Accueil / Fonctions et mécanismes de la cognition sociale

Fonctions et mécanismes de la cognition sociale

Publié en ligne le 26 mai 2021 - Évolution et faits sociaux -

Il y a, en biologie, une certaine danse épistémique entre les questions « pourquoi » et « comment ». Répondre à la question « pourquoi », c’est spécifier la fonction. Répondre à la question « comment », c’est décrire les mécanismes. Exemple : Pourquoi a-t-on un cœur ? Parce que c’est un avantage sélectif qui permet de faire circuler le sang – c’est sa fonction. Comment fait-il cela ? Le sang entre dans les cavités du cœur puis est propulsé par contraction musculaire à travers un système de valves, etc. Quand on spécifie les mécanismes, on décompose l’élément en sous-éléments fonctionnels : les cavités du cœur et les valves dans notre exemple. Quand on spécifie la fonction, on identifie le rôle de l’élément au sein d’un mécanisme auquel il contribue. Le cœur accomplit sa fonction au sein du système cardio-vasculaire dont la fonction est le transport du sang. Il est la pompe du système. Ainsi, la réponse à la question « pourquoi un élément existe ? » consiste à spécifier son rôle fonctionnel en tant que partie d’un mécanisme ; et la réponse à la question « comment » consiste à le décomposer lui-même en sous-parties.

Deux officiers de la Guilde des chirurgiens,
Jurriaen Pool (c.1665-1745)

Fonctions, adaptations, cognition

Prenons un autre organe : le cerveau. La fonction du cerveau (humain ou non), c’est de traiter de l’information. Plus précisément, c’est de traiter l’information fournie par les sens de manière à produire un comportement adaptatif. Il fait cela par le biais de multiples capacités cognitives telles que la vision qui prend le signal fourni par l’œil et produit des représentations visuelles. L’ordinateur est, comme le cerveau, une entité dont la fonction est de traiter l’information. On peut décrire les événements électriques qu’un ordinateur réalise, mais il est aussi possible et utile de décrire quelles fonctions ces événements ont, c’est-à-dire quels programmes ils effectuent. C’est pareil pour le cerveau : on peut décrire les phénomènes chimiques et électriques qui s’y produisent, mais aussi la fonction de ces phénomènes. La neuroscience s’intéresse particulièrement aux phénomènes chimiques tandis que la psychologie cognitive se donne pour but l’analyse fonctionnelle du cerveau – ce qui consiste à décrire ses programmes.

L’analogie entre ordinateur et cerveau est profonde, mais, comme toute analogie, elle a ses limites. Comprendre un programme, c’est retrouver ce pourquoi il a été écrit – l’objectif du programmeur. Qu’en est-il des programmes réalisés par le cerveau ? Comme c’est un organe, son analyse fonctionnelle doit être ancrée dans la théorie de l’évolution. Le cerveau, c’est comme un ordinateur, puisque sa fonction est de traiter l’information, mais c’est un ordinateur qui résulte de l’évolution biologique plutôt que de l’intention d’un programmeur. Or la sélection naturelle favorise les traits qui tendent à accroître la capacité à survivre et se reproduire de l’organisme qui possède ces traits ainsi que des organismes qui lui sont apparentés (ils partagent en partie les même gènes). On mesure cette capacité en termes de valeur adaptative inclusive. Les traits qui contribuent à la valeur adaptative inclusive, ce sont des adaptations. Il en est ainsi du cerveau et l’on peut donc dire que la programmation du cerveau par l’évolution est le résultat des multiples événements qui ont causé le succès reproductif des porteurs de certains gènes à la base de cette programmation et la conséquente multiplication de ces gènes.

Voilà quelques exemples de programmes clairement adaptatifs : les mécanismes de peurs peuvent évoluer s’ils permettent d’éviter certains dangers, des mécanismes de dégoût peuvent évoluer s’ils évitent l’empoisonnement, des mécanismes de désirs sexuels peuvent évoluer s’ils favorisent la reproduction. Si l’organe cognitif est un tant soit peu complexe, on peut s’attendre à trouver des adaptations qui n’influencent qu’indirectement le comportement. Il peut, entre autres, y avoir une différenciation des programmes qui s’occupent de produire des motivations et des programmes s’occupant eux-mêmes de produire des représentations de l’environnement. La soif est un programme du premier type. La conceptualisation des objets en tant qu’objets, avec leurs propriétés distinctives, est un programme du deuxième type. L’apprentissage y a, bien sûr, une place importante et est largement permis par les programmes évolués, qui peuvent, entre autres, produire des sous-programmes. Par exemple, parler couramment une langue, c’est avoir développé un programme pour la communication via l’apprentissage.

