Sorcières et sorciers, histoire et mythes
Publié en ligne le 19 novembre 2024
Libertalia est une maison d’édition d’orientation communiste libertaire qui propose entre autres des ouvrages consacrés à des mythes, tels que ceux de Robin des Bois ou du Roi Arthur. L’historienne Michelle Zancarini-Fournel, plutôt spécialiste de mouvements socio-politiques contemporains, s’attaque ici au thème des sorcières, envisagé sous l’angle de l’histoire mais aussi sous celui du mythe.
En effet, comme le montre l’autrice, la figure de la sorcière a été convoquée depuis le XIXe siècle comme étendard par des générations de militantes féministes, avec des déclinaisons un peu différentes selon les enjeux de la période. Beaucoup de ces constructions, bien plus politiques qu’historiques, se situent dans la continuité de l’ouvrage majeur de l’historien Jules Michelet, qui dressait en 1862 dans La Sorcière un portrait très romantique d’une femme rebelle dressée contre les carcans de la société patriarcale. Depuis, ce mythe a prospéré et est devenu particulièrement prégnant du fait des succès éditoriaux de deux ouvrages au cours des dernières années. Le premier, à l’ambition « académique », était en 2006 Caliban et la sorcière 1 de la philosophe Silvia Federici, qui a directement inspiré les développements historiques de Mona Chollet. Le second est, en 2018, le best-seller de la journaliste Mona Chollet Sorcières, la puissance invaincue des femmes ; celle-ci surfe sur le créneau porteur du développement personnel en lui donnant un contenu féministe, et elle présente la figure de la sorcière comme celle d’une « femme puissante » dont peuvent s’inspirer les femmes et les féministes actuelles.
Historienne professionnelle au fait de la production académique relative à la chasse aux sorcières des XVe -XVIIe siècle – toute une littérature savante superbement ignorée par Federici et Chollet –, M. Zancarini-Fournel, à la suite de ses collègues, a été frappée de voir dans les thèses à la mode « un contresens sur le “réel historique” des sorcières, qui n’étaient pas des femmes puissantes, mais des victimes des querelles de voisinage, de dénonciations et d’arrestations débouchant sur l’aveu, sous torture, du crime de sabbat ». Le premier chapitre de Sorcières et sorciers rappelle les faits historiques établis : si la publication en 1486 du manuel d’Inquisition Malleus Maleficarum marque un tournant vers une sexuation accrue de la dénonciation de la sorcellerie, celle-ci, dans le siècle précédent, avait concerné de manière égalitaire les deux sexes, et se comprenait avant tout dans le contexte des persécutions religieuses contre le judaïsme et les diverses hérésies de l’époque. À propos de cette chasse aux sorcières, l’historienne remet en cause la grille de lecture hors-sol qui décrit des « féminicides » de masse commis par « les hommes » désirant soumettre « les femmes ». Elle rappelle la dynamique concrète du phénomène : « La “chasse aux sorcières” du milieu du XVe au milieu du XVIIe se caractérise dans les villages par un processus de dénonciation venant des proches, des voisins et des voisines, qui rendent responsables de leurs malheurs, des maladies des personnes ou des bêtes, les “jeteurs de sort” ; les délatrices et délateurs bénéficient de l’impunité et ont été incités par des prédicateurs et des curés. » Sur l’ensemble de la période, les victimes d’exécutions ont été, pour un quart, des hommes, et ceux-ci pouvaient être majoritaires à certains endroits parmi les condamnés. Il y a indéniablement, en dernière analyse, une dimension de genre dans cette répression majeure des débuts de l’époque moderne, avec une nette surreprésentation des femmes parmi les victimes, mais sans que cette grille de lecture puisse, loin s’en faut, se suffire à elle-même, d’autant que parmi les accusateurs, les accusatrices étaient aussi très nombreuses… L’autrice rappelle les fourchettes de chiffres crédibles en ce qui concerne le nombre de victimes – 40 à 70 000 personnes exécutées –, et regrette que des féministes, dont Federici et Chollet, véhiculent des estimations parfaitement fantaisistes de l’ordre de centaines de milliers voire de millions de femmes, afin de construire l’image fantasmagorique d’un « sexocide ». Depuis Françoise d’Eaubonne, Starhawk et Carolyn Merchant, le courant politique de l’« écoféminisme », qui est particulièrement imprégné de mysticisme, a largement contribué à ce que M. Zancarini-Fournel qualifie d’histoire « contrefactuelle », qui en arrive à « invisibiliser » les sorciers et les victimes masculines de la chasse aux sorcières.
Ce livre est donc particulièrement bienvenu dans sa volonté de tracer les frontières entre le mythe et la connaissance historique. On peut néanmoins regretter deux choses à son sujet :
– que sa construction soit globalement peu cohérente et peu lisible en termes de plan et de fil directeur. Par exemple, le deuxième chapitre est consacré au « tournant du XIXe siècle », mais une très large partie de son contenu évoque une enquête ethnographique dans le bocage français au cours des années 1970 ou bien encore la survivance de pratiques de sorcellerie dans les Antilles aujourd’hui. Le lecteur s’y perd parfois et a du mal à voir quelle est vraiment la démonstration en cours ;
– de même, le livre est présenté comme une « lettre aux jeunes féministes », mais l’autrice s’adresse en fait fort peu à elles et semble excessivement prudente par rapport aux conclusions à tirer de son propre exposé. Osons proposer les mots de conclusion absents de l’ouvrage : aucune pensée politique, a fortiori si elle se veut émancipatrice, n’a rien à gagner ni du mépris du savoir historique ni de la revalorisation symbolique d’une pensée magique qui est précisément aux sources du drame historique de la chasse aux sorcières. En effet, pendant que des féministes s’amusent dans des pays riches et sécularisés à évoquer les pouvoirs paranormaux qu’elles pensent posséder sur le modèle de leurs « ancêtres » fantasmées, des personnes – et notamment des femmes – sont encore de nos jours accusées de sorcellerie et victimes de répression en Inde, au Ghana ou en Zambie, comme le rapporte fort justement l’autrice de cet utile petit livre.
1 Voir notre critique de cet ouvrage, écrite en deux parties en collaboration avec Christophe Darmangeat :
https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/101217/caliban-et-la-sorciere-ou-l-histoire-au-bucher-12-0 et
https://www.lahuttedesclasses.net/2017/12/caliban-et-la-sorciere-silvia-federici.html
Publié dans le n° 351 de la revue
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