Accueil / Conspirationnisme et épidémie de Covid-19

Conspirationnisme et épidémie de Covid-19

Publié en ligne le 28 décembre 2021 - Covid-19 -

Si l’utilisation quotidienne d’Internet croît chaque année en France, la crise sanitaire de la Covid-19 aura logiquement renforcé cette tendance. En 2020, les Français auront surfé en moyenne sur la Toile 2 h 25 par jour, soit une hausse de 15 % par rapport à 2019 [1]. Cette numérisation croissante de la vie quotidienne s’est matérialisée par l’explosion du taux d’utilisation des réseaux sociaux, en augmentation de 32 % en France durant le confinement du printemps 2020 [2]. Cette flambée de consommation de données, en pleine période de doute, de questionnement et de stress collectif, a favorisé la diffusion massive de fausses informations, rendant accessible à tous les « analyses » les plus conspirationnistes sur cette crise.

Une histoire captivante, anonyme (XIXes.)

Les rumeurs, les fake news et les théories complotistes ne sont évidemment pas les enfants exclusifs du marché de l’information numérique et des réseaux sociaux. En 1969, une folle rumeur s’emparait de la ville d’Orléans [3] : les cabines d’essayages des magasins de vêtements du centre-ville auraient été en réalité des pièges. Des trappes situées sous les cabines auraient fait disparaître des jeunes femmes. Droguées puis évacuées via les souterrains de la ville, elles auraient été ensuite livrées à un vaste réseau de prostitution. Si la thématique de cette vieille rumeur n’est pas sans rappeler les obsessions contemporaines de la galaxie QAnon (pour qui le blocage du canal de Suez par le cargo Evergiven ne pouvait être qu’une opération de sauvetage d’enfants enrôlés dans un trafic pédocriminel international [4]), sa puissante viralité n’avait pas eu besoin à l’époque des réseaux sociaux. Le simple bouche-à-oreille avait suffi à lui conférer une ampleur nationale.

Cependant, ce vaste réseau informatique mondial qu’est Internet met à la disposition de tout un chacun un outil de création et d’amplification de rumeurs et d’intox d’une incroyable puissance. J’ai, à ce sujet, réalisé moi-même une expérience : j’ai créé une fausse information de toute pièce puis je l’ai postée sur quelques pages Facebook. Trois jours plus tard, mon faux document avait déjà fait le tour de la toile jusqu’à être commenté et fact-checké au journal du soir de TF1 [5].

« Chacun tourne en réalités, Autant qu’il peut, ses propres songes : L’homme est de glace aux vérités ; Il est de feu pour les mensonges » [6]. Plus de trois siècles plus tard, les propos de Jean de La Fontaine gardent toute leur actualité : une étude de chercheurs du MIT (Massachusetts Institute of Technology) publiée dans Science [7] conclut que « les mensonges se diffusent significativement plus loin, plus rapidement, plus en profondeur et de façon plus large que la vérité dans toutes les catégories d’information ». Fondée sur une analyse fine de la viralité des informations diffusées sur le réseau social Twitter, cette étude conclut qu’une information fausse circule six fois plus vite qu’une information vraie.

Numérisation croissante de nos sources d’information, algorithmes favorisant celles qui captent l’attention au détriment des informations fiables, accroissement du « temps de cerveau disponible » dû au confinement : les conditions étaient donc réunies pour faire de cette crise sanitaire un véritable champ de bataille de l’information où les théories les plus farfelues allaient croiser le fer avec la réalité.

Crise sanitaire et récits conspirationnistes : étude de cas

L’Enfant malade, John Bond Francisco (1863-1921)

Si la crise épidémique frappe durement une grande partie de la population, elle fait également office de tremplin pour un petit nombre d’orateurs en tout genre. Jean-Jacques Crèvecoeur et Tal Schaller font partie de ces personnalités, peu connues du grand public, qui ont vu leurs audiences exploser depuis l’été 2020. Très actifs sur les réseaux sociaux et sur les plateformes de vidéos en ligne, certaines de leurs émissions ont pu dépasser les 600 000 visionnages, concurrençant directement les médias classiques.

