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Les « alliés », éditorial SPS n°280

Publié en ligne le 3 janvier 2008 -
Éditorial de Science et pseudo-sciences n°280 (Janvier 2008)

Dès que l’on se penche sur les grandes controverses telles que celles relatives à l’énergie nucléaire, aux OGM, au changement climatique, au clonage, ou même à la santé publique, et quelle que soit la position adoptée, on se retrouve souvent en compagnie « d’alliés », affichés ou non, dont la fréquentation souvent involontaire, ne manquera pas d’être stigmatisée. Les enjeux économiques sont tels qu’il y aura probablement toujours un acteur important ayant un intérêt particulier à faire pencher la balance d’un côté, et un autre de l’autre, organisant parfois un lobby de manière plus ou moins discrète.

Des intérêts économiques

L’industrie pharmaceutique attire ainsi une grande méfiance de l’opinion. Affichant un chiffre d’affaires et des bénéfices colossaux, ne serait-elle pas uniquement intéressée à vendre le plus grand nombre de ses produits, au moins à ceux qui peuvent les payer un bon prix, coupable de favoriser le « tout médicament » au mépris d’une politique de santé publique, voire au mépris de la santé de chacun ? Les tenants des théories psychanalytiques n’ont pas manqué d’accuser leurs adversaires d’être des alliés des grands trusts pharmaceutiques, partisans des antidépresseurs et des traitements lourds, là où eux-mêmes affirment l’efficacité de l’analyse freudienne. Les défenseurs de l’homéopathie n’hésitent pas non plus à crier au « lobby pharmaceutique » pour défendre une bien improbable théorie des dilutions extrêmes et des médicaments efficaces sans principe actif. Le moindre des paradoxes n’est pas de voir que derrière eux s’affiche ouvertement une autre entreprise privée, les Laboratoires Boiron, n° 1 mondial du secteur (il est vrai, avec un chiffre d’affaires de « seulement » 400 millions d’euros, qui fait figure de Petit Poucet dans ce monde de géants).

Le domaine de l’énergie est également composé de mastodontes au chiffres d’affaires se comptant en dizaines ou centaines de milliards d’euros. Les mesures à prendre face au réchauffement climatique pourront soit pénaliser fortement certains d’entre eux, soit être pour d’autres une opportunité très lucrative. Dès lors, ceux qui prônent une part accrue du nucléaire dans le bouquet énergétique du futur ne seraient’ils pas instrumentalisés par le « lobby nucléaire » ? À l’inverse, faut-il chercher la main des pétroliers derrière la critique des dangers du nucléaire, ceci afin de mieux faire oublier la part des transports dans les émissions de CO2 ? Et l’industrie naissante de l’éolien et du solaire, à ce jour artificiellement viable sur la base d’importantes subventions, n’aurait-elle pas, elle aussi, des intérêts à défendre dans la controverse sur les solutions à apporter aux risques du changement climatique ?

L’industrie agro-alimentaire, comme celle de la pharmacie, intervient dans des domaines sensibles pour chacun d’entre nous (sécurité alimentaire). Dissémination incontrôlée d’OGM, exploitation et asservissement des paysans grâce aux brevets sur les semences : les soupçons d’un intérêt économique contraire à l’intérêt public sont fort répandus. Paradoxalement, la grande distribution, souvent vilipendée – parfois à juste titre – à propos de ses relations avec ses fournisseurs, avec des prix trop bas et les conditions draconiennes qu’elle impose, estime parfois nécessaire d’adopter un profil de défiance envers les OGM pourtant autorisés. Monsanto, Bayer et quelques autres du côté des OGM, Carrefour du côté des opposants ?

Quels que soient le sujet abordé et la position adoptée, il sera toujours possible de trouver un acteur économique majeur, ayant intérêt à cette position, et menant parfois un lobbying organisé, efficace, et plus ou moins discret. Difficile dès lors de ne pas se retrouver en « mauvaise » compagnie, ou disons en compagnie intéressée.

Des intérêts géopolitiques

Les acteurs économiques ne sont pas les seuls protagonistes de ces grandes controverses. C’est au nom de la défense de son économie, et en particulier de son industrie pétrolière, que les États-Unis refusent de ratifier le protocole de Kyoto visant à la réduction des émissions de CO2. Et si demain, les USA adoptent, comme c’est probable, une politique volontariste de réduction des émissions de gaz carbonique, faudra- t-il y voir une habile manœuvre pour favoriser sa propre industrie nucléaire, ou une prise en compte sincère des enjeux environnementaux ? Les pays en développement soulignent, avec raison, qu’ils ne voient pas pourquoi ils devraient voir leur développement économique entravé par l’adoption de normes et de quotas contraignants, visant à réparer les dégâts dus au niveau de développement atteint par les pays avancés. Enfin, les technologies à mettre en place pour limiter les émissions de gaz à effet de serre pourront être des techniques de pointe seulement maîtrisées par certaines économies, qui verront alors le réchauffement climatique comme une aubaine économique. Le pas est vite franchi vers une remise en question des conclusions relatives aux causes du réchauffement climatique.

Derrière les discussions sur les réglementations à propos des OGM, ne pourrions-nous pas voir également se dessiner des enjeux liés à la défense de parts de marché agricoles ?

