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Si Einstein avait su

Publié en ligne le 17 mai 2025
Si Einstein avait su
Alain Aspect
Odile Jacob, 2025, 363 pages, 24,90 €

Alain Aspect est un physicien français, membre de l’Académie des sciences et membre du comité de parrainage scientifique de Science et pseudo-sciences, prix Nobel de physique 2022 en compagnie de l’Américain John Clauser et de l’Autrichien Anton Zeilinger pour leurs « expériences avec des photons intriqués, établissant la violation des inégalités de Bell et ouvrant la voie à la science de l’information quantique » 1. Dans cet ouvrage, destiné à faire date, il met tout son talent pédagogique pour partager sa passion de la physique – et des physiciens – avec le grand public.

De quoi s’agit-il ? Ni plus ni moins que de remettre en cause la notion de « réalité ». Bien que le sujet puisse paraître difficile, l’ouvrage est très accessible par son style clair et bien structuré. L’auteur présente progressivement les concepts et leurs enjeux épistémologiques, sans nous dissimuler les difficultés. Au contraire, il prend le temps de rentrer dans les détails avec toujours un soin particulier du vocabulaire simple mais juste, des images mentales qu’il affectionne et dont il montre l’intérêt et précise les limites. Le propos est porté par un ton très personnel, avec de nombreuses anecdotes et de discrets traits d’humour.

Le fil narratif choisi est historique et s’appuie dans une première partie sur les contributions considérables d’Albert Einstein à notre compréhension et aux développements de la mécanique quantique. Dans une seconde partie, l’auteur s’appuie davantage sur son parcours personnel qui le conduira aux expériences qui lui ont valu la prestigieuse récompense.

Le premier chapitre est consacré à Einstein lui-même qui « a vraiment compris avec une profondeur sans égale les premières idées quantiques ». Les deux chapitres suivants relatent son long dialogue contradictoire avec Niels Bohr dès les débuts de la physique quantique dans les années 1920. Schrödinger propose peu après de considérer un système de deux particules pour lequel l’opposition classique/quantique atteint son paroxysme car, comme le souligne l’auteur, « le tout est plus que la somme des parties » 2.

Cette situation, parfaitement légitime en mécanique quantique, soulève une contradiction entre deux principes auxquels, comme Einstein, nous sommes tous intuitivement très attachés. Le premier est le « réalisme » selon lequel les propriétés d’un objet existent indépendamment de nos mesures. Ainsi les mesures que l’on pourra faire sur deux particules sont parfaitement déterminées et l’état de cette paire bien défini. Ainsi, si l’on mesure A sur la particule 1, on mesure à coup sûr B pour la particule 2 et de même si l’on mesure B sur la particule 1, on mesure à coup sûr A pour la particule 2. Pourtant, la propriété mesurée n’est pas individuellement définie : en répétant les mesures sur une des particules on observe une suite aléatoire de A et de B.

Cela devient problématique si l’on considère de surcroît le second : le principe de « localité », fermement établi par la relativité restreinte d’Einstein et qui postule qu’aucune interaction ne peut se propager plus vite que la lumière. Or, la mesure « ici » sur la particule 1 conditionne « instantanément » le résultat de la mesure sur la particule 2 « là-bas ». Einstein, Podolsky et Rosen ont alors proposé de résoudre le paradoxe en supposant l’existence de paramètres supplémentaires, « variables cachées » à l’expérimentateur, qui détermineraient au moment de la création de la paire si elle est de type AB ou BA 3. Imaginons une usine de chaussures. Plusieurs ouvriers les rangent dans des boîtes, chacun avec sa préférence : la chaussure gauche de tel ou tel côté. J’en reçois un lot, elles contiennent toutes une chaussure gauche et une droite mais elles me semblent rangées au hasard. C’est simplement parce que je ne sais pas quel est l’ouvrier qui a fait cette boîte. Pour Einstein, le caractère aléatoire des mesures quantiques « est le reflet de notre ignorance » de l’ensemble des conditions expérimentales alors que pour Bohr, il n’y a pas de variables cachées. L’aléatoire de la mesure est « une caractéristique fondamentale du monde microscopique ».

