourraient être plus efficaces si elles étaient consciemment comprises comme des mécanismes énergétiques » [27].

Réhumaniser le Monde

Face au sentiment collectif d’une modernité hors de contrôle, certains groupes à portée politique tentent de proposer un horizon désirable.

Extinction Rebellion, mouvement écologiste citoyen né en Grande-Bretagne en 2018 et qui a su très rapidement prendre une ampleur internationale, revendique des influences intellectuelles et spirituelles orientales. Ses fondateurs invoquent la non-violence de Gandhi mais aussi le TQR de Joanna Macy [28]. Les actions spectaculaires menées par le collectif dégagent souvent une ambiance festive avec des chants, des danses et des costumes. Dans une grande entreprise d’ouverture du cœur, de compassion et de sens de la communauté pour le bien de la planète, les groupes de méditation se multiplient et les sorcières sont les bienvenues, tant lors d’opérations d’envergure qu’à un niveau local. La co-fondatrice du mouvement, Gail Bradbrook, qui revendique l’utilisation hallucinogène de l’ayahuasca ou du venin de crapaud [29], est aussi connue pour ses liens avec l’anthroposophie [30].

En France, le mouvement des Colibris, porté par Pierre Rabhi et Cyril Dion, s’est largement fait connaître en lançant, lors des élections présidentielles de 2012, une campagne nationale appelant à l’insurrection des consciences. Le mouvement ne cache pas sa défiance face aux sciences et au siècle des Lumières. Pierre Rabhi explique : « Avec l’affirmation de la raison, nous sommes parvenus au règne de la rationalité des prétendues Lumières, qui ont instauré un nouvel obscurantisme, un obscurantisme moderne. » Et de poursuivre : « L’insurrection des consciences à laquelle j’invite, c’est contre ce paradigme global » [31]. Faisant la promotion des écoles Steiner et de l’agriculture biodynamique, le mouvement a fait l’objet d’une mise en garde de la part de la Miviludes, instance gouvernementale de lutte contre les dérives sectaires [32].

On peut enfin noter que le parti Europe Écologie Les Verts compte parmi ses élus de grands promoteurs des pratiques ésotériques, tels les eurodéputés Michèle Rivasi qui promeut la médecine anthroposophique [33] et Claude Gruffat, l’ancien patron de Biocoop, qui défend la biodynamie [34]. L’association a beau affirmer qu’elle souhaite une politique environnementale fondée sur les connaissances scientifiques [35], force est de constater que ses membres véhiculent bien souvent un discours issu de l’écologie profonde et de théories du complot New Age sur les antennes 5G ou les vaccins [36, 37].

La « morale » de la Nature

De manière générale, ces mouvements attribuent à la nature des propriétés humaines : la Terre serait un être vivant blessé par nos activités, et les catastrophes naturelles seraient un juste retour de balancier de la part de notre mère nourricière. Associée à cela, se trouve très souvent la représentation romancée et légendaire d’une nature généreuse, juste et abondante. Ce mythe du jardin d’Eden qui a l’avantage de présenter ses défenseurs comme vertueux, est pourtant largement battu en brèche par ce que nous apprend la science sur l’aspect imprévisible et chaotique de la nature. En tant que système, elle n’a ni sentiment ni morale. On sait aujourd’hui que les êtres vivants évoluent au gré du hasard des mutations génétiques et des conditions environnementales qui les sélectionnent et que les phénomènes naturels sont régis par des lois physiques neutres.

Rappelons-nous donc que nos capacités de raison font tout autant partie de notre fonctionnement « naturel » que notre goût pour l’irrationnel ! //

