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Le débat confisqué

Publié en ligne le 9 janvier 2020 -
Éditorial de Science et pseudo-sciences n°331 (janvier 2020)

Le débat confisqué

Quelle alimentation voulons-nous ? Quelle agriculture ? Quels aménagements des espaces ? Comment assurer notre production énergétique ? Pour quel développement économique ou social ? Autant de questions importantes et complexes que la société se pose dans un contexte où les scientifiques décrivent de plus en plus précisément les impacts des activités humaines sur l’environnement (voir notre dossier sur le changement climatique dans SPS n°317 de juillet 2016 et notre dossier sur la biodiversité dans ce numéro).

Mais le débat est largement escamoté par une invocation erronée de la science et de ses productions. Ainsi, par exemple, il n’est souvent plus question d’agriculture durable ou de biodiversité, mais de stigmatisation d’une partie des agriculteurs ou de dénonciation de produits « les plus toxiques que l’Homme ait jamais inventés » [1] et que les autorités réglementaires laisseraient répandre. De même, à propos du climat, les principales sources d’émission de dioxyde de carbone sont parfois reléguées en arrière-plan au profit de combats idéologiques et de prétendues menaces de cataclysmes nucléaires… Le citoyen est sommé de se prononcer sur des questions qui le dépassent et pour lesquelles il n’a aucune compétence : dangerosité de produits chimiques, conditions de fonctionnement de systèmes de production d’électricité, stockage de déchets radioactifs, etc. Dans une situation où il lui est difficile de déterminer le vrai du faux sur les dangers et risques réels (affaire de faits), notre cerveau a tendance à déplacer la question sur la perception du « bon » et du « mauvais » (affaire de valeurs) [2]. La chimie de synthèse est perçue comme nuisible face à une nature supposée bienveillante, le vent et le soleil sont plus attractifs que les technologies liées à l’atome qui évoquent la destruction. Dans ce changement de perspective, ce qui est « bon » serait sans risque, ce qui est « mauvais » serait source de tous les dangers [2]...
L’esprit critique 1 dont nous faisons la promotion pourrait être explicité en ces termes : à qui est-il légitime d’accorder sa confiance pour évaluer des assertions sur le monde réel ? et quel degré de confiance attribuer ?

Le doute est partie intégrante de la science, mais, comme le rappelait le mathématicien Henri Poincaré : « Douter de tout ou tout croire sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir » [3]. Dans les domaines de la santé et de l’environnement, dès lors qu’il est question d’expertise scientifique en vue d’une prise de décision, il existe une boussole pour déterminer s’il existe un consensus et ce qu’est son contenu : c’est la pyramide des niveaux de preuve qui évite de tout mettre à égalité, le témoignage, l’étude isolée et l’expertise collective (voir l’éditorial de SPS n°330, « Le consensus scientifique n’est pas un supermarché »). Cette boussole est malheureusement trop souvent oubliée dans les médias (voir notre dossier sur les reportages télévisés dans ce numéro de SPS).

Restaurer la place de la science dans le débat public et dénoncer son instrumentalisation à des fins partisanes, ce n’est pas seulement permettre à la démocratie de se réapproprier les questions de fond sur les orientations qu’elle doit choisir, mais c’est aussi s’assurer que les décisions prises ne s’égarent pas dans des mesures inefficaces au regard des objectifs affichés, voire contradictoires avec ceux-ci.

Science et pseudo-sciences
Références

1 | Robin M-M,« Glyphosate : “The most toxic product ever invented by man” », sur France 24, 14 janvier 2019. Sur YouTube.
2 | Kahneman D, Système 1, Système 2 : les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2013.
3 | l’hypothèse, Flammarion, 1908.

1 Le terme « zététique » (l’« art du doute ») est, pour nous, synonyme.

Publié dans le n° 331 de la revue


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