Les fonctions de la cognition sociale

Passons aux programmes réalisés par le cerveau et dont la fonction est de gérer les interactions avec des organismes de la même espèce (i.e. les interactions sociales). Deux types de problèmes se posent aux espèces sexuées : la sélection de partenaires sexuels et l’investissement parental. On peut donc identifier une fonction cognitive – la sélection de partenaire de manière à optimiser sa valeur adaptative ou le calcul de l’investissement parental optimal – puis tenter de déterminer comment cette fonction est réalisée. La diversité des mécanismes est impressionnante. Exemples : certaines araignées mâles vont faire un don nuptial aux femelles pour accroître leurs chances de copuler (c’est le cas de la Pisaure admirable). Certains oiseaux femelles vont se laisser séduire par l’apparence du mâle : son plumage joue un rôle important (on pense bien sûr au paon, mais la beauté de nombreux autres oiseaux résulte des stratégies d’accouplement). Les formes d’investissement parental sont tout aussi diverses mais, de manière intéressante, sont l’objet d’une coévolution avec les stratégies sexuelles. Ainsi, un grand investissement parental est accompagné de stratégies plus sélectives dans le choix de partenaires sexuels ; un faible investissement parental est accompagné de stratégies permettant de multiplier le nombre de partenaires.

La Proposition,
William-Adolphe Bouguereau (1825-1905)

Ci-dessus, nous avons identifié deux fonctions cognitives liées à la gestion des relations sexuelles et de l’investissement parental. De nombreuses espèces sont équipées de capacités psychologiques ayant de telles fonctions que l’on peut préciser au vu de l’environnement et par analyse des stratégies optimales. Il s’agit ensuite de décrire les mécanismes qui réalisent ces fonctions. En revanche, il y a chez les humains des mécanismes de cognition sociale que l’on a bien identifiés, mais pour lesquels la fonction adaptative continue de poser question. On connait un peu du « comment » mais l’on se demande toujours « pourquoi ». Ces mécanismes incluent :

  1. la capacité d’attribuer des états mentaux à autrui ;
  2. des mécanismes produisant des motivations à coopérer ;
  3. une capacité à communiquer étonnement expressive.

Pourquoi de tels mécanismes ont-ils évolué ? La capacité à attribuer des intentions, des croyances, des émotions, etc., à autrui est appelée « théorie de l’esprit » par les psychologues. C’est une capacité que l’on trouve chez les humains dès l’enfance et qui se retrouve à travers les cultures. Les grands singes autres que les humains ont, eux aussi, une capacité similaire qui leur permet d’anticiper les comportements de leurs pairs, mais cette capacité est très probablement bien moins développée [1, 2]. On a donc des raisons de penser que la théorie de l’esprit est une adaptation. Quelle est sa fonction ? La cognition humaine a en grande partie évolué pour faire face à des problèmes de relations sociales, mais quels sont-ils ? Et pourquoi une « théorie de l’esprit » contribuerait-elle à résoudre ces problèmes ? On observe chez les grands singes des systèmes sociaux complexes avec de la hiérarchie et des coalitions. L’accès à la nourriture et aux partenaires sexuels est conditionné à la position sociale. Mais, pour gérer les aspects politiques qu’implique cette compétition, a-t-on besoin de comprendre les intentions et les croyances ? Ne peut-on pas faire plus simple et moins coûteux pour le cerveau ? La « théorie de l’esprit » a probablement une fonction autre que de gérer les hiérarchies et les coalitions. Une hypothèse est que la « théorie de l’esprit » permet de distinguer les situations où il est bénéfique d’interagir avec autrui des situations où il vaut mieux s’abstenir. Exemple : pour un singe qui souhaite se faire épouiller, mieux vaut se diriger vers un singe qui est susceptible d’avoir envie d’épouiller que vers un singe occupé à se battre, se nourrir ou copuler. Chez les humains, ce type de choix et les prédictions sur lesquelles ces choix se fondent sont courants. Vous vous rendez à la boulangerie avec la présomption que le boulanger souhaitera vous vendre son pain ; vous vous engagez dans un projet commun, avec l’attente que vos collègues feront leur part du travail ; sur un trottoir étroit, vous vous serrez sur la droite dans l’idée que la personne qui vient en face fera de même, car son intérêt est de continuer son chemin, plutôt que de disputer une priorité. En bref, la « théorie de l’esprit » permet de distinguer les opportunités gagnant-gagnant des situations où il vaut mieux ne pas interagir. Elle permet d’éviter les dernières et de saisir les premières.