Références


1 | Choné A, « Écospiritualité », in Guide des Humanités environnementales, Presses Universitaires du Septentrion, 2016, 59-71.
2 | Faivre, Philosophie de la nature : physique sacrée et théosophie XVIIIe-XIXe siècles, Albin Michel, 1996.
3 | « Anthroposophie, biodynamie, médecine, éducation : une ambition ésotérique globale ? », dossier, SPS n° 330, octobre 2019. Sur afis.org
4 | Pelikan W, L’homme et les plantes médicinales, tome 3, Triades, 2002.
5 | Charmetant E, « Écologie profonde : une nouvelle spiritualité ? », Revue Projet, 2015, 4 :25-33.
6 | Stéphane F, « Antichristianisme et écologie radicale », Revue d’éthique et de théologie morale, 2012.
7 | Site de la fondation Findhorn.
8 | Don M, “Hallowed ground”, The Guardian, 15 juillet 2001.
9 | Pape François, « Lettre encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de la maison commune », Libreria Editrice Vaticana, 24 mai 2015. Sur vatican.va
10 | Becci I, Monnot C, « Spiritualité et religion : nouveaux carburants vers la transition énergétique ? », Histoire, monde et cultures religieuses, 2016.
11 | Gemperli P, « Spiritualité et écologie : un impératif coranique ? », 7 octobre 2019. Sur blogs.letemps.ch
12 | « Ecologie, Spiritualité », entretien avec Pierre Rabhi, 26 juin 2010. Sur youtube.com
13 | Perra G, Feytit E, Une vie en anthroposophie : la face cachée des écoles Steiner Waldorf, La Route de la Soie Éditions, 2020.
14 | Alter Eco, « Présentation de Pierre Rabhi ». Sur altereco.com
15 | Biographie de Pierre Rabhi. Sur pierrerabhi.org
16 | Dumont R, Un monde intolérable : le libéralisme en question, Seuil, 1988.
17 | de La Ménardière M, « Ma (R)évolution intérieure », 6 mai 2015. Sur youtube.com
18 | « Cultivons notre confiance », avec Satish Kumar (1ère partie), 18 octobre 2018. Sur youtube.com
19 | Troy V, “Understanding Goethe’s polemics against Newton : a critique of Michael Duck’s introduction to the English translation”, The Field Centre Research Journal, 2018, 1 :36-46.
20 | Macy J, Brown MY, Écopsychologie pratique et rituels pour la Terre : retrouver un lien vivant avec la nature, Le Souffle d’Or, 2008.
21 | Site du Réseau romand d’écopsychologie. Sur ecopsychologie.site
22 | Chamel J, « Faire le deuil d’un monde qui meurt », Terrain, avril 2019.
23 | Feytit E, « Le féminin sacré », podcast, janvier 2021.
24 | Testart A, « Pour en finir avec la déesse-mère », propos recueillis par Nicolas Journet, Sciences Humaines, février 2012.
25 | Kindo Y, « Caliban et la sorcière, ou l’Histoire au bûcher », blog de Médiapart, 10 décembre 2017.
26 | Camus D, « Les sorciers sont parmi nous ! », Le Point, 6 avril 2018.
27 | Richardson-Andrews C, “Potions and protest : eco witches and how magick might save the planet”, 30 octobre 2019.
28 | de Kervasdoué C, « Joanna Macy, la chercheuse américaine qui inspire les activistes du climat d’Extinction Rebellion », 7 octobre 2019.
29 | Mackintosh E, “A psychedelic journey, a radical strategy and perfect timing : how the world’s fastest-growing climate movement was made”, CNN, 25 décembre 2019.
30 | Perra G, « Gail Bradbrook, la fondatrice d’Extinction Rebellion, participera au festival de la Rudolf Steiner House de Londres », 23 novembre 2019.
31 | Malet JB, « Le système Pierre Rabhi », Le Monde diplomatique, août 2018.
32 | Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, « Rapport d’activité 2016 et premier semestre 2017 ».
33 | « Ensemble contre le cancer : contribution à l’oncologie intégrative, les meilleurs pratiques du Baden-Wurttemberg », intervention de Michèle Rivasi, 26 octobre 2020.
34 | Lacroux M, « Claude Gruffat, eurobio », Libération, 27 août 2019.
35 | « Redonner à la science toute sa place dans la vie publique », Conseil fédéral d’Europe Écologie Les Verts, 30 et 31 janvier 2021.
36 | Berthelier A, « 5G : ce que disaient les écolos au moment de la 4G », Huffingtonpost, 17 septembre 2020.
37 | « Opération anti-vaccination au Parlement Européen : une députée européenne invite un ex-médecin radié pour fraude », communiqué de l’Afis, 3 février 2017.

1 Mise à jour du 28/08/2023

Publié dans le n° 341 de la revue


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L' auteur

Élisabeth Feytit

Élisabeth Feytit est productrice, auteure et monteuse de films documentaires proposant une exploration rationnelle (...)

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