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Viande rouge cancérogène : faut-il s’alarmer ?

Publié en ligne le 8 juillet 2017 - Causes de cancer -

Time magazine, célèbre pour ses unes percutantes, arborait dans son édition du 9 novembre 2015 deux tranches de bacon croisées sous-titrées The war on delicious. Le bacon étant à la gastronomie américaine ce que la baguette est à la nôtre, le présenter sous la forme du logo « produit nocif » était d’une efficacité redoutable.

Pour qu’une actualité soit en couverture du Time, il faut qu’elle ait eu un retentissement mondial. Ce fut le cas pour le communiqué émis par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) via l’OMS le 26 octobre 2015 1. En substance, il rendait compte des résultats d’une méta-analyse réalisée par 22 experts internationaux, portant sur 800 publications et confirmant l’existence de liens entre certains cancers et la consommation de viande rouge (toutes les viandes sauf la volaille et le lapin) et surtout transformée (par salaison, maturation, fermentation, fumaison, etc.). Un seul pourcentage est donné, 18 %, qui correspond à l’augmentation du risque de voir se développer un cancer colorectal pour chaque portion de 50 grammes de viande transformée ingérée.

« 18 % d’augmentation du risque »

Ce chiffre va cristalliser l’attention. Il apparaît dans beaucoup de titres d’articles de la première vague de comptes rendus dans la presse. Depuis l’avènement des réseaux sociaux et de la presse en ligne, l’importance d’un titre a été décuplée : destiné à motiver la lecture d’un article, il n’atteint désormais que rarement son but, beaucoup d’internautes se satisfaisant de sa seule lecture. La nouvelle se résume rapidement à une simple formule : saucisse = 18 % de risque de cancer. Du pain bénit pour la presse à sensation qui promettait ainsi à ses lecteurs près de 20 % de chances d’avoir cette mauvaise chance en augmentant d’au moins autant ses potentialités de ventes ou de trafic Internet. Le 2 novembre 2015, un sondage Odoxa 2 montre que neuf Français sur dix ont eu connaissance de la nouvelle.

Les réactions furent celles attendues, sur la petite musique de « on vous l’avait bien dit » dans le camp des militants spécialistes des interdits alimentaires, tandis que dans celui de l’industrie de la viande, on s’offusque. Heureusement, du côté du ministère de la Santé, des journalistes et des scientifiques interpellés, la réaction est assez rapide. Le lendemain, le docteur Dominique Dupagne (généraliste) tente d’apaiser les esprits au micro de France Inter (émission « La tête au carré » du 27 octobre 2015) en insistant sur le fait que les fameux 18 % mesurent « l’augmentation du risque » non le risque « tout court » (ramené au risque moyen de contracter cette maladie en France, l’augmentation réelle serait de 0,9 %). Il précise qu’il faut consommer des quantités importantes et que la relation de cause à effet n’est pas avérée dans le cas de la viande rouge... Mais à la question « est-ce véritablement dangereux de consommer de la charcuterie et de la viande rouge ? », l’auditeur reste sur l’angoissante réponse « pas vraiment, mais tout de même ». Moins claire est l’intervention simultanée du docteur Kurt Straif, chef du programme des monographies du CIRC, lorsqu’il entre dans les détails cabalistiques des composés chimiques incriminés. Quatre jours plus tard, sur le même plateau (émission « La tête au carré » du 31 octobre 2015), le sociologue Claude Fischler, directeur de recherche émérite au CNRS, est nettement plus radical. Sidéré, il explique le phénoménal retentissement de cette nouvelle pas vraiment fraîche par le statut culturellement ambivalent de l’aliment, à la fois adoré et abhorré, cristallisant la plupart des tabous alimentaires. Il dénonce la « cacophonie nutritionnelle » provoquée par cette nouvelle « démocratie sanitaire » qui mène à jeter en pâture des informations brutes au grand public en se protégeant derrière un « on vous aura prévenus ! ».

La confusion règne

Prévenus, oui, mais comment ? Toutes les nuances sont dans le communiqué de l’OMS, mais de façon suffisamment confuse pour que le biais de confirmation puisse fonctionner à plein régime. On oscille entre le « très flou » et le « trop précis ». Le très peu vulgarisateur Kurt Straif nous dit d’un côté que, « pour un individu, le risque de développer un cancer colorectal en raison de sa consommation de viande transformée reste faible, mais ce risque augmente avec la quantité de viande consommée ». De l’autre, un journaliste qui suit les recommandations de ce même communiqué et se reporte à la très contre-intuitive classification des agents de 1 à 4 (cancérogène, probablement, inclassable et probablement pas) peut rapprocher saucisses et steaks d’autres éléments du même groupe en fonction de l’angle qu’il veut donner à son article. Dans le groupe 1 (cancérogène avéré), où la viande transformée est nouvellement classée, on trouve le plutonium aussi bien que la sciure de bois (wood dust). La viande rouge côtoie désormais dans le groupe 2A le maté chaud et le travail dans une raffinerie.

