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À la recherche des origines de la domination masculine

Publié en ligne le 22 juin 2020 - Masculin et féminin -
Cet article reprend, pour l’essentiel, les principales thèses développées dans Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était, 2e éd., Smolny, 2012

Les origines – et donc, les causes profondes – de la domination masculine sont une question fascinante, et d’autant plus difficile que nous ne possédons hélas aucun moyen direct de connaître le lointain passé des rapports entre les sexes. L’archéologie, au-delà de quelques milliers d’années, n’est plus d’aucun secours : les rapports sociaux, d’une manière générale, ne laissent que bien peu de traces matérielles et celles-ci sont d’autant plus maigres que la période considérée est reculée. C’est donc avant tout par d’autres approches que l’on a tenté de mener les investigations.

Des déterminations biologiques ?

Le rapt à l’âge de pierre,Paul Jamin (1853-1903)

Du côté de la biologie, le statut des différences cognitives ou comportementales constatées entre hommes et femmes continue de faire l’objet d’un débat intense. Certains, comme Franck Ramus ou Jacques Balthazart, pensent qu’elles doivent être au moins en partie attribuées à des facteurs génétiques, qui formeraient ainsi le socle des rapports sociaux entre les sexes. D’autres comme Catherine Vidal ou Odile Fillod contestent ces résultats et attribuent donc ces rapports sociaux à des causes elles-mêmes purement sociales. La connaissance se heurte au fait que les seuls êtres humains que l’on peut étudier ont vécu au sein d’une société qui accentue les différences entre les sexes, quand bien même elle ne les crée pas de toutes pièces. Il est donc extrêmement difficile, lorsqu’on constate de telles différences, de savoir s’il faut les attribuer à des facteurs génétiques ou sociaux. Les expériences qui, tentant de contourner ces biais, mettent en jeu des nourrissons afin de discerner des préférences innées, ont produit des résultats contradictoires 1. Et même le déterminisme en apparence le plus évident, entre un taux de testostérone supérieur chez les mâles et leur plus grande agressivité, est loin d’avoir été aussi clairement établi que le veut l’opinion générale [3].

Quant à l’approche sociobiologique – récemment rebaptisée « psychologie évolutionniste » 2 –, elle consiste à projeter, par un raisonnement de type « reverse engineering », des traits observés dans le présent sur la situation censée avoir prévalu il y a quelque 100 000 ans, en gageant que ceux-ci ont été sélectionnés parce qu’ils présentaient alors un avantage. Ainsi, si dans les sociétés modernes, les femmes recherchent et épousent des hommes généralement plus âgés et plus riches qu’elles, ce serait en raison du besoin de sécurité pour leur progéniture que la sélection naturelle aurait jadis favorisé chez elles. Inversement, si les hommes ont tendance à multiplier les partenaires sexuelles, ce serait parce qu’en raison de leur faible investissement parental, la meilleure stratégie pour transmettre leur patrimoine génétique aurait été d’avoir la descendance la plus nombreuse possible. Le vice de cette reconstruction saute néanmoins aux yeux : elle met fort imprudemment sur le compte de la nature et de la génétique ce qui peut fort bien relever de processus purement sociaux. Dans un monde où la richesse économique serait essentiellement détenue par des mains féminines, gageons que de nombreuses femmes mûres goûteraient la compagnie d’hommes plus jeunes et moins fortunés… ce que certains lieux touristiques dans des pays pauvres permettent d’ores et déjà de constater [7]. Quant à la rigueur avec laquelle les hommes contrôlent la sexualité des femmes dans la plupart des sociétés, il est bien hâtif de la mettre sans ambages sur le compte d’une jalousie supposément naturelle : dans de nombreuses situations, les hommes qui exercent des droits unilatéraux sur la sexualité des femmes ne voient nul inconvénient à mettre celle-ci à disposition de leurs amis, de leurs alliés, ou de l’ensemble des participants à certaines cérémonies religieuses. L’explorateur Kaj Birket-Smith notait ainsi à propos des Inuits :  « Quand un mari punit sa femme pour infidélité, c’est parce qu’elle a outrepassé ses droits ; le soir suivant, il la prêtera très probablement de lui-même » [8] 3. Knud Rasmussen, un autre fin connaisseur de ce peuple, précisait que les hommes qui décidaient de se prêter leurs épouses le faisaient  « sans la moindre considération pour les sentiments des épouses respectives, qui en la matière ne sont nullement consultées. Même si une femme souhaitait absolument rester “fidèle” à son époux, sa rectitude serait non seulement désapprouvée, mais encore considérée comme une désobéissance, et susceptible d’être punie comme telle » [11].

