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Les biais cognitifs au service de la fabrique de l’addiction

Publié en ligne le 11 novembre 2022 - Rationalisme -
Extrait de l’ouvrage de Thomas Amadieu, La Fabrique de l’addiction, Éditions Le Bord de l’eau, 2021, avec l’autorisation de l’auteur.

Les jeux d’argent sont devenus la référence en matière d’addiction comportementale fabriquée par l’Homme […].

Déformer nos perceptions

Si les jeux sont des investissements et la recherche d’argent la motivation principale, comment attirer les joueurs alors que les jeux proposent des espérances mathématiques de gain négatives et des probabilités infinitésimales de toucher le jackpot ? Les opérateurs de jeu ont heureusement la solution : déformer nos perceptions des probabilités.

Difficile, voire impossible de se représenter une chance sur 139 millions – soit la probabilité de remporter le gros lot à la loterie européenne. Le site Internet du Wall Street Journal a proposé une représentation visuelle de la probabilité de remporter le jackpot du Powerball, la loterie américaine : 1 point vert et 292 millions de points rouges, c’est spectaculaire [1] ! Il faudrait acheter 146 millions de tickets pour avoir une chance sur deux de gagner – une stratégie pour le moins risquée. Face aux probabilités infinitésimales, l’esprit humain est désemparé. Lorsque des probabilités sont faibles (1 sur 10 000 et moins), elles sont en moyenne perçues comme 10 à 15 fois supérieures [2]. Or surévaluer les gains à faible probabilité ou sous-évaluer les pertes à forte probabilité est associé à une plus grande intensité de la pratique de jeu dans les douze études incluses dans une récente méta-analyse [3]. C’est pourquoi les opérateurs cherchent à renforcer ces distorsions des jugements en créant l’illusion du probable. Cette technique classique consiste à créer une disponibilité mentale du gain. En d’autres termes, il s’agit de créer l’illusion que le jackpot est à portée de main. Comment s’y prennent-ils ?

La Partie de loto, Charles Chaplin (1825-1891)

Le moyen le plus évident consiste à faire la publicité des gagnants. Lorsqu’on se rend dans un point de vente, des pancartes affichent fièrement les gros lots remportés au cours des semaines, mois ou années précédentes. Lorsqu’un gros lot est emporté, un reportage sur le gagnant ou le bureau de tabac où ont été cochés les numéros gagnants est souvent diffusé dans la presse, à la radio ou à la télévision. Les reportages sur les gagnants suscitent la sympathie,
parce qu’ils montrent des gens ordinaires à qui la fortune sourit. Chacun peut s’identifier à ces gagnants que la vie n’avait pas forcément gâtés avant leur brusque revirement de fortune […].

La mise en avant des gagnants produit des effets concrets sur la vente de jeux. Une étude parue dans l’American Economic Review montre qu’un détaillant augmente ses ventes de tickets d’un jeu donné de 12 à 38 % après qu’un client y a gagné le gros lot [4]. Les buralistes témoignent généralement de ce type d’effet : après un gros gain, ils observent une recrudescence des ventes, bien que la probabilité de gagner dans ce point de vente n’augmente pas. L’enquête montre en outre que cet effet est d’autant plus fort que l’on se situe dans un quartier où la population locale comprend des personnes en échec scolaire, des personnes âgées et des ménages ayant recours à l’assistance publique […].

Donner l’illusion du contrôle

L’illusion du contrôle survient généralement lorsqu’une situation présente des similitudes avec une situation où l’habileté du participant joue un rôle. C’est typiquement le cas des jeux d’argent : tout y est fait pour entretenir le sentiment que l’on peut prédire les résultats. C’est pour cette raison que les loteries proposent de choisir les numéros, les joueurs peuvent y investir une valeur symbolique : classiquement par exemple, de nombreuses personnes jouent les dates de naissance de leurs enfants. Les machines à sous ne fonctionnent pas différemment : le joueur doit appuyer sur un ou plusieurs boutons, donnant l’illusion qu’il peut parvenir à les actionner au bon moment. Certaines machines électroniques reprennent les codes graphiques du poker ou du blackjack, des jeux pour lesquels une prédiction est possible. Une croyance répandue parmi les joueurs consiste à penser qu’une machine à sous n’ayant pas « donné » depuis longtemps va bientôt offrir un jackpot. C’est ce qui fait que de nombreux joueurs restent des heures sans boire, ni manger, ni subvenir à leurs besoins élémentaires afin de ne pas manquer le moment où la machine finira par être rentable.

La Fortune, extrait des Échecs amoureux (anonyme, XVe.)

