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Tu te souviens ? Prévenir le catastrophisme sanitaire

Publié en ligne le 26 octobre 2025 - Information scientifique -

Nothing is more responsible for the good old days than a bad memory” 1

Apparemment, la santé des populations va de mal en pis. Davantage de cancers, de démences, de dépressions, de diabètes… Et la pandémie de Covid-19 nous a rappelé que nous sommes à risque de catastrophes sanitaires massives qui peuvent toucher la population mondiale dans son ensemble. N’y aurait-il donc plus de progrès ? L’argumentation présentée ici est inspirée par le Dr Max Roser, le fondateur de « Our world in data » qui se fixe pour mission de « servir ceux qui œuvrent pour le progrès en fournissant des recherches et des données sur les plus grands problèmes du monde » [1]. Si la santé des populations est parfois ressentie comme mauvaise, en particulier dans les pays les plus riches [2], elle est cependant bien meilleure qu’auparavant et, plus important, elle pourrait être encore meilleure [3]. Pour contrer ce ressenti, il faut prévenir le catastrophisme sanitaire, fruit de l’obscurantisme, du romantisme sanitaire et de biais cognitifs, en pariant sur un progrès guidé par les données et la connaissance scientifique [4].

La santé des populations : à la fois mauvaise, meilleure et améliorable

La santé des populations est mauvaise à plus d’un titre. Ainsi, en 2023, selon l’Unicef, 4, 8 millions d’enfants sont décédés avant l’âge de cinq ans dans le monde [5]. En 2022, selon l’OMS, vingt millions de nouveaux cas de cancers ont été diagnostiqués et 9,7 millions de décès par cancer ont été enregistrés [6]. Toujours selon l’OMS, le nombre de personnes souffrant de démences s’élevait à 57 millions en 2021 [7] et devrait presque tripler d’ici 2050 [8].

Taux de mortalité infantile (avant l’âge de 5 ans)
Source  : Our World in Data, “Child mortality rate”, site de données, accédé le 22 avril 2025. Sur ourworldindata. org

Ces constats, toutefois, ne doivent pas occulter l’amélioration de la santé des populations. Ainsi, ces quarante dernières années, la mortalité infantile, c’est-à-dire le nombre de décès chez les enfants avant l’âge de cinq ans, rapporté à la taille de la population, a fortement diminué et ce dans tous les pays du monde, y compris les plus pauvres [9]. Par exemple, le taux de mortalité infantile en Afrique est passé de 18 % à 5,9 % entre 1983 et 2023 (voir encadré).

Le Quatrième Cavalier de l’Apocalypse, détail de la tenture d’Angers (fin XIVes. )

Autre exemple de progrès majeur, le taux (standardisé pour l’âge) de mortalité par cancer a diminué fortement dans de nombreux pays, passant par exemple en France entre 1980 et 2020 de 150 à 106 pour 100 000, soit une baisse relative de 29 % [10]. Et la prévalence de démences à un âge donné a aussi fortement diminué, l’augmentation du nombre de cas s’expliquant par la croissance de la population et son vieillissement [11] ; et c’est justement le vieillissement de la population qui conduit l’OMS à prévoir un triplement des cas de démences d’ici 2050.

Bien que meilleure qu’avant, la santé des populations est améliorable. Il s’agit de mettre en œuvre les interventions qui ont fait leurs preuves. Par exemple, alors que la mortalité avant l’âge de cinq ans a atteint 5,9 % en Afrique en 2023, elle était de 0,4 % la même année en France (voir encadré). En diminuant de moitié la prévalence du tabagisme, on pourrait aussi prévenir près de 10 % de tous les cancers en France [12]. Cela donne une idée des progrès encore possibles dans ces domaines.

Pourquoi ces doutes ?

Alors pourquoi ces doutes quant aux progrès sanitaires [2] ? Suggérons ici trois causes : l’obscurantisme anti-scientifique, le romantisme sanitaire et l’effet apparemment paradoxal de l’amélioration de la situation sanitaire qui nous rend intolérants au risque résiduel.

L’obscurantisme anti-scientifique
L’obscurantisme est une attitude d’opposition au savoir et à sa diffusion ; c’est une défiance envers l’esprit des Lumières et la science, ainsi qu’envers les experts et leurs institutions. Par la désinformation, par exemple sur les dangers des vaccins, l’obscurantisme contribue à faire douter du progrès [13].

