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Le doute, le mensonge et l’ignorance

Publié en ligne le 5 avril 2021 -
Éditorial de Science et pseudo-sciences n°336 (avril 2021)

Dans le débat public, l’argument scientifique s’apparente souvent à un argument d’autorité : faute de disposer des connaissances nécessaires, impossible pour le simple citoyen de juger de son bien-fondé. Même l’expert d’un sujet peut avoir des difficultés à embrasser l’ensemble des implications relatives au déploiement d’une technologie. Pourtant, la connaissance scientifique peut devenir déterminante dans une controverse sociétale : si un produit ou une technologie représente un risque majeur, quelle place reste-t-il pour toute autre considération ? C’est pourquoi la peur d’un danger ou, au contraire, sa négation, deviennent des éléments clés pour influencer l’opinion publique et la rallier à une cause ou une décision, parfois au moyen d’une désinformation organisée. L’industrie du tabac l’a compris très tôt en distillant le doute sur la nocivité de ses produits (nocivité qui commençait à être publiquement établie et qu’elle connaissait de longue date). Pour cela, elle a eu recours à de la fraude scientifique, de la dissimulation et de la corruption [1]. Les controverses autour des produits phytosanitaires, de l’énergie, des médicaments, des vaccins, de la téléphonie mobile ou de l’alimentation fournissent d’innombrables exemples où la question du danger (réel ou supposé) écrase toutes les autres dimensions des débats, conduisant parfois à des priorités dans l’action publique qui peuvent s’avérer contre-productives.

À partir des années 1990, et plus largement depuis le début des années 2000, les méthodes consistant à brouiller l’état des connaissances scientifiques ne sont plus restées l’apanage de certains industriels. Une partie a été reprise par des « groupes représentant la société civile » qui « ont décidé d’utiliser l’intox, la rumeur, le détournement d’image et la fabrication de faux éléments de langage pour aboutir à leurs fins » [2]. La crise sanitaire que nous traversons a aussi illustré, à sa manière, cette forme d’instrumentalisation de la science dans le débat public (masques, traitements, vaccins, confinement, etc.).

Bien entendu, les différentes méthodes utilisées (fraude intentionnelle, arrangements avec la science, résultats biaisés présentés hors contexte, corruption, etc.) ne sont pas toutes du même niveau. L’importance des sujets, évaluée selon l’ampleur des conséquences potentielles, qu’elles soient sanitaires, économiques ou sociales, est aussi très variable.

Les causes ou les intérêts défendus sont également très divers. Mais, justement, rappelons-nous la mise en garde du psychologue et économiste Daniel Kahneman [3] : le bon et le mauvais, facilement évaluables par chacun à l’aune de ses propres valeurs, se substituent souvent à une détermination du vrai et du faux, bien plus complexe à établir. Il se pourrait ainsi que ce même type de biais nous conduise à identifier la « fabrique du doute » ou la « fabrique du mensonge » plus en fonction de notre vision du bon et du mauvais qu’en fonction des connaissances et des faits établis, en suivant le raisonnement selon lequel « les gens bien ne font que des choses bien et les gens méchants sont intégralement mauvais ». D. Kahneman précisait que, « paradoxalement, il est plus facile de fabriquer une histoire quand on en sait peu, quand il y a moins d’éléments à faire rentrer dans le puzzle » et ajoutait que « notre conviction rassurante que le monde a un sens repose sur une fondation solide : notre capacité presque sans limites à ignorer notre ignorance ». Lutter contre l’ignorance pourrait être une partie de l’antidote.

Comprendre la méthode scientifique, savoir comment la connaissance scientifique se construit dans chacune des disciplines, reconnaître les multiples atteintes à l’intégrité scientifique, d’où qu’elles viennent, identifier la force et la portée des expertises collectives ou comprendre la différence entre risque et danger sont autant d’éléments de nature à nous inoculer un doute, mais cette fois, un doute constructif : celui de l’esprit critique.

Science et pseudo-sciences

Références

1 | Lagrue G, « Quand l’industrie du tabac cache la vérité scientifique », Science et pseudo-sciences n°284, janvier 2009.

2 | Harbulot C, Fabricants d’intox. La guerre mondialisée des propagandes, Lemieux, 2016.

3 | Kahneman D, Système 1, Système 2. Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2012.

Publié dans le n° 336 de la revue


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