Mais le grand classique reste le sophisme de Monte-Carlo, aussi appelé erreur du joueur. Cela consiste à penser que si un nombre, ou une couleur, est déjà apparu à plusieurs reprises au préalable, alors la probabilité qu’il apparaisse à nouveau aux prochains tirages diminue. Les psychologues cognitifs montrent que nous sommes incapables de produire une suite relevant du hasard, nous avons tendance à produire trop d’alternances. Cela tient à notre difficulté à concevoir l’indépendance des événements. Appliquée aux jeux, cette théorie explique les croyances fausses des joueurs de roulette ou de loteries qui notent les nombres déjà tombés afin de prédire ceux qui vont advenir, alors même que les tirages sont indépendants. On sait ainsi que les montants misés sur certains numéros à la loterie diminuent fortement après que ceux-ci ont été tirés, pour ensuite remonter progressivement au fil des mois […].

Les Joueurs, Bohumil Kubišta (1884-1918)

Nous sommes tous victimes de biais cognitifs, on dit que ce sont des invariants mentaux. Néanmoins, certains contextes sont propices à leur expression. Ces interprétations erronées du hasard ont d’autant plus de chance de se déployer que le joueur est investi émotionnellement dans son activité. Lorsqu’on attend beaucoup du jeu, on a plus de chance d’adhérer à des croyances fausses. Les biais cognitifs ne semblent pas liés au niveau d’étude mais plutôt à un environnement social susceptible d’exposer aux sollicitations du jeu et à ses perspectives d’enrichissement. Les jeunes et les personnes précaires y sont plus exposés.

Encourager les croyances superstitieuses

Quoi de plus aberrant que de croire en sa chance un vendredi 13 comme semblent le faire plusieurs millions de Français ? Quelle logique y a-t-il à miser sur l’interprétation d’un rêve, ainsi qu’il est courant de le faire en Chine ? Les joueurs font souvent état d’une irrationalité spectaculaire.

L’anthropologue Bronislaw Malinowski avait identifié le rôle rassurant des actes superstitieux face à des situations périlleuses et incertaines. On endosse d’autant plus de croyances en des causalités douteuses que l’on est confronté à des événements stressants, face auxquels nous nous sentons impuissants […].

Bon nombre de jeux reprennent des éléments de la culture populaire superstitieuse : les jeux « Fétiche » ou « Astro », les graphismes des machines à sous figurant le trèfle à quatre feuilles ou le fer à cheval. Sur le site de la Française des jeux [consulté le 21 juin 2021], une rubrique est consacrée aux superstitions, non pour expliquer qu’elles induisent en erreur mais au contraire pour les présenter comme des méthodes pour gagner. Entre autres on trouve ainsi la promotion du charlatanisme : « C’est ce qu’a fait Manon, qui a joué pendant vingt ans une suite de chiffres conseillés par un médium, persuadé qu’ils seraient un jour gagnants. L’homme avait vu juste : en 2005, elle remporte 1,5 million d’euros au Loto avec ces chiffres. » Ou des rituels superstitieux : « Avoir des chiffres fétiches, comme une date de naissance, c’est un rituel de jeu qu’ont de très nombreux joueurs du Loto. Comme Lucas, qui cochait chaque semaine sa grille de jeu avec les mêmes dates de naissance de proches. Bingo en 2013, il gagne 4 millions d’euros ! » […].

En réalité, la plupart des joueurs ne prennent pas véritablement au sérieux ces croyances, sauf certains joueurs dépendants. Car la plupart de ceux déclarant procéder à des actes superstitieux (ils sont une moitié de la population britannique par exemple), affirment dans le même temps ne pas croire dans la validité de ces actes. Le paradoxe, c’est que ces raisonnements fallacieux surviennent alors même que parfois la personne a connaissance des probabilités réelles. Les psychologues expliquent cela par le phénomène du double renversement : en situation de jeu, l’excitation aidant, le joueur abandonnerait sa rationalité pour adopter une foule de croyances qu’en temps normal il désapprouve. Sa rationalité est en quelque sorte débranchée. Par conséquent, il ne suffît pas de professer des leçons de mathématiques aux joueurs pour qu’ils abandonnent leurs croyances. Les jeux d’argent sont ainsi conçus qu’ils provoquent chez les joueurs, même les plus raisonnables a priori, des émotions fortes et des croyances irrationnelles.

Références


1 | “One in 292 Million”. Sur graphics.wsj.com/lottery-odds
2 | Prelec D, “The probability weighting function”, Econometrica, 1998.
3 | Kyonka EGE, Schutte NS, “Probability discounting and gambling : A meta analysis”, Addiction, 2018.
4 | Guryan J, Kearney MS, “Gambling at lucky stores : Empirical evidence from state lottery sales”, American Economic Review, 2008.

Publié dans le n° 341 de la revue


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L' auteur

Thomas Amadieu

Sociologue, enseignant-chercheur à l’ESSCA School of Management et chercheur associé au Groupe d’étude des (...)

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