Le romantisme sanitaire
Cousin proche de l’obscurantisme, mais plus insidieux, le romantisme sanitaire est un moteur majeur du catastrophisme en santé publique. Il se traduit souvent par une idéalisation du passé. Ainsi, une part importante de la population, et plus souvent dans les pays les plus riches, est convaincue que la santé des populations était meilleure auparavant [14]. Le romantisme est aussi à l’œuvre dans l’idéalisation de la nature et le rejet des biotechnologies. Par exemple, le refus de la vaccination se fonde notamment sur l’idée qu’il est préférable de développer une immunité naturelle [13]. Un autre exemple est la perception que les pesticides dans l’alimentation ou les colorants artificiels joueraient un rôle majeur dans le risque de cancer dans la population [15], ce qui n’est pas le cas [16].

Les biais cognitifs
Le catastrophisme est aussi le résultat de biais cognitifs. Ainsi, le fait que les problèmes de santé majeurs soient mieux contrôlés conduit paradoxalement à s’en inquiéter davantage [17]. Ce phénomène dit de « changement de concept induit par la prévalence » a fait l’objet d’études expérimentales qui ont montré, par exemple, que notre perception du caractère menaçant d’un visage dépendait de la fréquence à laquelle on était exposé à des visages menaçants : plus cette fréquence était faible, plus on percevait les visages comme menaçants [18]. Cet effet de la baisse de la fréquence sur notre perception a pour résultat d’avoir le sentiment qu’un problème de santé n’est jamais réglé, voire qu’il s’aggrave, même si sa prévalence a diminué. C’est aussi une des raisons de l’intolérance à toute régression, même transitoire, de l’état de santé des populations. En effet, les progrès sanitaires ne sont pas linéaires et les périodes de recul ou de crise sanitaire font douter de tout progrès [4].

Ève dans le jardin d’Eden, Henri Rousseau (1844-1910)

Ainsi, le taux de mortalité chez les enfants de moins d’un an a augmenté en France ces dernières années, passant de 3,5 pour 1 000 en 2011 à 4,1 pour 1 000 en 2024 [19]. Bien que cette évolution ne soit pas satisfaisante et appelle à être vigilant, elle ne doit pas faire oublier que le taux était deux fois plus élevé en 1985 (8,3 pour 1 000) [19].

Enfin, reconnaître les progrès sanitaires ne doit pas nous aveugler quant aux problèmes importants de santé publique qui ont émergé, en lien par exemple avec l’augmentation de l’obésité à travers le monde [20] ou, plus récemment, la dégradation de la santé mentale des jeunes dans de nombreux pays [21].

Progresser en étant guidé par les données et la connaissance scientifique

La prévention contre le catastrophisme en santé publique nécessite de réhabiliter la place de l’expertise et de remettre la connaissance scientifique au cœur de la décision sanitaire ; elle nécessite ce que l’on peut nommer un optimisme rationnel [22].

La surveillance sanitaire, que l’on peut aussi dénommer « monitoring » de la santé des populations, est un outil essentiel pour prévenir la désinformation par l’observation [23]. En adoptant une approche historique, elle met le présent en perspective au moyen de données fiables pour se rappeler d’où l’on vient, objectivement. Quant à l’expertise, elle est garantie si elle est produite par des institutions scientifiques indépendantes, dans un cadre de médecine et de santé publique fondées sur les preuves (“evidence-based medicine and public health”) [24]. Ces données fiables et cette expertise permettent de reconnaître les progrès réalisés, mais aussi d’identifier les progrès à faire.

Enfin, le catastrophisme est aussi le fruit de la politisation des enjeux de santé, notamment par la production de désinformation, idéologiquement orientée, sur le mauvais état de santé de la population et sur les moyens de l’améliorer, jouant sur la peur et la nostalgie. Cette désinformation politiquement orientée a toujours existé, mais elle occupe aujourd’hui plus de place dans l’espace médiatique, notamment par le biais des réseaux sociaux. Dans un contexte d’infodémie, cette désinformation entre en compétition avec une information fiable et basée sur les données ; il devient difficile d’identifier avec confiance des sources d’informations sûres. À cela s’ajoute la polarisation des débats qui rend inaudible un discours rationnel sur la santé de la population [25]. Et c’est ici que les scientifiques ont l’énorme responsabilité de protéger la science et l’expertise, d’une part, des influences militantes, politiques ou économiques, mais également, de leurs propres biais cognitifs, politiques et militants ; ils doivent servir objectivement la production et la diffusion d’informations fiables, fondées sur les sciences de la santé des populations.

