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La pensée extrême

Publié en ligne le 10 novembre 2016
La pensée extrême

Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques

Gérald Bronner
PUF, 2016 (2nde édition), 362 pages, 19 €

La première édition de La Pensée extrême est parue en 2009 aux Presses Universitaires de France. Gérald Bronner, membre du comité de parrainage scientifique de Science et pseudosciences, a signé l’avant-propos de la seconde édition après l’attaque contre le journal Charlie Hebdo, mais avant les attentats du 13 novembre 2015. C’est dire si son livre est d’actualité. Il risque, hélas, de le rester encore un moment, mais il va bien au-delà de l’actualité.

Selon Gérald Bronner, il existe une mécanique de l’extrémisme, dont l’islamisme radical est seulement une illustration. Cette mécanique reste méconnue des médias dont les analystes se cantonnent trop souvent à des banalités généreuses. « Constater que les frères Kouachi ont eu une enfance malheureuse, écrit Gérald Bronner, et en inférer que c’est là l’explication de leur acte criminel, manifeste une grande ignorance des processus qui conduisent à la pensée extrême » 1 (p. 59). Mohammed Atta, pilote du premier avion qui a percuté les Twin Towers le 11 septembre 2001, était d’une famille égyptienne aisée, trilingue (arabe, anglais, allemand) et diplômé d’architecture ! L’émergence actuelle d’une génération de terroristes au profil de petits délinquants signe plutôt, selon Gérald Bronner, le passage à une diffusion de masse de l’« idéal terroriste » par le biais d’Internet 2. « Pour le moment, écrit-il, nous avons plus à craindre les imbéciles de la barbarie que les génies du crime » (avant-propos à la nouvelle édition, p. 10).

Des imbéciles, mais pas des idiots, et encore moins des fous. « La pensée extrême, écrit Gérald Bronner, manifeste l’aptitude de certains individus à sacrifier ce qu’ils ont de plus précieux », et en particulier leur vie, « au nom d’une idée » (p. 13). Selon lui, elle ne résulte pas de « la faiblesse psychologique des individus qui y cèdent, de leur désespoir personnel ou social, d’un manque d’éducation, voire d’une forme d’inhumanité et de psychopathie » (p. 14). Les extrémistes constituent une énigme, mais celle-ci peut-être décomposée en questions simples : qu’est-ce qu’une pensée extrême, comment devient-on extrémiste, pourquoi est-il si difficile de faire changer d’avis un extrémiste ?

Les réponses remettent en cause plusieurs notions rassurantes et, en particulier, l’espoir que l’intelligence, la culture et la connaissance dissipent les croyances fausses et leurs expressions radicales. Les convictions résistent aux démentis de la réalité. Par ailleurs, comme l’explique fort bien Gérald Bronner, elles ne sont pas le monopole des extrémistes. Nous refuserions quasiment tous de tuer un inconnu, même pour une fortune. Il y a « incommensurabilité » entre nos intérêts personnels et les valeurs auxquelles nous adhérons. La majorité ne transige pas avec le respect de la vie. Une minorité ne transige pas avec le respect de la parole divine. «  Il n’y a pas de différence de nature entre la pensée de l’homme extrémiste et celle de l’homme ordinaire » (p. 317), écrit Gérald Bronner. Ce qui rend un individu dangereux est son adhésion inconditionnelle à une croyance incompatible avec le monde qui l’entoure. C’est un état d’esprit auquel on parvient par un cheminement progressif. Il détaille des expériences, menées avec des étudiants, qui mettent en lumière l’existence d’une minorité portée à l’intransigeance. Cité par Gérald Bronner dans son avant-propos, l’anthropologue franco-américain Scott Atran avait expliqué, lui aussi, devant le conseil des Nations Unies en 2015 que les jeunes terroristes s’inscrivent dans ce que «  les sociologues appellent “la distribution normale” en termes de caractéristiques psychologiques comme l’empathie, la compassion ou l’idéalisme ». Ils « veulent principalement aider, plutôt que de faire du mal » 3.

Le piège à éviter, contre lequel Gérald Bronner met en garde, serait de croire que nous sommes tous l’extrémiste de quelqu’un. La pensée extrême se caractérise au contraire par le dérèglement progressif de l’échelle interne des valeurs qui permet la vie en société, indépendamment des croyances en vigueur dans cette dernière (le programme de « déradicalisation » islamique le plus efficace du moment, cité par l’auteur, est d’ailleurs celui des Saoudiens).

L’art contemporain illustre également, à sa manière, un dérèglement progressif des valeurs, considère l’auteur, en citant plusieurs exemples de comportements extrêmes chez des artistes. À la première ligne de la première page de La pensée extrême, il en donne un. Un « jeune artiste japonais » se serait jeté du haut d’un immeuble sur sa toile, toile éclaboussée de sang, « qui fut léguée au musée d’art moderne de Tokyo ». Cet exemple est tiré d’un livre de Nathalie Heinich, sociologue spécialiste de l’art contemporain. Il est fascinant. Mais – et c’est le seul point à notre connaissance où le livre de Gérald Bronner doit être corrigé – il est imaginaire. Renseignement pris au Japon, le Musée d’art moderne de Tokyo n’a jamais accepté un legs aussi embarrassant. Aucun peintre ne s’est suicidé de la sorte. C’est une légende urbaine, qui ne circule d’ailleurs pas sur le web japonais. Elle est probablement inspirée par Saburo Murakami (1925-1996), un artiste du mouvement Gutaï, dont les « performances » sans danger sont visibles sur Internet. Gérald Bronner nous a prévenus : « la crédulité n’est pas nécessairement l’expression de la bêtise ou du manque d’éducation » (p. 47)...

1 Dans le pire des cas, les poncifs de rigueur sur l’intégration en panne sont assaisonnés d’un psychanalysme accablant. Voilà, par exemple, comment le psychiatre Olivier Bouvet de la Maisonneuve tente de faire asseoir dans le délicat salon de thé freudien les encombrants tueurs du Bataclan et de Bruxelles : « C’est une erreur que de vouloir opposer pervers sexuels et pervers narcissiques, car le fétiche peut aussi bien se cacher dans un dispositif sexuel que dans un discours faussement idéaliste voire faussement religieux ». L’Obs Le Plus, 3 avril 2016, « Djihadisme : blessé, le narcissisme peut conduire au pire. Sain, il peut sauver l’humanité ».

2 Une question qu’il a étudiée en détail dans La Démocratie des crédules, PUF, 2013. Voir l’analyse de Jean-Paul Krivine sur notre site : La démocratie des crédules