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Courrier des lecteurs : octobre à décembre 2012

Publié en ligne le 25 septembre 2013 - Rationalisme -

La science idéalisée ?

Depuis quelques années, je suis abonnée à Science... et pseudosciences. [Cela] m’apporte de précieuses informations, accessibles à des non-scientifiques comme moi. Cependant, j’aimerais faire quelques réserves.

La revue donne de la science une vision qui me semble idéalisée. L’article de M. Boiteux Du muscle à l’atome (n° 301, p. 72 à 81) en est une bonne illustration. Après l’avoir lu, on a envie de s’exclamer avec le professeur Pangloss : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » ! Heureusement, les remarques de Louis-Marie Houdebine (n° 301, p. 7 et 8) rappellent ce que sont les conditions réelles de la recherche scientifique actuellement.

Dans la dernière partie de leur excellent article Nanotechnologies : le maëlstrom des fantasmes (n° 301, p. 38 à 41), Dominique Grand et Nayla Farouki mettent en cause une idéologie [...] selon laquelle « la science et la technologie, menées par des enjeux économiques, sont désormais parties en roue libre vers des productions de plus en plus dangereuses et toxiques. » [...] Il paraît évident que la science n’est pas « un chat qui s’en va tout seul », et qu’elle est impliquée dans les enjeux économiques, politiques et idéologiques d’une société et d’une époque. Elle n’est pas non plus indépendante des choix et des intérêts de ses acteurs.

Plus loin, ils rappellent « l’amiante, l’ESB, le sang contaminé, Tchernobyl », accidents sur lesquels s’appuie cette idéologie (on pourrait allonger la liste). « Quelques crises » ( !) disent-ils. Qui ont causé combien de morts ? Un peu plus, je crois, que l’homéopathie et la psychanalyse, deux cibles privilégiées de la revue. On aimerait que ces auteurs appliquent leur analyse – véritablement très fine – à l’ensemble du monde scientifique, et ne se limitent pas à ce qu’ils appellent « le monde académique ».

Un certain catastrophisme s’est installé dans les esprits. L’opinion publique a peur. Elle se méfie désormais de la science. Elle peut être mal informée et manipulée. Mais elle est aussi influencée par d’incontestables réalités. Tout au long du XX e siècle, des avancées de toutes sortes, mais aussi des tragédies, ont montré que la science était capable du pire comme du meilleur.

La revue met souvent l’accent avec raison sur la nécessaire rigueur d’une recherche scientifique. Mais cette rigueur ne garantit pas l’innocuité des résultats et des applications. À moins de jouer les Ponce Pilate, les chercheurs ne peuvent pas ne pas se sentir concernés par ce problème. Je regrette que la revue n’analyse pas d’un œil plus critique certains événements graves où d’incontestables scientifiques ont été impliqués en tant que tel.

Nicole R-R.

Merci pour vos remarques, qui soulèvent des questions intéressantes et complexes. Nous avions d’ailleurs publié en octobre 2008 un éditorial (SPS n° 283) qui répondait en partie à vos critiques : « Serions-nous des technophiles ne cherchant qu’à nier la réalité des problèmes et les responsabilités des industriels ? Serions-nous aveugles aux maux et dangers qui assaillent notre planète ? [...] En réalité, c’est tout l’inverse. Nous sommes inquiets. Par certains aspects, la "maison terre" brûle [...] Mais nos inquiétudes ne se portent pas là où, médiatiquement et dans nos pays dits riches, certains pointent le doigt. » Ajoutons que nous plaçons particulièrement notre confiance dans la démarche scientifique, qui conduit à établir certaines connaissances les moins douteuses possibles.

Derrière le mot « science » se cache en réalité plusieurs aspects qu’il importe de bien distinguer, pour ne pas attribuer à la science en général une critique qui s’adresserait à une facette en particulier. Le mot « science » peut ainsi désigner la somme des connaissances que nous avons accumulée sur la nature, sur le monde qui nous entoure. Certains voudraient nous convaincre que cette connaissance-là serait question d’opinion ou de point de vue. Cette « vision relativiste » a été mainte fois analysée et dénoncée dans nos colonnes.

Il peut également être assimilé à ses applications, que ce soit la bombe atomique, les médicaments, les ordinateurs, les OGM ou les avions. Là, vous avez raison de souligner que l’on n’est plus indépendant « des choix et des intérêts de ses acteurs » et « des enjeux économiques, poli-

tiques et idéologiques d’une société et d’une époque ». Et les avis sur les « bonnes et mauvaises » applications pourront ne pas faire l’unanimité. On relève alors bien des choix de société.

Le même mot réfère également à la « communauté scientifique », composée d’individus. Il importe alors de bien distinguer le scientifique qui s’exprime dans son domaine de connaissance, sur son expertise, du citoyen qui, sorti de ce domaine, n’a pas plus de légitimité ou d’autorité qu’un autre citoyen. En particulier, nous ne pensons pas qu’il faille exiger des chercheurs une quelconque conformité à un « comportement citoyen » ou l’adhésion à une quelconque idéologie du fait de leur statut de chercheur.