Ce débat d’interprétation ne remet pas en cause la structure théorique de la mécanique quantique et intéresse peu la communauté scientifique qui va de succès en succès dans la compréhension des phénomènes physiques. Mais, en 1964, la contribution du théoricien John Bell change la donne 4. Il réussit à donner à cette controverse essentiellement épistémologique une forme objective : par la mesure d’un certain « paramètre de corrélation ». Une expérience de laboratoire permet ainsi de trancher concrètement entre les visions réaliste-locale d’Einstein et quantique de Bohr 5.

La seconde partie du livre raconte alors, à la manière d’une saga, les développements expérimentaux pour tester ces « inégalités de Bell ». A. Aspect commence par détailler les toutes premières expériences, très difficiles, imparfaites et aux résultats contradictoires. Puis il évoque les progrès permis par la mise au point des lasers accordables 6 au tournant des années 1970. Les deux chapitres suivants, cœur de l’ouvrage, sont consacrés au récit de la conception puis de la mise au point de ses propres expériences. Elles sont novatrices en ce qu’elles testent directement l’hypothèse de non-localité et concluront au rejet du réalisme-local « à la Einstein » au début des années 1980. L’auteur n’oublie jamais de rendre hommage aux enseignants qui l’ont formé, aux grands physiciens qui l’ont inspiré, aux collègues qui l’ont soutenu dans ce parcours sinueux et difficile, à ses collaborateurs, ses étudiants sans qui rien n’aurait été possible, mais aussi aux ingénieurs, aux techniciens et à toutes les petites mains de la recherche qui ont permis de concrétiser la belle idée ; et bien sûr à son entourage, ce qui fait de ses travaux scientifiques au long cours une belle épopée avant tout humaine.

Enfin, après avoir présenté les expériences de plus en plus sophistiquées qui se sont développées à la suite de ses travaux et qui ont permis d’écarter tout doute raisonnable, il aborde dans le tout dernier chapitre son point de vue personnel. Faut-il renoncer au réalisme ou à la localité ? Il rejette cette dernière « [en refusant] d’attribuer des propriétés individuelles – des réalités physiques – indépendantes à des objets séparés spatialement ». Pour conclure : « Bien que cette notion […] puisse paraître choquante, je suis prêt à l’accepter pour sauver le point de vue réaliste. » L’ouvrage se termine par la spéculation qui lui donne son titre, selon laquelle son débat avec Bohr serait tranché expérimentalement ; à l’encontre de sa position, l’auteur estime qu’il aurait, tout comme lui, « [accepté] une certaine forme de non-localité ».

Il est bien sûr impossible de résumer en une courte note un ouvrage riche, qui entrelace de façon vivante des aspects scientifiques et techniques, mais aussi historiques, épistémologiques et philosophiques. Ce livre ne s’adresse pas uniquement aux physiciens ou amateurs de physique : nul besoin de bagage a priori, les quelques équations et raisonnements plus techniques intitulés à juste titre « pour les experts » sont proposés dans des encarts bien séparés sans altérer la progression du propos. L’auteur expose comment la méthode scientifique et les progrès technologiques ont permis d’avancer considérablement dans notre compréhension du monde mais aussi de réfuter, objectivement, certaines conceptions beaucoup plus générales qui pourtant nous semblent d’évidence. Sans oublier de placer au centre de l’aventure intellectuelle les hommes et les femmes qui y ont contribué.

Quelle que soit votre sensibilité propre, vous y trouverez un grand intérêt mais aussi un véritable plaisir de lecture.

2 L’état de la paire est dit « intriqué » : les propriétés des particules sont intimement corrélées, comme enchevêtrées. Notez que l’on parle de « l’état » au singulier de la « paire » considérée comme un seul objet bipartite.

3 Il s’agit de la controverse connue sous le nom EPR, initiales des auteurs Einstein, Podolsky et Rosen, initiée par l’article "Can Quantum-Mechanical Description of Physical Reality be Considered Complete ?" (Physical Review, 1935, 47:777-80) auquel Bohr répondit sous le même titre peu après (Physical Review, 1935, 48:696-702).

4 John Stuart Bell, Physics, 1964, 1:195.

5 L’accord théorie/expérience atteint aujourd’hui 10-12, soit moins d’un millimètre rapporté à la distance terre-lune. Physical Review Letters, 2023, 130:071801.

6 Laser dont la longueur d’onde de fonctionnement peut être modifiée de manière contrôlée.