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Entre légende et utopie, l’Atlantide vue par un helléniste

Publié en ligne le 7 juillet 2004 - Ésotérisme -
par Antoine Thivel - SPS n° 250, décembre 2001

Depuis que Platon a mis par écrit, dans ses dialogues le Timée et le Critias, probablement aux environs de 350 avant notre ère, une histoire qu’on racontait dans sa famille, la légende de la grande île de l’Atlantide qui aurait existé au large de Gibraltar (les Colonnes d’Hercule) 9 000 ans avant Solon, et sur laquelle aurait vécu une civilisation brillante qui faisait la guerre à l’Athènes de cette époque, jusqu’au jour où elle fut engloutie par un raz de marée provoqué par un tremblement de terre, les imaginations sont allées bon train, et on ne saurait compter toutes les hypothèses qui ont été faites pour localiser l’Atlantide et en tirer toutes sortes de conclusions morales et philosophiques. Un des plus anciens de ces interprètes patriotes et moralistes est Olaf Rudbeck (Upsala 1682) qui liait la légende de l’Atlantide à des récits sur d’anciennes civilisations nordiques très avancées, et proposait naturellement d’identifier l’Atlantide avec la Suède. On peut citer aussi les lettres de l’astronome Bailly à Voltaire (1779) sur l’Atlantide de Platon, qui faisait allusion à des civilisations antédiluviennes de très haut niveau, etc. Les Atlantes étaient perçus un peu comme maintenant les extra-terrestres, donc tout le monde voulait les avoir pour ancêtres, et c’est pourquoi tous les pays ont revendiqué l’un après l’autre l’Atlantide comme mythe de fondation, ce qui a donné naissance à une immense littérature 1.

Un buste de Platon
Un buste de Platon

L’Atlantide était pour Platon une histoire de famille, car il nous dit qu’elle a été racontée à Solon, le législateur athénien du début du VIe siècle, par des prêtres égyptiens de Saïs, or Platon descendait de Solon par la famille de sa mère, et, du côté de son père, sa famille prétendait remonter jusqu’aux rois fondateurs d’Athènes, vers le Xe siècle 2. D’autre part, on peut tout à fait admettre que Solon ait fait un voyage en Égypte, comme le faisaient tous les Grecs de noble naissance, et il ne faut pas sous-estimer le prestige de l’Égypte à l’égard des anciens Grecs : ceux-ci se rendaient bien compte que la civilisation pharaonique était beaucoup plus ancienne que la leur, ils étaient donc portés à aller y chercher des leçons de sagesse et de gouvernement, mais, d’un autre côté, leur fierté patriotique leur faisait croire que les Égyptiens avaient tout simplement emprunté aux Grecs tous les éléments qui leur avaient permis d’établir un État si puissant et si bien policé. C’est ainsi que l’orateur Isocrate (IVe siècle), dans son discours Busiris, imagine qu’un législateur très ancien, grec évidemment, a donné au premier empire égyptien sa constitution. Toutes ces constructions, bien entendu, reposent pour une bonne part sur des préjugés nationalistes, les légendes y sont beaucoup plus importantes qu’un quelconque noyau historique, et il faut d’abord faire remarquer qu’à l’époque supposée de l’Atlantide, 9 000 ans avant Solon, donc il y a 11 600 ans, l’Athènes grecque archaïque dont parle Platon n’existait pas. La première vague d’invasion achéenne est arrivée en Grèce aux environs du XVIIIe siècle et la civilisation mycénienne se termine vers le Xe siècle. Ensuite apparaissent les premières cités.