Le combat pour la science et la raison – qui sont nécessaires pour progresser – est encore et toujours à gagner.

Références


1 | Sur ourworldindata. org
2 | Ipsos, “Global perceptions of development progress : ‘perils of perceptions’ research”, rapport, 2017. Sur ipsos. org
3 | Roser M, “The world is awful : the world is much better”, Our World in Data, 4 octobre 2018. Sur ourworldindata. org
4 | Pinker S, Enlightenment now, Penguin Books, 2019.
5 | Unicef, « Le nombre de décès d’enfants dans le monde atteint un niveau historiquement bas en 2022 », Rapport de l’ONU, communiqué de presse, 13 mars 2024. Sur unicef. org
6 | Organisation mondiale de la santé, « Cancer : une charge toujours plus lourde dans le monde et des besoins en services croissants », communiqué de presse, 1er février 2024. Sur who. int
7 | Organisation mondiale de la santé, « Démence », principaux repères, 31 mars 2025. Sur who. int
8 | Organisation mondiale de la santé, « Le nombre de personnes atteintes de démence devrait tripler au cours des 30 prochaines années », communiqué de presse, 31 mars 2025. Sur who. int
9 | Our World in Data, “Under five mortality”, données, 2025. Sur ourworldindata. org
10 | Our World in Data, “Death rate from cancer”, données, 2024. Sur ourworldindata. org
11 | Mukadam N et al. , “Changes in prevalence and incidence of dementia and risk factors for dementia : an analysis from cohort studies”, Lancet Public Health, 2024, 9 : e443-60.
12 | International Agency for Research on Cancer, “Tobaccorelated cancers and prevention : cancers caused by smoking in Europe”, 2025. Sur iarc. fr
13 | Chiolero A et al. , « Contrer l’infodémie et la désinformation sanitaire », Revue médicale suisse, 2021, 17 : 538-40.
14 | Mitchell G, Tetlock PE, “Are progressives in denial about progress ? Yes, but so is almost everyone else”, Clinical Psychological Science, 2022, 11 : 683-704.
15 | Santé publique France, « Attitudes et comportements des Français face au cancer », Baromètre cancer, 2021. Sur santepubliquefrance. fr
16 | Inserm, « Pesticides et santé : nouvelles données », rapport, 19 novembre 2021. Sur inserm. fr
17 | Slovic P, “Perception of risk”, Science, 1987, 236 : 280-5.
18 | Levari DE et al. , “Prevalence-induced concept change in human judgment”, Science, 2018, 360 : 1465-7.
19 | Blanpain N, « Un enfant sur 250 meurt avant l’âge d’un an en France », Insee, 10 avril 2025. Sur insee. fr
20 | GBD 2021 Adult BMI Collaborators, “Global, regional, and national prevalence of adult overweight and obesity, 1990-2021, with forecasts to 2050 : a forecasting study for the Global Burden of Disease Study 2021”, The Lancet, 2025, 405 : 813-38.
21 | McGorry PD et al. , “The Lancet Psychiatry Commission on youth mental health”, The Lancet Psychiatry, 2024, 11 : 731-74.
22 | Wilson MF, VanderWeele TJ, “Rational optimism”, Philosophia, 2024, 52 : 757-78.
23 | Verschuuren M, van Oers H, “Population health monitoring : an essential public health field in motion”, Bundesgesundheitsblatt, 2020, 63 : 1134-42.
24 | Brownson RC et al. , “Evidence-based public health : a fundamental concept for public health practice”,Annual Review of Public Health, 2009, 30 : 175-201.
25 | Van Bavel JJ et al. , “Political polarization and health”, Nature Medicine, 2024, 30 : 3085-93.

1 Rien ne vaut une mauvaise mémoire pour justifier la nostalgie du bon vieux temps (attribué à Franklin P. Adams).