Sexe et genre : de quoi parle-t-on ?
Publié en ligne le 4 avril 2024 - Masculin et féminin -La conférence peut être visionnée sur le site de la chaîne YouTube de l’Afis Lyon.
La question des définitions du sexe et du genre fait l’objet de controverses aux multiples dimensions. Il ne s’agit pas ici d’apporter des réponses aux débats sociétaux mais d’exposer différents éléments afin d’aider à se forger une opinion éclairée et permettre des prises de décisions rationnelles fondées sur des données scientifiques. Les questions de terminologie, quand elles sont mal définies ou ambiguës, contribuent à obscurcir les discussions et il est important de comprendre que deux niveaux de langage coexistent toujours. Un « langage social » permet la discussion entre personnes, le maintien de relations sociales harmonieuses : on cherche à rester polis les uns avec les autres, à ne pas utiliser des mots qui vont fâcher, etc. Ce langage social ne vise pas nécessairement la précision. De son côté, le langage des sciences joue un rôle différent : il sert à décrire de la façon la plus précise possible le monde et les lois qui le régissent. En science, des distinctions doivent être opérées. Certaines sont indispensables pour bien comprendre les phénomènes et les gommer ne ferait que brouiller les tentatives de compréhension.
Le sexe
Combien y a-t-il de sexes ? Le sens commun nous dit deux, la biologiste Anne Fausto-Sterling a affirmé qu’il y en avait cinq [1, 2], le sociologue Thierry Hoquet évoque « des sexes innombrables » [2]. Ces désaccords, en apparence irréconciliables, proviennent du fait que le mot « sexe » est polysémique, et des interlocuteurs différents peuvent faire référence à des définitions et des sens différents.
Définition biologique du sexe chez les mammifères
Dans le vivant, il existe deux modes de reproduction : sexuée et asexuée. Dans la reproduction sexuée, des organismes nouveaux sont produits en recombinant les gènes issus d’individus différents. La sexualité est un mode possible de reproduction des êtres vivants. Chez les mammifères, la reproduction est dite « sexuée anisogame », ce qui signifie qu’il y a deux types sexuels qui portent des gamètes de taille différente. Les gros gamètes sont les ovocytes et, par convention, les individus qui les produisent sont appelés femelles. Les petits gamètes sont les spermatozoïdes et sont produits par les mâles. Chez les mammifères, la fécondation ne peut se faire qu’entre un gros et un petit gamète, ce qui implique en général la copulation entre un mâle et une femelle.
Cette définition est fondamentale en biologie. D’autres définitions du sexe sont possibles, mais de celle-ci découlent toutes les autres. On pourrait appeler ce sexe-là « le sexe-rôle reproductif ». Chez les mammifères, il n’existe que deux types de gamètes, donc deux rôles reproductifs, et la catégorisation est strictement binaire. Mâle et femelle sont les noms conventionnels donnés à ces deux rôles reproductifs.
L’histoire pourrait s’arrêter là et elle serait alors extrêmement simple. Mais les organismes biologiques sont le fruit d’une longue histoire évolutive, ce qui a d’importantes conséquences. En particulier, les mécanismes de détermination du sexe chez un individu, ce qui fait qu’il sera un mâle ou une femelle, sont complexes et ne sont pas infaillibles, et ils peuvent faillir de nombreuses manières différentes.
Mécanismes génétiques de détermination du sexe
Lors de la fécondation, l’ovocyte et le spermatozoïde se rencontrent et forment une première cellule. Celle-ci se divise ensuite en de multiples cellules. Progressivement, l’embryon commence à prendre forme. Une espèce de tubercule apparaît, indifférencié entre les deux sexes, qui pourrait devenir un pénis ou un clitoris. De même, des gonades apparaissent qui pourraient devenir des ovaires ou des testicules, mais on ne le sait pas encore car elles sont indifférenciées.
Chez les humains comme chez tous les mammifères, le sexe est déterminé par les chromosomes sexuels : XX pour le sexe femelle et XY pour le sexe mâle. Si l’individu est porteur d’un chromosome Y, celui-ci porte un gène appelé SRY qui s’exprime et déclenche une cascade d’événements moléculaires et cellulaires conduisant à la différenciation des gonades en testicules. L’absence d’expression du gène SRY conduit à la différenciation de la gonade en ovaire. C’est là le mécanisme de base de la détermination du sexe.
Il existe cependant des situations où cela se passe différemment.
- Anomalies du nombre de chromosomes sexuels. Il existe des individus avec un seul chromosome sexuel, le X. Certains individus ont, à l’inverse, trois chromosomes sexuels, ou même plus. Il y a également bien d’autres combinaisons, impliquant des parties de chromosomes sexuels, et non pas des chromosomes entiers. Citons quelques exemples. Le syndrome de Turner est une affection chromosomique liée à l’absence complète ou partielle d’un chromosome X (prévalence d’une femme sur 2 500) [4]. Le syndrome de Klinefelter est caractérisé par la présence d’un chromosome sexuel X supplémentaire (incidence d’un garçon sur 600 – XXY au lieu de XY) [5]. Le syndrome du triple X concerne une femme sur 1 000 [6]. Malgré tout, ces personnes ont généralement un sexe bien défini : mâle si elles possèdent un chromosome Y, femelle sinon, quel que soit le nombre de chromosomes X.