Les résultats de l’anthropologie sociale

C’est donc l’anthropologie sociale, c’est-à-dire l’étude méthodique des formes prises par les diverses sociétés humaines, qui permet d’émettre les hypothèses les plus fiables sur l’origine de la domination masculine. Les milliers de sociétés qui ont été observées dans ce qu’on appelle le « présent ethnologique » – c’est-à-dire, en gros, durant les derniers siècles, où les témoignages sur des sociétés sans écriture ont pu être consignés – ont dégagé les généralités suivantes :

  • Les rapports sociaux entre les sexes (ce que l’on appelle aussi les « genres ») connaissent des variations considérables d’une société à l’autre, allant d’une domination masculine parfois extrême à des rapports d’équilibre, ou de quasi-équilibre.
  • Aucune société matriarcale stricto sensu – c’est-à-dire, dans laquelle les femmes auraient dominé les hommes et exercé le pouvoir sur eux – n’a jamais été observée. L’Ethnographic Atlas, base de données de référence de l’anthropologie sociale constituée sous la direction de Peter Murdock, renseigne ainsi pour 69 sociétés sans État le sexe des leaders politiques. Ceux-ci sont exclusivement masculins dans 60 cas, et majoritairement dans 7. Les fonctions politiques ne sont réparties à égalité entre hommes et femmes que dans deux sociétés, et il n’existe aucun cas où les femmes les occuperaient davantage que les hommes. Aucune observation effectuée en-dehors de cet échantillon n’a jamais infirmé ces tendances. À cela, on peut ajouter qu’aucun élément historique ou archéologique ne permet de considérer le cas de figure d’une société matriarcale autrement que comme une fiction ou un mythe.
  • Il n’existe aucun rapport simple entre le degré de domination masculine et le niveau de développement technique des sociétés. En particulier, l’idée, longtemps défendue, que cette domination aurait été inexistante chez les chasseurs-cueilleurs et ne se serait développée qu’avec l’agriculture intensive et la métallurgie 4, est démentie par les faits. Dans de nombreuses sociétés de petits cultivateurs ou de chasseurs-cueilleurs, les femmes étaient infériorisées, parfois très durement. Cela n’empêche pas que cette infériorisation ait pu être globalement accentuée avec certaines évolutions techno-économiques 5, selon des modalités qui restent délicates à cerner avec précision.

Une chaîne causale en débat

Pertuiset, le chasseur de lions, Édouard Manet (1832-1883)

Si ces éléments font depuis longtemps consensus parmi les anthropologues, ceux-ci se divisent en revanche sur la manière dont il convient de les expliquer. On suggérera ici que l’absence, au sein d’un monde marqué par une diversité culturelle considérable, du moindre exemple de domination féminine doit être rapprochée d’une autre constante : l’omniprésence de la division sexuelle (ou sexuée) du travail, qui marque toutes les sociétés humaines passées et qui, là encore, au-delà de très nombreuses variations, réserve toujours aux hommes le monopole (ou le quasi-monopole) des activités liées au maniement des armes les plus létales : chasse, guerre, et par extension, pouvoir politique 6.

Dans certaines sociétés, les hommes ont ainsi concentré tous les pouvoirs, rendant la situation des femmes exécrable. Nombreux ont été les cas observés, à des degrés divers, chez les chasseurs-cueilleurs. Dans son autobiographie, l’Aborigène Walpudanya disait de sa mère qu’elle était  « entièrement soumise à son mari, mon père Barnabas. Elle était sa propriété, la génitrice de ses fils, un rôle qui lui avait été assigné par la dictature de la tribu selon un schéma sociologique inflexible » [22]. Quant à la palme, si l’on peut dire, de l’organisation sexiste, elle revient sans doute aux Baruya de Nouvelle-Guinée, de petits cultivateurs décrits en détail par l’anthropologue Maurice Godelier, qui concluait que  « les hommes jouissaient dans cette société de toute une série de monopoles ou de fonctions-clefs qui leur assuraient en permanence, collectivement ou individuellement, une supériorité pratique et théorique sur les femmes, supériorité matérielle, politique, culturelle, idéelle et symbolique » [23]. En revanche, dans d’autres sociétés, qui ont parfois été à tort qualifiées de « matriarcats », les femmes détenaient certaines positions, notamment économiques, qui leur permettaient de faire plus ou moins efficacement contrepoids aux prérogatives des hommes.