Enfin, le mot « science » désigne une méthode d’appréhension et de compréhension du monde qui nous entoure basée sur l’expérimentation et la vérification de l’adéquation au réel. Cette méthode a une portée plus générale que le seul domaine scientifique, et relève de l’approche rationnelle en général.

Jean-Paul Krivine et Martin Brunschwig

Les effets à long terme

Bonjour, je tiens d’abord à vous remercier d’exister. Vous êtes une bouffée d’oxygène pour mon esprit libre et rationnel, qui est quotidiennement asphyxié par la bêtise qui l’entoure. Je suis, par exemple, souvent consterné par certains discours et certaines croyances de mon entourage, même parmi ceux qui ont une formation scientifique. [...] Je suis effaré par ce que j’entends dans les médias, ce que je lis dans la presse, et encore plus sur Internet.

Je me sens parfois bien seul, et désespéré par l’irrationalité qui domine bien des esprits, même parmi des personnes éduquées. [...] Je m’épuise à tenter de ramener une once d’esprit critique dans tout cela, et je m’interroge très sérieusement sur l’avenir de nos sociétés dites modernes et libres, quand je constate à quel point le rationnel ne domine pas et ce que cela va donner dans les prochaines générations. Votre site, votre revue, m’aident un peu dans ma lutte, trop souvent vaine, et me réconforte. [...]

[Les débats] sont parfois intenses avec mon entourage. Je ne me plie pas à l’air du temps. On m’oppose souvent qu’on n’applique pas assez le principe de précaution, que les « scientistes », les industriels, les politiques etc., jouent aux apprentis sorciers, pressés par le fric, les lobbies, une fascination aveugle pour la technique, alors « qu’on n’a pas assez de recul, qu’on ne connaît pas les effets à long terme » de toutes ces innovations « contre-nature ». Par exemple, on me dit que les études sur les téléphones portables, qui ne montrent pas de risque, n’ont pas été faites sur des périodes suffisantes pour prouver quoi que ce soit [...]. Je pense que ces accusations et ces exigences d’études sur le long terme, cela ne tient pas debout, et que la comparaison avec le tabac est incomplète. En effet, au bout de 2-3 ans de tabagisme, il me semble que, même s’il n’y a pas encore une augmentation significative des cancers (quoique je n’en sache rien d’ailleurs), on peut distinguer les poumons d’un fumeur de ceux d’un non-fumeur, que le tabagisme laisse une trace de ses effets, une trace détectable, et peut-être même quantifiable (sait-on évaluer la durée et la quantité consommée ?). Il ne me semble pas que les maladies qui surviennent plus tard, les cancers en particulier, apparaissent subitement sans aucun signe [...] au bout de 20 ans sans que rien ne soit visible avant, sans qu’une certaine dégradation progressive de l’état des poumons (et autres organes) ne se soit produite. [...]

Ce raisonnement doit pouvoir se généraliser : on ne peut pas spéculer sur des hypothétiques « effets à long terme » s’il n’y a absolument rien de visible, aucune trace, aucun phénomène observable, à court terme. [...] C’est pourquoi je sollicite votre avis à la fois sur la pertinence de ces spéculations d’effet à longs termes et sur ma modeste tentative d’y répondre.

Marc D.

Merci de votre courrier aussi élogieux que stimulant ! Pour votre interrogation sur les effets à long terme : d’abord, en toute rigueur, il n’est pas impossible qu’un produit n’ait un effet qu’après 60 ou 80 ans d’utilisation (ou largement plus, d’ailleurs). Le principe de précaution absolu conduirait donc à supprimer tout ce qui a moins de 80 ans. C’est évidemment absurde parce qu’il paraît très improbable qu’on puisse à la fois ne rien voir au bout de 10 ou 20 ans, et qu’il y ait quand même un grave danger. Les études sur les rats paraissent courtes, mais ne le sont pas à l’échelle de la vie de l’animal. De plus, elles impliquent des doses sans commune mesure avec ce que nous recevons. Quand on teste un maïs GM, les rats ne mangent que ça pendant 90 jours : ils reçoivent en quelques mois la dose normale d’une vie, et l’effet négatif, s’il existe, est en général plus grave pour une dose prise en une fois que pour une dose étalée dans le temps (exemple du nucléaire ou des UV solaires : la dose normale d’une vie est mortelle si elle est administrée d’un coup). De même, on mettra dans une étude sur les ondes des animaux en présence d’un téléphone allumé plusieurs heures par jour, voire en permanence. L’augmentation de la dose compense la durée « brève ». D’autre part, on ne se contente pas de compter le nombre de rats décédés : on étudie en détails les organes importants de l’animal. La décision concernant la durée des études tient compte de tous ces paramètres. À propos des OGM, un récent article de Louis-Marie Houdebine précise en partie ces questions, et nous espérons pouvoir les détailler encore prochainement.

Et vous pouvez enfin répondre à vos interlocuteurs que les études à long terme existent également : elles prennent le plus souvent la forme de grandes études de cohorte, préférables pour explorer les conséquences plus lointaines, mais coûteuses.

Nicolas Gauvrit