L’exemple de la couche d’ozone est frappant. Dans les années 1980, des scientifiques donnent l’alerte en constatant une disparition, au dessus des pôles, d’une partie de la précieuse couche protectrice contre les rayons ultraviolets. Principaux accusés, les gaz CFC (chlorofluorocarbones) largement utilisés dans l’industrie du froid et dans les bombes aérosols. Le protocole de Montréal (1987) prendra les mesures adéquates, qui portent aujourd’hui leurs fruits : le « trou » dans la couche d’ozone régresse. Pourtant, ce qui a sans doute été déterminant, en particulier dans la décision de ratification américaine, c’est que pour « les deux plus gros producteurs mondiaux, tous deux américains, qu’étaient Du Pont de Nemours et Imperial Chemical Industries (ICI), l’adoption d’un Protocole maximaliste – tant du côté de la production que de la consommation – était susceptible d’asseoir leur pouvoir de marché sur ce secteur. Ces deux producteurs disposaient en effet d’une avance importante en termes de Recherche et Développement sur la production des substituts aux CFC qui aurait pu leur permettre d’éliminer une concurrence devant faire face à une réorganisation importante »[1].

Des idéologies intéressées

Intérêts économiques et enjeux politiques sont à l’oeuvre. Mais les idéologies ne sont pas en reste, se mêlant à l’ensemble pour rendre les choses encore plus complexes. Prenons l’exemple des OGM : du côté des opposants, on retrouve bien entendu un certain courant sacralisant la « nature » bonne et bienfaitrice, mais aussi des fondamentalistes religieux pour qui on n’a pas le droit de modifier l’oeuvre de Dieu. Du côté des partisans prosélytes des OGM, le mouvement Raëlien organise des « dîners OGM ».

Que peut-on en conclure ?

L’argument consistant à discréditer une position dans une controverse scientifique ou technologique au nom des « alliés » – « ceux qui ont intérêt à » – et de la manipulation par des lobbies financiers ou industriels est à double tranchant, et promet souvent un effet boomerang. La théorie du complot, la stigmatisation d’un « grand méchant loup, acteur qui cumule la puissance industrielle et les supposées mauvaises intentions »[2], ne peut tenir lieu d’analyse réfléchie, objective, présentant le cas échéant des conclusions qui peuvent bousculer certains a priori idéologiques.

Mais les grandes industries évoquées plus haut ont un immense pouvoir économique, et parfois aussi médiatique. Elles ne sont pas désintéressées. En général, point d’idéologie dans leurs déterminants, mais un simple calcul d’intérêt. C’est l’intérêt financier et économique qui prime. Toutefois, calcul d’intérêt ne signifie pas « faire n’importe quoi » du point de vue de l’intérêt public, bien entendu, et ce pour au moins une raison : ce ne serait pas profitable car pas acceptable par l’opinion publique du pays, quand bien même cela serait légal et conforme aux réglementations. Ainsi faut-il probablement comprendre les « responsabilités sociales d’entreprise », les engagements de « développement durable », affichés par la plupart des grands groupes industriels. Même si ce niveau d’engagement, dans les intentions et dans les faits, peut varier, selon les pays. Pour autant, les pollutions à répétition, conséquence d’une logique purement financière, dont sont responsables les grands pétroliers n’ont, jusqu’ici, pas nui à leurs profits exceptionnels.

Ce n’est donc pas de la seule bonne volonté des acteurs industriels qu’il faut attendre une prise en compte de l’intérêt collectif. Cet intérêt collectif relève bien des prérogatives de l’État qui établit les réglementations adaptées et met en place les organismes d’évaluation et de contrôle nécessaires, en assure, non l’« indépendance » dans l’absolu, mais la neutralité. C’est ainsi la mission des diverses instances telles que l’Agence Française pour la Sécurité Sanitaire des Aliments, la commission du génie biomoléculaire, l’Autorité de sécurité nucléaire, la Commission d’autorisation de mise sur le marché : il paraît plus judicieux d’examiner leurs conclusions, d’améliorer leur fonctionnement et de renforcer, au besoin, les moyens qui leur sont alloués, que de vilipender les chercheurs qui en sont membres.

On peut bien entendu remettre en question la fiabilité des conclusions énoncées en faisant valoir que les chercheurs sont payés directement (ou indirectement via des programmes de recherche) par des laboratoires pharmaceutiques, des gouvernements ou des multinationales qui ont intérêt à ce que les résultats annoncés soient précisément ce qu’ils sont. Mais, comme le note Jean Bricmont[3], « si l’on pense que le débat est suffisamment ouvert à l’intérieur de la communauté [scientifique][4], malgré les sources de financements “suspectes”, et qu’il y a suffisamment de gens compétents qui y travaillent, alors on aura tendance à lui faire confiance en ce qui concerne la multitude d’opinions qu’elle émet sur les sujets à propos desquels nous n’avons aucun moyen de vérifier directement ce qui est affirmé ».

Science et pseudo-sciences

Références


1 | Thèse en sciences économiques de Stéphane de Cara, Université de Paris-X, 2001
2 | Expression tirée de l’excellent livre de Philippe Urfalino, Le grand méchant loup pharmaceutique, éditions Textuel, 2005.
3 |Jean Bricmont, Colloque de rentrée au Collège de France, 2007.
4 | Jean Bricmont indique, lors du même colloque, un certain nombre de facteurs qui peuvent mettre en péril cette apparence de neutralité, indispensable en plus de la neutralité réelle, pour écarter le scepticisme grandissant à l’égard des sciences.

Publié dans le n° 280 de la revue


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