L’origine de la légende de l’Atlantide se confond certainement avec ce mythe qui existe dans toutes les religions indo-européennes, de l’Inde à la Scandinavie, selon lequel il y a au centre du monde un gros pilier, ou une montagne, ou encore un géant, qui soutient le ciel. En Inde, l’Himalaya joue facilement ce rôle, et, en Grèce, c’est dans le Péloponnèse que ce mythe s’est développé. Les bergers de cette région, où se trouvent des montagnes assez élevées dont les sommets sont toujours voilés par le brouillard, s’imaginaient que c’étaient ces montagnes qui portaient le ciel. De là, le mythe est passé aussi bien à l’est qu’à l’ouest : à l’est, il y avait le mont Ida, le Mont Ararat, le Caucase, et à l’ouest c’étaient l’Etna, ou la Sierra Nevada, ou encore le rocher de Gibraltar qui passaient pour soutenir le ciel, d’où l’invention du géant Atlas (dont le nom signifie tout simplement : « celui qui porte », on l’appelle aussi Télamon, nom tiré de la même racine) campé sur le détroit, un pied sur Gibraltar et l’autre sur Tanger. Ainsi sont nées les « Colonnes d’Hercule » puisqu’Hercule (Héraklès en grec) avait proposé à Atlas de le remplacer quelques instants pour porter le ciel pendant que le géant irait chercher dans une île de l’océan les pommes d’or du jardin des Hespérides (ce dernier mot signifie : « Filles du soir », donc ce sont des îles occidentales). On a appelé aussi « Atlas » les montagnes du Maroc et enfin les livres qui contiennent toutes les cartes du monde, quand on eut remplacé le ciel par le monde. Pour Atlas qui porte « le monde », la terre est évidemment plate, et les représentations où l’on voit Atlas portant une terre sphérique sont des anachronismes grossiers. C’est aussi Atlas qui a donné son nom à l’océan Atlantique, dénomination déjà utilisée par Hérodote (I, 203) - mais les Anciens ne s’y aventuraient guère -, et c’est encore lui qui a inspiré le nom des fameux Atlantes, habitants de l’île Atlantide.

Paroles d’un grand prêtre égyptien

[Réponse d’un prêtre à Solon, en voyage à Saïs, en Égypte, qui l’a interrogé sur... l’antiquité.]

« Nos livres racontent comment Athènes détruisit une puissante armée qui, partie de l’océan Atlantique, envahissait insolemment et l’Europe et l’Asie. Car, alors, on pouvait traverser cet océan. Il s’y trouvait en effet une île, située en face du détroit que vous appelez dans votre langue les Colonnes d’Hercule. Cette île était plus grande que la Libye et l’Asie réunies ; les navigateurs passaient de là sur les autres îles, et de celles-ci sur le continent qui borde cette mer vraiment digne de ce nom. Car pour tout ce qui est en deçà du détroit dont nous avons parlé, cela ressemble à un port dont l’entrée est étroite, tandis que le reste est une véritable mer, de même que la terre qui l’entoure a tous les titres à être appelée continent. »

Platon, le Timée.

Comme Platon est le seul auteur qui nous parle de cette légende (l’orateur Isocrate, au IVe siècle, fait l’éloge des anciens héros de l’Attique, en IV, 73 et VI, 46 mais il ne parle pas des Atlantes), il est difficile de démêler ce qui, dans son récit, appartient au mythe et ce qu’il y a ajouté. On peut cependant éliminer d’emblée tout ce qui est trop platonicien : l’idée qu’une petite cité terrestre, sans ambition, où chacun est à sa place, est la cité idéale, que, de toute façon, elle est meilleure qu’une grande cité maritime, prétentieuse et orgueilleuse, régnant sur de vastes régions par le commerce, et qu’elle peut même vaincre militairement cette dernière : l’allusion à la guerre du Péloponnèse, où l’ambitieuse Athènes a été vaincue par la modeste Sparte (aidée, il est vrai, par le roi de Perse) est trop manifeste, et Platon pense peut-être aussi au rôle qu’a joué Athènes dans les guerres médiques, quand une petite cité, elle-même envahie par les forces ennemies, a dirigé la révolte contre le géant perse et a complètement détruit ses forces. Le cœur de Platon est, de toute évidence, du côté de « l’Athènes archaïque » qu’il nous décrit. D’ailleurs, il n’aimait pas du tout la démocratie athénienne de son temps et la rendait responsable de la guerre du Péloponnèse. Ainsi l’utopie rejoint la légende, et la cité idéale est incarnée tantôt par Sparte (Platon, comme tous les aristocrates grecs, avait une tendresse pour Sparte, cité guerrière), tantôt par l’Athènes de Thémistocle.

