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La science inaudible, les experts intimidés

Publié en ligne le 11 janvier 2018 - Rationalisme -
Éditorial de Science et pseudo-sciences n°323 (janvier 2018)

La science devient inaudible. Ce constat pourrait s’appliquer à la plupart des controverses impliquant une dimension technologique : les enjeux économiques, sociaux ou sociétaux qui devraient être au centre du débat sont étouffés par des affirmations « scientifiques » qui ne laissent plus place à une quelconque discussion. Si le glyphosate est le poison dangereux qui nous est parfois présenté, alors il faut l’interdire immédiatement… Qui pourrait s’y opposer ? Et la discussion sur le type d’agriculture souhaitable est évacuée… Sauf que les mêmes qui jouent sur le risque d’empoisonnement le font au nom d’un type d’agriculture qu’ils estiment plus adapté. Il ne resterait plus qu’à choisir son camp, celui de l’agriculture qui ne respecterait rien, celui de Monsanto et de l’intoxication, ou celui d’un monde plus respirable fondé sur la seule agriculture bio, qui interdirait le glyphosate et protègerait les populations.

Ainsi, tout devient binaire. Le réchauffement climatique appellerait obligatoirement le seul développement de l’énergie solaire et éolienne, ainsi que la sortie du nucléaire. Et la volonté d’examiner comment aider les populations les plus vulnérables à s’adapter serait vu comme une sorte de défaitisme coupable. Pour les enjeux de santé publique (vaccins, Lévothyrox, maladie de Lyme…), là aussi, si on ne donne pas crédit à toutes les rumeurs largement diffusées sur Internet, alors on est forcément dans le « déni face à un nouveau scandale sanitaire ».

Dans ce contexte, le Journal d’Information Médical s’alarme : les experts ne veulent plus parler. La revue médicale en ligne le déplore : « sur différents sujets, […] certains de nos interlocuteurs refusent désormais de s’exprimer, qu’il s’agisse par exemple des dangers supposés des ondes électromagnétiques ou encore du Lévothyrox. Les passions autour de ces sujets sont telles et les invectives si rapides que certains spécialistes ont décidé de se taire ».

Illustratif de cette dérive, l’association Le droit de guérir 1 s’en prend à dix experts médicaux (membres de l’Académie et professeurs de médecine), ainsi qu’à deux responsables de médias, dont le rédacteur en chef de Science et pseudo-sciences 2. À tous, il leur est reproché d’être « peu scrupuleux » et de « s’affairer à véhiculer de la désinformation ». Pour l’association, « c’en est trop, ces individus ont jusqu’à présent sévi en toute impunité ». Elle propose des cartes postales destinées à être envoyées « à chacune des personnes et des médecins malveillants » 3 (les adresses, parfois privées, sont mises à disposition) avec cette mise en garde : « Ils doivent et peuvent considérer cette action comme un premier avertissement » 4. Une manifestation a été organisée à Strasbourg le 24 novembre dernier devant le Centre national de référence sur la maladie de Lyme, avec ce programme assez lugubre : « Lancement de la cérémonie “Fin du déni”. Discours du maître de cérémonie, mise en place du cercueil, mise en place des photos des détracteurs, invitation pour chaque personne présente à déposer une bougie devant les photos des détracteurs et sur le cercueil ».

Pour notre part, nous revendiquons la place qui a toujours été la nôtre : dire ce qui est (l’état de la connaissance scientifique) sans dire ce qu’il faudrait faire (la décision politique). Nous continuerons à le faire malgré les menaces et les intimidations.

1 Le droit de guérir est l’une des associations se prétendant représentative des personnes atteintes de maladie de Lyme. À notre connaissance, aucune des autres associations n’a explicitement condamné les menaces.

2 Quatre des douze personnes visées avaient écrit dans notre dossier sur la maladie de Lyme (SPS n° 321, juillet 2017).

3 Soulignons ici que la première considération envers les patients, c’est de leur prodiguer des soins adaptés et de ne pas les fourvoyer dans des impasses thérapeutiques. Cela passe bien sûr par l’écoute, l’empathie, reconnaître aussi qu’il n’y a pas toujours un diagnostic.

4 Avec un maigre bilan, à certains égards rassurant : seule une cinquantaine de cartes ont été reçues à la date du 5 décembre, certaines avec des menaces, d’autres plus anodines.