Les humains sont étonnamment gentils et généreux. Bien sûr, nous désirons tous qu’ils le soient plus encore, mais si l’on compare leurs choix avec ceux d’autres espèces, ils sont largement plus partageurs, avec le désir d’être honnête, juste et bon (ou, du moins, le désir d’être vu par les autres comme honnête, juste et bon et de se croire l’être). Une étude de 2008 montre par exemple que les chimpanzés ne font aucun effort pour le bénéfice de leurs pairs [3] ; une étude plus récente discrédite la thèse que les chimpanzés feraient des choix au vu de leurs conséquences sur autrui [4].

Exemples de comportements « partageurs » : respecter un contrat ou une promesse, quand bien même on pourrait gagner à ne pas le faire ; partager de manière équitable le produit d’une action jointe comme la chasse ou la cueillette ; quelquefois, même, faire preuve de charité. Ces choix sont altruistes dans la mesure où ils représentent un coût ou un manque à gagner pour leur auteur et un bénéfice pour autrui. Les motivations qui poussent à faire des choix altruistes envers des personnes auxquelles on n’est pas apparenté sont issues de mécanismes cognitifs dont les processus d’évolution sont toujours débattus (pour deux explications concurrentes, voir [5], d’une part, et, pour les idées présentées ici, [6, 7]).

Bélisaire demandant l’aumône,
Jacques-Louis David (1748-1825)

Le mystère vient du fait qu’un choix altruiste décroît la valeur adaptative de l’agent qui le fait au bénéfice d’un autre. Selon les processus de l’évolution, le bénéficiaire devrait donc avoir une plus grande descendance que le bienfaiteur et les gènes qui contribuent à faire des choix altruistes devraient disparaître. Il faut donc trouver pourquoi les choix apparemment désavantageux au vu de la sélection naturelle ont en fait des conséquences positives. Là encore, l’exploitation des opportunités gagnant-gagnant peut expliquer pourquoi les choix altruistes peuvent, au bout du compte, être bénéfiques. L’idée est qu’en faisant des choix altruistes, nous persuadons les autres qu’il est avantageux pour eux de coopérer avec nous. Un exemple mondain : si nous respectons les éléments d’un contrat, nous accroissons la probabilité d’avoir un nouveau contrat – que ce soit avec les mêmes partenaires ou avec d’autres qui auraient observé notre comportement honnête. Les mécanismes à l’origine des choix altruistes permettent donc d’investir dans la multiplication des opportunités gagnant-gagnant. Ils permettent de persuader les possibles partenaires qu’il existe bien de telles opportunités et qu’il est avantageux d’interagir avec nous.

Un dernier gros bloc de la cognition sociale humaine est la capacité à communiquer. On pense bien sûr à la langue qui est un outil extrêmement versatile pour exprimer toutes sortes de choses. Cependant, les humains utilisent de multiples moyens pour communiquer : pointer du doigt, hausser les sourcils, dessiner un plan, s’habiller dans un certain style, etc. Des théories de l’évolution de la capacité à parler une langue mettent en avant ses avantages pour la pensée en général car l’on peut penser avec des phrases [8]. Ces théories mettent au second plan les avantages que la communication apporte. Une autre théorie met l’accent sur l’avantage à communiquer aux enfants des connaissances culturelles et techniques qui leurs seront utiles [9]. Pour ma part, je défends la théorie selon laquelle la communication a, comme les capacités cognitives sociales mentionnées ci-dessus, pour fonction évolutive de saisir les opportunités gagnant-gagnant. Dans de nombreuses circonstances, saisir de telles opportunités ne peut se faire que si la personne avec qui l’on interagit a certaines connaissances. Il y a, en particulier, des problèmes de coordination qui se résolvent très bien grâce à la communication : déterminer une heure et un lieu pour se rencontrer, par exemple. Dans de nombreux cas, il est aussi utile de partager des connaissances sur autre chose que ses propres actions. Exemple : si l’on souhaite maintenir un feu à plusieurs, il est utile à tous les participants que chacun sache comment maintenir le feu. Il est ainsi bénéfique pour le communicant de partager ses connaissances et il est utile pour l’audience d’interpréter ce qui est communiqué pour acquérir ces connaissances pertinentes.