Un article paru sur Slate propose sur un ton railleur d’« alimenter votre paranoïa avec la (longue) liste de l’OMS » 3. Outre-Atlantique, un journaliste (végétarien) du New York Times « alerte sur l’alerte » en reprochant à ses confrères d’être allés jusqu’à titrer : Bacon, Hot Dogs as Bad as Cigarettes 4, comme à l’OMS son manque flagrant de pédagogie. Le jeudi suivant, le 29 octobre 2015, l’organisation doit elle-même se défendre d’avoir appelé les consommateurs à « ne plus manger de viande  ». Elle précise qu’il est de son devoir d’informer les « gouvernements et les organismes de réglementation internationaux  » afin qu’ils prennent les mesures nécessaires. Aux gouvernements, oui, mais alors pourquoi choisir d’émettre un communiqué de presse ? L’OMS ne fait-elle pas partie des « organismes de réglementation internationaux » ? Ne s’est-elle pas seulement contentée de transmettre les résultats bruts de la recherche ? De plus, il s’agit d’une traduction directe de l’anglais qui ne tient pas compte des spécificités nationales, les habitudes alimentaires étant pourtant déterminantes pour estimer la fameuse augmentation. Les exemples de « process meat » donnés en sont un indice : hot-dog, corned-beef, lanières de boeuf séchées. Si bien que dans son article – par ailleurs excellent – le journaliste de Time magazine semble faire acte de contrition au nom de sa nation pour avoir diffusé mondialement cette pratique alimentaire létale.

Entre les journalistes qui se sont engouffrés dans l’appétissante brèche et l’OMS qui a manqué de prudence, la responsabilité de la panique est largement partagée. On aurait tendance à penser qu’une institution qui a souvent observé les effets des alertes sanitaires est capable d’anticiper la surinterprétation du risque et de tenir compte de la méconnaissance des outils scientifiques. Mais ce serait dégager les journalistes de leur devoir d’exercice critique.

La saucisse (de chair humaine) qui tue

Le 27 octobre 2015, soit un jour après ce communiqué de l’OMS, la start-up américaine Clear Labs déclarait avoir analysé « au niveau moléculaire » le contenu de 375 hot-dogs de marques diverses et y avoir détecté de l’ADN… humain ! Une découverte rapidement dédramatisée par plusieurs chercheurs dont le microbiologiste Jonathan Eisen qui s’en amuse : « à un certain niveau d’analyse on peut trouver de l’ADN humain dans tout ce qui existe sur Terre ».

La multiplication de ces alertes aura peut-être finalement un effet positif, car la méfiance s’installe et motive les vérifications. Espérons surtout qu’il sera suffisant pour compenser l’effet négatif : la lassitude qui mène à mettre les véritables dangers en doute. Finalement, la saucisse ne s’en sort pas si mal puisque seulement 10 % pensent supprimer ou réduire drastiquement la viande de leur menu 5. Un autre sondage réalisé quelques jours avant l’alerte 6, montrait que les Français ont depuis longtemps pris conscience des effets possibles de l’excès d’alimentation carnée. Comme toujours, c’est la dose qui fait le poison.

Espèces est un trimestriel diffusé en kiosque et par abonnement, entièrement consacré aux sciences de la vie et de la terre. Sa vocation : réaffirmer le lien entre ceux qui génèrent les connaissances et ceux auxquels elles peuvent être utiles. Ses moyens : une vulgarisation de qualité et une large diffusion.

Espèces entend donc offrir aux scientifiques la tribune dont ils manquent parfois dans le débat public, fédérer les acteurs de l’environnement et fournir au grand public ainsi qu’aux décideurs une information objective, dépouillée du filtre du militantisme.

1 « Le Centre international de recherche sur le cancer évalue la consommation de la viande rouge et des produits carnés transformés », Communiqué de presse du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), 26 octobre 2015. Sur who.int

2 Sondage Odoxa réalisé pour Le Figaro, France Inter et la MNH. « Cancer et viande rouge : un message largement entendu », 11 novembre 2015, sur sante.lefigaro.fr

4 « WHO : Bacon, hot dogs as bad as cigarettes ? » (« OMS : le bacon et les hot-dogs aussi nocifs que les cigarettes ? »), 26 octobre 2015, sur wnd.com

6 Sondage Mediaprism du 26 octobre 2015 pour l’ONG GoodPlanet et l’Institut national de la consommation-60 millions de consommateurs.


Thème : Causes de cancer

Mots-clés : Alimentation

Publié dans le n° 320 de la revue


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L' auteur

Cécile Breton

Rédactrice en chef de la revue Espèces.

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