Jean-Jacques Crèvecœur est un formateur belge, professionnel du développement personnel (ou, comme il aime l’appeler, de la « croissance individuelle »), il commercialise des formations en ligne (formations aux titres assez floues : « Je découvre ma mission de vie » (792 €), « Je prends soin de ma vie » (1 386 €) [8]). Il s’était déjà fait connaître durant l’épidémie de grippe H1N1 de 2009 en accusant le vaccin anti-grippe A d’être « une arme bactériologique » [9]. Depuis le début de la crise sanitaire, il consacre son temps à investiguer sur les tenants et les aboutissants de ce qu’il nomme le CoronaGates. « À qui profite le crime ? Qui est derrière tout ça ? Tous les éléments que j’ai pu glaner au fil de ces neuf semaines d’investigation approfondie, tout ramène à une seule personne. Cette personne c’est Bill Gates » [CdL n° 34, 13 avril 2020] 1.

Tal Schaller est un médecin et chaman suisse, connu dans les milieux anti-vaccins. Également spécialiste du channeling (un prétendu procédé de communication entre un être humain et une entité appartenant à une « autre dimension »), il commercialise notamment des prestations d’exorcisme et vend une formation en ligne intitulée « Comment tout guérir » facturée 400 € [10]. Il s’en prend régulièrement à Louis Pasteur à qui il reproche d’avoir mis la science sur une « fausse route » : « La croyance que c’est un virus extérieur qui va vous rendre malade, c’est une croyance qui ne repose sur aucun fait scientifique. La réalité profonde, c’est que Pasteur s’est trompé en croyant que c’étaient les virus et les bactéries qui nous agressaient. La réalité est tout autre, notre corps est très intelligent, il ne fait pas des maladies comme ça. C’est ridicule, c’est une fausse science » [IeQ n° 14, 10 septembre 2020].

Ces deux partisans de la « médecine holistique » se retrouvent chaque semaine depuis l’été 2020 pour une émission collective nommée « L’info en question » où ils y exposent un mille-feuille argumentatif (empilement d’un très grand nombre d’arguments divers, drapant le propos d’une solidité illusoire 2) qui peut être qualifié de « complotiste ». Essayons ici d’en restituer une partie.

L’origine du virus SARS-CoV-2, une narration à choix multiple

Au fil des semaines, les deux influenceurs de la Toile exposent leurs théories sur l’origine du virus. Peu importe si l’argument du jour exclut l’argument de la veille.

« Avec les chemtrails ils balancent, soit des agents pathogènes, ou mieux, des nanoparticules. Ces nanoparticules tombent sur vos légumes, sur vos tables de jardin, partout. Donc nécessairement vous les avez ingérées, et elles sont là, en dormance dans votre corps, et pourraient être activées avec une fréquence bien particulière grâce à la 3G, 4G, 5G. À un moment donné, tac, on va déclencher ces nanoparticules, pour qu’elles se comportent comme un nouveau virus » [SL n° 3, 15 juillet 2020].

Les traînées de condensation laissées par les avions (appelées ici chemtrails [11]) occupent une grande place dans l’imaginaire conspirationniste. Si Jean-Jacques Crèvecoeur postule ici leurs rôles dans l’apparition du virus, la 5G fait également partie de son spectre narratif : « Cette contagion ne se fait pas par des gouttelettes de salive ou par des postillons. Non, ce n’est pas ce qui se passe. Une même population, si elle est soumise au même stress, exemple la 5G, eh bien toute cette population va réagir en produisant les mêmes virus » [SL n° 3, 15 juillet 2020].

Le Désespoir, Marcel Roux (1878-1922)

La thèse accusant l’Institut Pasteur d’être à l’origine du virus est à l’honneur dans le documentaire Hold-up (diffusé en ligne depuis le 11 novembre 2020 et prétendant révéler la vérité cachée de l’épidémie) à travers le témoignage du professeur Jean-Bernard Fourtillan. Mais le docteur Tal Schaller est l’un des premiers à avoir diffusé cette théorie, bien avant le film de Pierre Barnérias, au côté du même professeur Fourtillan dans des vidéos depuis supprimées des plateformes numériques 3. En toute logique, c’est cette même thèse que le chaman suisse diffuse dans l’émission « L’info en question » : « Le Covid, c’est un virus qui a été bricolé par l’Institut Pasteur dans le but de faire un vaccin. Dans le Covid, fabriqué par l’Institut Pasteur, il y a la malaria dedans. Et ça je ne sais pas si Raoult le sait, mais l’hydroxychloroquine a de bons effets parce qu’il y a la malaria dans le Covid-19 ! » [IeQ n° 14, 10 septembre 2020].