Saisir et multiplier les opportunités gagnant-gagnant

Les sciences cognitives ont fait quelques progrès dans l’analyse des capacités cognitives qui sont propres à l’Homme et qui font de lui un animal social capable de créer et de participer à une culture. On a ainsi quelques connaissances sur comment les capacités cognitives sociales fonctionnent. J’ai en particulier mentionné trois ensembles de mécanismes qui sont des sujets d’étude importants : la « théorie de l’esprit », les préférences qui motivent les choix altruistes et la capacité à communiquer. La « théorie de l’esprit » implique de maîtriser des concepts tels que celui de croyance ; les motivations sociales incluent une certaine sensibilité à la distribution des bénéfices ; la capacité à communiquer inclut la capacité à acquérir et maîtriser les conventions linguistiques (vocabulaire et grammaire), etc.

Les réponses données à la question « pourquoi avons-nous de telles capacités cognitives sociales ? » sont moins précises. D’une part, la fonction des motivations à l’origine des choix altruistes reste très débattue sans qu’une théorie ne l’emporte ; d’autre part, les fonctions de la théorie de l’esprit et des capacités de communication sont peu débattues, comme si leur valeur adaptative était évidente. Mais pour mieux comprendre le comment, il faut souvent savoir le « pourquoi ». La danse épistémique entre le « pourquoi » et le « comment » peut et doit s’appliquer dans l’étude de la cognition sociale. D’une part, en connaissant plus précisément le contenu des motivations à l’origine des choix altruistes (comment ces choix sont faits et par quels mécanismes ; est-on ultimement motivé par la justice, à améliorer sa réputation, à suivre les normes sociales ?), on peut faire de meilleures hypothèses sur leurs fonctions. Mais d’autre part, en connaissant mieux leurs fonctions, on pourra faire de meilleures hypothèses sur leur contenu. Ma réponse au pourquoi du comment de la cognition sociale consiste à mettre en avant l’avantage qu’il y a à saisir et investir dans les opportunités gagnant-gagnant. Le type de relations sociales des primates à l’œuvre au sein de larges groupes sociaux pourrait ainsi expliquer l’étonnante taille du cerveau des humains [10].

Références


1 | Tomasello M et al., “Chimpanzees understand psychological states – The question is which ones and to what extent”, Trends in cognitive sciences, 2003.
2 | Krupenye C, Call J, “Theory of mind in animals : Current and future directions”, Wiley Interdisciplinary Reviews : Cognitive Science, 2019.
3 | Vonk J et al., “Chimpanzees do not take advantage of very low cost opportunities to deliver food to unrelated group members”, Animal Behaviour, 2008.
4 | Tennie C et al., “The nature of prosociality in chimpanzees”, Nature Comm, 2016.
5 | Henrich J, “Cultural group selection, coevolutionary processes and large-scale cooperation”, J of Econ Behav & Organization, 2004.
6 | Baumard N, Comment nous sommes devenus moraux : une histoire naturelle du bien et du mal, Odile Jacob, 2010.
7 | Heintz C et al., “The co-evolution of honesty and strategic vigilance”, Frontiers in Psychology, 2016.
8 | Berwick C, Chomsky N, Why only us : Language and evolution, MIT press, 2016.
9 | Csibra G, György G, “Natural pedagogy as evolutionary adaptation”, Phil Trans Royal Soc B : Biol Sci, 2011.
10 | Shultz S, Dunbar RI, “The evolution of the social brain : anthropoid primates contrast with other vertebrates”, Proc Royal Soc B : Biol Sci, 2007.