- Translocation du gène SRY. Le gène SRY, qui est la clé de tout, au lieu d’être porté par le chromosome Y, peut être déplacé sur le chromosome X. C’est ce qui fait qu’on peut avoir des individus avec deux chromosomes X, donc de sexe femelle au sens des chromosomes, mais avec présence du gène SRY qui va déclencher la cascade d’événements qui masculinise les organes indifférenciés (sexe génétique masculin mais sexe chromosomique féminin).
- Mutation du gène SRY. Le gène SRY peut également subir des mutations qui vont le rendre non fonctionnel, et donc le déclenchement de la masculinisation ne se fera pas. Et puis il peut y avoir des mutations sur d’autres gènes qui se situent en aval de SRY et qui vont faire aussi dévier le processus de différentes manières.
- « Mosaïcisme ». Il s’agit de cas plus compliqués, où des individus n’ont pas un matériel génétique exactement identique dans chacune des cellules de leur corps, ce qui fait que toutes les cellules ne vont pas fonctionner de la même manière.
Ainsi, avec le seul codage génétique du sexe, la complexité est au rendez-vous. Il est néanmoins possible de regrouper tous les cas de figure en deux catégories : soit l’individu a un gène SRY fonctionnel et cela va donner un phénotype mâle ; soit il n’en a pas et cela va donner un phénotype femelle (le phénotype désigne les traits apparents d’un individu alors que le génotype désigne l’ensemble de son patrimoine génétique).
Mécanismes hormonaux de détermination du sexe
À partir du moment où la gonade est différenciée – soit en testicule, soit en ovaire –, elle sécrète des hormones sexuelles. Et les hormones sexuelles elles-mêmes vont imprégner d’autres organes qui vont eux-mêmes se différencier en une forme masculine ou féminine et constituer les voies génitales spécifiques de chacun des sexes.
Si c’est un testicule, des hormones (androgènes, principalement de la testostérone) sont sécrétées et vont différencier d’autres organes en prostate, en canaux de Wolff, en pénis, en scrotum (enveloppe cutanée des testicules), etc.
Si c’est un ovaire, d’autres hormones (œstrogène et progestérone) sont sécrétées et permettent la différentiation des organes en utérus, en vagin, en canaux de Müller, en vulve, en clitoris, etc.
C’est ainsi qu’on obtient des organes génitaux (sexe anatomique) qui sont soit mâles, soit femelles.
Déviations possibles
Ici aussi, un certain nombre de déviations peuvent intervenir dans ces mécanismes de différenciation sous l’influence des hormones. Illustrons par quelques exemples.
L’insensibilité complète aux androgènes. La présence d’un gène SRY fonctionnel fait que les testicules sécrètent de la testostérone. Mais si, en raison d’une mutation génétique, l’individu ne possède pas de récepteur à la testostérone, celle-ci n’aura aucun effet sur les cellules. Les organes cibles de la testostérone ne seront pas masculinisés. Malgré la présence de testicules internalisés, les autres organes génitaux seront féminins.
La sécrétion excessive d’androgènes. Différentes conditions (comme l’hyperplasie congénitale des glandes surrénales [7]) peuvent faire qu’un individu avec des chromosomes XX sécrète une quantité anormalement élevée d’androgènes. Des organes vont alors être masculinisés, bien que l’individu ait un sexe génétique qui est féminin. La masculinisation peut être totale ou au contraire partielle, avec des organes génitaux pouvant être du sexe opposé à celui déterminé génétiquement, ou un sexe d’une forme intermédiaire entre mâle et femelle. On peut ainsi avoir des grands clitoris, des petits pénis, on peut avoir des lèvres qui sont soudées à la façon d’un scrotum. Il y a de nombreux cas de figure et une grande diversité de formes.
La surexposition aux androgènes peut également être de source externe : notamment la mère, ou l’exposition à certains médicaments pendant la gestation…
Pour plus de 99 % des humains le sexe n’est pas ambigu
Les mécanismes biologiques de détermination du sexe reproductif ne sont donc pas infaillibles et un certain continuum entre les formes mâles et femelles typiques des organes génitaux et du corps peut donc être rencontré. Mais ces mécanismes sont néanmoins assez fiables.
Dans au moins 99 % des cas [8], les humains ont un sexe génétique, un sexe gonadique et un sexe anatomique qui ne sont pas ambigus, et qui sont concordants. Chez ces personnes-là, on peut donc dire qu’ils ont un sexe mâle ou femelle sans aucune ambiguïté.
Reste cependant moins de 1 % des êtres humains pour qui ce n’est pas le cas. Soit ils ont un sexe génétique, gonadique ou anatomique ambigu ou intermédiaire, soit il y a non-concordance entre ces trois dimensions. Cela conduit à différentes situations que l’on regroupe sous le nom collectif de « conditions intersexuées ».