Chaque émission hebdomadaire, d’une durée de deux heures, comporte son lot de théories censées expliquer l’origine du SARS-CoV-2. Du moins quand son existence est admise, ce qui n’est pas toujours le cas : « Ce coronavirus, rebaptisé SARS-CoV-2, rebaptisé Covid-19, n’a jamais existé. Et donc cette pandémie n’a jamais existé » [CdL n° 45, 6 juillet 2020] assène parfois Jean-Jacques Crèvecoeur, clôturant ainsi une narration à choix multiple.

Les tests PCR et les écouvillons de la peur

Dans l’univers mental de la conspiration généralisée, tout doit avoir un sens caché. À ce titre, les tests de dépistage ont offert une formidable matière première aux deux influenceurs du web. Ainsi, Jean-Jacques Crèvecoeur y voit une gigantesque collecte d’ADN et un « plan de contrôle absolu de la population » permettant aux autorités d’obtenir « le génome de tous les êtres humains » [EN n° 9, 19 octobre 2020]. Quant à Tall Schaller, il nous avertit qu’« à chaque test, on vous balance des puces, des nanoparticules, des substances qui font que vous serez soumis par la 5G à l’esclavage mondial » [IeQ n° 32, 21 janvier 2021].

Parfois relais d’une fausse information qui prend sa source ailleurs, parfois créateur d’une fausse information ex nihilo, Jean-Jacques Crèvecoeur fonde également ses analyses sur des témoignages : « Refusez les tests ! Une infirmière m’a dit “C’est quand même bizarre que les écouvillons qu’on utilise soient deux fois plus longs que les écouvillons qu’on a utilisés jusqu’en 2019.” Pourquoi ? Et si c’était une opportunité d’aller déposer tout près de la barrière hématoencéphalique, c’est à dire la barrière qui protège le cerveau, des nanoparticules qui seraient déposées sur ces écouvillons ? » [SL n° 8, 28 octobre 2020].

Les mesures sanitaires plus dangereuses que le virus

« Les taux de tuberculose sont en train d’augmenter des suites du port du masque » [IeQ n° 14, 10 septembre 2020] s’alarme le formateur belge. Quelques minutes plus tard, le docteur suisse lui emboîte le pas : « Il y a des dizaines de travaux scientifiques qui montrent que les masques ne servent à rien, alors qu’il n’y en a pas un seul qui prouve que ça sert à quelque chose » [IeQ n° 14, 10 septembre 2020]. Au-delà du masque, toutes les mesures destinées à lutter contre la pandémie sont suspectées de cacher quelque chose. Citons encore, à titre d’exemple, les sites de mise en quarantaine du Canada, réservés aux personnes en provenance de l’étranger et ne disposant pas de solution convenable pour effectuer leur isolement. Des chambres d’hôtels de fortune donc, rebaptisées « camps de concentration » [CdL n° 62, 2 novembre 2020] par Jean-Jacques Crèvecoeur.

La confrontation au réel

Le récit complotiste a beau développer une « analyse à choix multiple » (décuplant ainsi ses chances de prévoir un morceau de réel), confrontée à une réalité toujours plus « contrariante », la narration conspirationniste doit en permanence s’adapter pour échapper à la dissonance cognitive (état d’inconfort psychologique créé par la contradiction entre deux éléments d’information).

Ainsi, à chaque vague épidémique, Messieurs Jean-Jacques Crèvecoeur et Tal Schaller annoncent la fin de la pandémie. Puis, à chaque recrudescence du virus suit une explication niant davantage le réel. « Et si dans certains pays il y a une augmentation de la mortalité, n’est-ce pas parce qu’il y a eu une augmentation des suicides ? » [CdL n° 62, 2 novembre 2020] interroge le formateur belge en pleine seconde vague. « La réalité, c’est qu’aujourd’hui, l’épidémie c’est plus du tout le Covid, c’est les vaccins qui sont en train de tuer des milliers et des milliers et des millions de gens. On en est là ! Et on va appeler tout ça Covid » [IeQ n° 43, 8 avril 2021] assène le docteur suisse au pic de la troisième vague.