Mais, dans tous les cas, les activités productives et, par-delà, l’ensemble de la vie sociale, restaient marquées par une séparation prononcée entre les sexes. Il pouvait donc exister une forme d’équilibre entre leur influence respective ; mais ce que nous appelons avec une certaine approximation « l’égalité des sexes » – c’est-à-dire l’absence, en droit comme en fait, de prescription des rôles sociaux en fonction de l’appareil reproducteur des individus – est un idéal moderne, fruit de la généralisation des relations marchandes issue du capitalisme, qui a fait entrer massivement les femmes dans le salariat et transférer vers l’économie monétaire des tâches qui relevaient traditionnellement de l’activité domestique.

La division sexuelle du travail, de sa lointaine naissance à sa possible disparition

Une esclave Romaine, Jean-Léon Jérôme (1824-1904)

Concernant l’origine de la division sexuelle du travail elle-même, notre ignorance est à peu près totale. Nous ne savons pas, pour commencer, à quelle époque elle remonte : s’agit-il d’une innovation relativement récente chez Homo sapiens, liée d’une manière ou d’une autre à ce que l’on appelle son « explosion culturelle », il y a environ 50 000 ans ? Est-elle un trait plus ancien, qui plonge ses racines beaucoup plus loin dans notre lignée évolutive ? Nous n’avons aucun moyen de répondre, les traces archéologiques restant totalement muettes sur ce point. L’autre grande interrogation porte évidemment sur ses causes. Le fait que les deux sexes soient ainsi spécialisés, à un degré ou à un autre, dans des activités productives spécifiques et partagent ensuite le fruit de ces activités est sans réel équivalent dans le monde animal. L’explication la plus spontanée invoque la division naturelle du travail dans la reproduction et le rôle particulier qui y incombe aux femmes, à commencer par la gestation et l’allaitement des nourrissons. Mais ce facteur est présent chez l’ensemble des mammifères, sans pour autant avoir entraîné les mêmes conséquences. Inversement, certaines théories ont vu dans la division sexuelle du travail le fruit purement arbitraire d’une idéologie commune à tous les chasseurs-cueilleurs, qui énonçait l’incompatibilité entre le sang des femmes et celui du gibier [24]. Comme toute explication faisant de l’idéologie le facteur ultime, cette thèse ne fait cependant que repousser la question vers les origines de cette idéologie elle-même. En fait, le plus vraisemblable est que la division sexuelle du travail s’est construite à partir des données biologiques, mais qu’elle a débordé cette première détermination pour s’imposer comme la première forme de division sociale du travail et donc, d’amélioration de son efficacité. Par la suite, cette division du travail n’a cessé de s’approfondir et de se complexifier, démultipliant sa productivité et rendant en retour de plus en plus obsolète le critère du sexe pour prescrire la répartition des activités humaines.

L’époque moderne, en faisant naître l’idée jusque-là impensable que les individus pouvaient – et devaient – occuper tâches et rôles sociaux indépendamment de leurs organes reproducteurs, a jeté les bases d’une rupture radicale avec un long passé. Dans une société débarrassée non seulement des lois sexistes, mais aussi des pressions sociales qui poussent à se conformer à un genre, constatera-t-on une certaine persistance des inclinaisons des individus selon le sexe ? Nul ne peut le savoir à l’avance. Mais que ce soit le cas ou non, pour les femmes, comme pour les hommes, la liberté authentique impliquera de grandir dans un univers social indifférent à leur sexe – tout comme, dans un autre ordre d’idées, il pourra l’être à leur couleur de peau ou à leur lieu de naissance.

Références

1 | Connellan J et al., “Sex differences in human neonatal social Perception”, Infant Behavior and Development, 2000, 23 :113-8.