Une fois élagué de ses éléments platoniciens, le mythe se réduit donc à l’image d’une grande île au large des Colonnes d’Hercule (elle était, paraît-il, aussi grande que la Libye et l’Asie réunies, c’est-à-dire l’Afrique du Nord et l’Asie Mineure) ; cette île était habitée par une population de civilisation très avancée, possédant une agriculture prospère, des canaux, une marine puissante, une haute technologie qui lui permettaient de régner sur toute l’Europe et l’Afrique du Nord, mais un jour elle fut engloutie par l’océan sur un ordre des dieux, parce qu’elle avait péché par excès d’orgueil (askhêmosunê, inconvenance, immodération, dit Platon). C’est donc un mythe des origines, qui utilise une fois de plus le Déluge comme instrument de la colère divine. Il est probable que tout le développement sur l’Athènes primitive, cité vertueuse opposée à l’insolence des Atlantes, a été inventé par Platon. Nous sommes donc en présence d’une fable morale à forte signification politique. C’est ce que soulignait Aristote, comme on le voit par Strabon (géographe du Ier siècle, en II, 102 et XIII, 598), tandis que d’autres auteurs anciens y voyaient une affabulation bâtie à partir de données réelles de l’histoire et de la géographie. Les néoplatoniciens en ont tiré des considérations mystiques.

Curieusement, les modernes ne se sont intéressés qu’au problème de la localisation. Et c’est ainsi que les géologues d’aujourd’hui, grâce aux connaissances que nous avons sur le fond des océans et la chronologie des glaciations, supposent que l’Atlantide a réellement existé, car dans l’Atlantique, à quelque distance de Gibraltar, s’élève une bande de terre qui pouvait bien être à découvert pendant la dernière glaciation et a été recouverte par les eaux quand les glaces se sont retirées vers le pôle. De plus, les 9 000 ans indiqués par Solon pourraient être réels, car ils correspondent à peu près à l’époque où les glaces ont commencé à fondre. Tout cela est fort ingénieux, mais il faut nous garder de chercher à tout prix un noyau réel à une légende : l’imagination des hommes est bien assez fertile pour inventer des dieux et des héros à partir de simples analogies à valeur symbolique. La transmission orale sur 9 000 ans n’est pas impossible, mais cela ressemble plutôt à un chiffre énorme pour les anciens, un temps mythique et magique assimilable à l’éternité. Les coïncidences entre les découvertes modernes de la géophysique et les détails d’une légende comme l’Atlantide ne sont pas une preuve scientifique : tout au plus peuvent-elles être tenues pour une « opinion vraie », comme aurait dit Platon, c’est-à-dire une impression personnelle qui tombe sur la vérité par hasard, sans établir de vrai lien entre la pensée humaine et le réel, mais l’« opinion vraie » n’est pas la science (épistêmê), celle-ci est fondée sur l’expérience et sur l’usage de la méthode rationnelle, comme nous le rappelle le philosophe dans le Théètète. Il ne faudrait pas que les modernes, à partir de coïncidences troublantes, se mettent à inventer à leur tour des mythes sur la base de mythes anciens mal interprétés.

1 On peut en avoir une idée d’après l’exposé de Pierre Vidal-Naquet, « L’Atlantide et les nations », qu’il a inséré dans son livre La Démocratie grecque vue d’ailleurs, Flammarion 1990, pp.139-159. Un des premiers articles sérieux qui ont été écrits sur la question est celui de Giuseppe Bartoli, « Essai sur l’explication historique que Platon a donnée de sa République et de son Atlantide », paru à Milan en 1779.

2 Voir pour cela, dans la Collection Garnier-Flammarion, Timée/Critias, traduction de Luc Brisson, p.328.