Les vaccins et l’apocalypse

La Dame au pantin et à l’éventail, Félicien Rops (1833-1898)

Sujet central de leur militantisme, les vaccins sont évidemment source de récits apocalyptiques. Loin des habituels débats sur les adjuvants ou les effets secondaires, ils sont ici clairement désignés comme l’arme absolue du complot : « Non seulement les vaccins sont un poison, mais ils contiennent maintenant des cristaux liquides, et bientôt grâce à la 5G, on va pouvoir créer 157 maladies graves chez les gens. Donc c’est véritablement un abattoir, le mot n’est pas trop fort » [IeQ n° 46, 29 avril 2021], alerte Tal Schaller.

Chez Jean-Jacques Crèvecoeur les accusations ne sont pas moins dramatiques : « En Angleterre, 70 % des hospitalisations actuellement ce sont des gens qui ont été vaccinés contre la Covid-19 » [IeQ n° 46, 29 avril 2021] déclare-t-il sans citer de source. « Ce sont des gens qui ont planifié un génocide planétaire. Aujourd’hui, on en a la certitude. Attendez-vous, dans les 6 à 18 mois, à une hécatombe dans des souffrances atroces. On peut s’attendre à des hémorragies majeures au niveau cérébral, au niveau abdominal, au niveau pulmonaire, les veines qui vont exploser dans le corps » [CdL n° 84, 19 avril 2021].

Tout est complot

Poussé à son extrême, le récit complotiste tend à surinterpréter le réel : le hasard n’existe plus, derrière tout phénomène social se cacherait en réalité un complot. La moindre directive d’une agence sanitaire est disséquée, à la recherche d’un sens caché, d’une motivation inavouée. Tout est alors interprété avec cette suspicion généralisée. Ainsi, même « l’épisode PQ » (on se souvient tous de ces images de caddies de supermarchés remplis de papier toilette à la veille du confinement du printemps 2020) est, pour Jean-Jacques Crèvecœur, la marque d’un complot. Quelle était donc la raison profonde de cet achat compulsif et irrationnel ? Un syndrome de FOMO (de l’anglais fear of missing out, ou « peur de rater quelque chose ») ? C’est-à-dire une sorte d’anxiété sociale, une peur de manquer, amplifiée par un effet mimétique ? Pas d’après le professionnel du développement personnel qui postule, lui, que les acheteurs étaient victimes d’« un test pour voir si les armes psychotroniques émises à partir des satellites fonctionnaient. Le test qui a été fait, c’est de voir si toute une population pouvait être manipulée pour lui faire croire qu’il allait y avoir une pénurie de papier toilette, et ça a marché » [EN n° 10, 11 novembre 2020].

La narration complotiste finit par remodeler le réel dans son intégralité. Les interactions sociales ne s’expliquent plus que par des intentions cachées et malveillantes. Les acteurs sociaux ne sont plus que des pantins agités par des fils qu’il faudrait sans cesse remonter pour mettre en lumière les comploteurs.

Références


1 | Médiamétrie, « L’année Internet 2020 », février 2021.
2 | Harris Interactive, « Social Life 2020. Réseaux sociaux & marques », 9 juin 2020.
3 | Morin E, La rumeur d’Orléans, Le Seuil, 1969.
4 | « Désintox. Non, il n’y a pas eu de trafic d’enfants sur le cargo Evergiven, bloqué dans le canal de Suez », France Info, 2 avril 2021.
5 | G Milgram, « Je crée une fake news, vous la partagez par milliers... (expérience) », 23 novembre 2020, vidéo sur YouTube.
6 | de La Fontaine J, Le Statuaire et la Statue de Jupiter, Claude Barbin, 1678.
7 | Vosoughi S et al., “The spread of true and false news online“, Science, 2018, 359 :1146-51.
8 | Site de Jean-Jacques Crèvecœur : formations.emergences.net
9 | Bérard C, « Comment la peur du vaccin anti-grippe A contamine la Toile », L’Express, 10 novembre 2009.
10 | Site de Tal Schaller : santeglobale.world
11 | Quirant J, « Chemtrails : pour dissiper la brume… », Science et pseudo-sciences n° 302, octobre 2012.

1 Les émissions sont désignées par leur sigle : CdL pour « Conversations du lundi », IeQ pour « L’Info en question », EN pour « Entre nous » et SL pour « Session Live ». Elles peuvent facilement être retrouvées sur Internet.

3 Ces vidéos restent consultables sur le site verite-covid19.fr