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Harcèlement et judiciarisation : des scientifiques à la dérive

Publié en ligne le 6 juillet 2021 -
Éditorial de Science et pseudo-sciences n°337 (juillet 2021)

L’épidémie de Covid-19 a particulièrement mis en évidence des dérives sur Internet et les réseaux sociaux, où des scientifiques ont été l’objet de menaces et de harcèlement dans de nombreux pays (voir par exemple [1, 2, 3]). Parce qu’elles portent sur des questions ayant un fort impact sur la vie de chacun et sur la société en général, il n’est pas surprenant que les connaissances scientifiques deviennent elles-mêmes un enjeu majeur des controverses. La volonté de certains de faire taire toute voix qui remettrait en cause le bien-fondé de leurs discours se traduit parfois par de l’intimidation physique, voire des menaces de mort. Ce phénomène n’est pas nouveau [4, 5] et s’accompagne de plus en plus de la judiciarisation de controverses [6].

Mais un aspect inédit, aujourd’hui, est que des scientifiques responsables d’institutions participent aussi de ces dérives, conséquence logique de glissements successifs où la médiatisation directe d’opinions présentées comme connaissances établies est préférée à la discussion scientifique et l’évaluation par les pairs.

Le Pr Didier Raoult en est une illustration emblématique. Ses études contestées, ses opinions transformées en certitudes médiatisées et ses accusations contre ses confrères accusés de ne pas prendre correctement en charge les patients [7] ont jeté un grand trouble dans l’opinion publique. Avec son collègue, le Pr Éric Chabrière, il vient de porter plainte pour « harcèlement moral aggravé, tentative de chantage et tentative d’extorsion » contre Elisabeth Bik, une microbiologiste spécialisée dans l’intégrité scientifique qui a épluché ses publications et rend compte de nombreux points problématiques. Sur les réseaux sociaux, Eric Chabrière a traité Elisabeth Bik de « mercenaire payée pour pourrir la vie de certains chercheurs qui gênent » et depuis, elle est régulièrement harcelée par des comptes anonymes [8]. C’est, bien entendu, le droit de quiconque s’estimant diffamé ou menacé de porter plainte. Mais ici, en l’occurrence, la procédure semble relever de l’intimidation et un appel signé par plus de mille scientifiques et relayé le 27 mai 2021 par les revues Science et Nature s’inquiète de ce genre de comportements qui créent un fort effet dissuasif contre toute critique scientifique et toute personne osant faire état d’interrogations relatives à l’intégrité scientifique. Dans un communiqué en date du 9 juin, le comité d’éthique du CNRS fait également part de ses inquiétudes « face à de telles pratiques qu’il convient de condamner fermement » [9].

Le Pr Didier Raoult est à la tête du principal institut de recherche en infectiologie en France. Le journaliste Patrick Cohen s’interroge [10] : « Est-il normal que [cet institut] soit devenu la référence des négationnistes de la pandémie, des complotistes antimasques et anti-vaccins [en continuant à recevoir le soutien de politiques de tous bords et en gardant l’écoute attentive de nombreux médias] ? » L’IHU Méditerranée bénéficie de fonds publics et est en partenariat avec des entités telles que l’Assistance publique – Hôpitaux de Marseille ou l’Institut de recherche pour le développement (le CNRS et l’Inserm ont mis fin en 2016 et 2019 à leur convention avec cet IHU). À ce titre, n’aurait-il pas quelques comptes à rendre sur son rôle dans la désinformation lors de la pandémie ?

Science et pseudo-sciences

Publié dans le n° 337 de la revue


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