2 | Escudero P, Robbins R, Johnson S, “Sex-related preferences for real and doll faces versus real and toy objects in young infants and adults”, Journal of Experimental Child Psychology, 2013, 116 :367-79.

3 | Hamon M, Bourgoin S, Martin P, « Neurobiologie de l’impulsivité, de l’agressivité et de la violence », La Lettre du Psychiatre, 2008, IV :91-102. Sur edimark.fr

4 | Van der Henst JB, Mercier H (dirs.), Darwin en tête ! L’évolution et les sciences cognitives, Presses universitaires de

Grenoble, 2009.

5 | McKinnon S, La génétique néolibérale. Les mythes de la psychologie évolutionniste, Editions de l’éclat, 2011.

6 | Darmangeat C, « Note de lecture : La génétique néolibérale. Les mythes de la psychologie évolutionniste (Susan McKinnon) », 27 janvier 2015. Sur cdarmangeat.blogspot.com

7 | Salomon C, « Vers le Nord », Autrepart, 2009, 1 :223-40.

8 | Birket-Smith K, Mœurs et coutumes des Esquimaux, Payot, 1937,p. 173.

9 | Farb P, Les Indiens. Essai sur l’évolution des sociétés humaines, Seuil, 1972,p. 54.

10 | Berndt C, Berndt R, The World of First Australians, Aboriginal Studies Press, 1992,p. 207.

11 | Rasmussen K, Across Arctic America. Narrative of the Fifth Thule Expedition, GP Putnam’s Sons, 1927,p. 233.

12 | Morgan LH, La Société archaïque, Anthropos, 1971 [1877].

13 | Engels F, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Le Temps des Cerises, 2012 [1884].

14 | Gimbutas M, The Civilization of the Goddess, Harper, 1991.

15 | Leacock E et al., “Women’s Status in Egalitarian Society : Implications for Social Evolution [and Comments and Reply]”, Current Anthropology, 1978, 19 :247-75.

16 | Lancaster CS, “Women, Horticulture, and Society in SubSaharan Africa”, American Anthropologist, 1976, 78 :539-64.

17 | Boserup E, Woman’s role in economic development, George Allen and Unwin, 1970.

18 | Gough K, “The Origin of the Family”, Journal of Marriage and Family, 1971, 33, n° 4, “Special Double Issue : Violence and the Family and Sexism in Family Studies”, part 2.

19 | Kirsch C, « Forces productives, rapports de production et origine des inégalités entre hommes et femmes », Anthropologie et sociétés, 1977, 1 :14-42.

20 | Rosaldo M, Lamphere L, “Introduction”, in Rosaldo MZ, Lamphere L (eds.), Woman, Culture, and Society, Stanford University Press, 1974.

21 | Tabet P, « Les mains, les outils, les armes », L’Homme, 1979, 19 :5-61.

22 | Walpudanya, I the Aboriginal, as told to Douglas Lockwood, Lansdowne, 1996,p. 10-11.

23 | Godelier M, La production des grands hommes, Fayard, 1982,p. 221.

24 | Testart A, Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs, Éditions de l’EHESS, 1986.

1 Dans le sens de préférences différenciées selon le sexe, voir par exemple [1]. De telles préférences sexuées chez le nouveau-né sont contredites par [2].

2 Pour une présentation synthétique globalement favorable à la psychologie évolutionniste, voir par exemple [4]. Pour une contestation de sa méthode et de ses résultats, voir [5]. Pour une recension de cet ouvrage suivie d’interventions critiques, voir le blog [6].

3 Voir aussi, pour les Indiens d’Amérique, [9] et, pour l’Australie aborigène, [10].

4 Une idée qui remonte au moins à Morgan [12] et qui fut popularisée, au sein du courant marxiste, par Engels [13]. Pour des reformulations plus récentes, voir par exemple Gimbutas [14] ou Leacock [15].

5 Voir, par exemple, [16] ou [17].

6 Sous une forme ou sous une autre, une telle idée a été avancée par divers anthropologues. Voir par exemple [18, 19, 20, 21].


Thème : Masculin et féminin

Mots-clés : Sociologie

Publié dans le n° 331 de la revue


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L' auteur

Christophe Darmangeat

Christophe Darmangeat est anthropologue social, maître de conférences (HDR) à l’Université Paris Cité, membre du (...)

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