Combien y a-t-il de sexes ?
Revenons à la question posée précédemment : « combien y a-t-il de sexes ? » La réponse va dépendre de la définition retenue. Si l’on considère le rôle reproductif, la réponse est « deux », et pas plus. Si l’on regarde au niveau génétique, c’est également « deux », mais avec quelques rares exceptions. Si l’on prend le point de vue des gonades, cela va être « deux », mais là aussi, avec des exceptions, des gonades qui ont une forme intermédiaire. Enfin, si l’on regarde le sexe anatomique, alors là c’est un continuum, ce qu’on pourrait décrire comme « une distribution bimodale » (répartition autour de deux pics de fréquence).
Lorsque des gens se disputent sur le nombre de sexes, c’est généralement qu’ils se réfèrent implicitement à une notion différente du mot sexe. Bien préciser les termes et les définitions pourrait couper court à une bonne partie des controverses. C’est sans compter que certaines personnes amalgament le mot sexe avec la notion de genre, ce qui impose de bien définir ce concept également.
Le genre
Le genre relève plutôt du domaine de la sociologie. Il est parfois confondu, à tort, avec l’identité de genre (qui relève plutôt du domaine de la psychologie) [9]. Fondamentalement, le genre renvoie à la conception des rôles masculins et féminins et des rapports entre les hommes et les femmes dans une société donnée. Cette répartition implique une spécialisation des tâches entre les sexes et une hiérarchisation des valeurs et représentations associées. Différents courants en sociologie ou en psychologie débattent pour savoir si ces représentations sociales de genre sont socialement construites [10, 11] ou si elles découlent partiellement d’intérêts, de préférences et de comportements qui sont intrinsèquement différents entre les mâles et les femelles [12, 13]. C’est une question fondamentale et il se pourrait en effet que la biologie refasse ici son apparition.
L’identité de genre
L’identité de genre peut être définie comme le fait de s’identifier plus ou moins à un homme ou une femme, de se sentir plus ou moins conforme aux modèles masculins ou féminins. Pour la plupart des personnes, cette question n’a pas de sens.
Ce concept d’identité de genre est néanmoins utile car il se trouve que ce n’est pas le cas de tout le monde. Il existe des personnes qui, c’est un fait, s’identifient au sexe opposé ou au genre qui correspond au sexe opposé (entre 0,12 % et 0,79 % selon un recensement canadien de 2021, avec une décroissance selon la tranche d’âge 1 [8]. Ce sont ces personnes que l’on va appeler « transgenres », des « personnes dont le sexe biologique n’est pas aligné avec l’identité de genre » [14]. Par opposition, le terme « cisgenre » a été proposé par des personnes transgenres pour désigner un individu où sexe biologique et identité de genre sont alignés (du latin trans qui signifie « de l’autre côté », et cis qui signifie « du même côté »).
Les personnes transgenres ne datent pas d’hier
Même si la conceptualisation de l’identité de genre est relativement récente (années 1960), les cas de personnes s’identifiant au genre opposé à leur sexe ou s’apparentant à un « troisième genre » ont été documentés depuis longtemps dans de nombreuses cultures, ce n’est donc ni un phénomène récent, ni une « déviation sexuelle » comme le décrivait jusqu’en 1990 la Classification internationale des maladies de l’OMS [15]. Nous pouvons par exemple mentionner les hijras en Inde [16, 17] et les raerae en Polynésie [18].
Comment cela se mesure-t-il ?
La transidentité est un concept psychologique subjectif (fondé sur le ressenti de la personne concernée). Cependant, ce n’est pas parce que quelque chose est subjectif que c’est sans importance ou sans réalité. La douleur ou la dépression sont des états subjectifs et ils sont pourtant pris très au sérieux. Des prises en charge, parfois médicamenteuses, peuvent être proposées. Elles le sont parce qu’on pense que ce que les personnes rapportent de leurs souffrances est réel. Si l’on accepte la parole d’un individu quand il dit qu’il éprouve de la douleur ou qu’il se sent déprimé, il est alors logique d’accepter celle d’une personne qui déclare se sentir du sexe opposé, même si l’on ne connaît pas forcément les fondements biologiques ou cérébraux à l’origine de ces ressentis.
Mais alors, comment mesurer et objectiver quelque chose d’uniquement subjectif ? La réponse peut sembler évidente : en questionnant les gens. Les psychologues ont ainsi conçu des outils pour le faire de manière fiable. Les échelles unidimensionnelles [19] consistent à demander à une personne de situer son ressenti sur un continuum allant de : « extrêmement masculin » à « extrêmement féminin » en passant par différentes graduations et une valeur intermédiaire (« ni l’un ni l’autre »). Toutefois, les chercheurs ont estimé que se situer sur une unique dimension était restrictif. Ils ont mis au point des mesures sur deux dimensions séparées [20, 21] : (1) « à quel point vous sentez-vous féminin ? » (de pas du tout féminin à très féminin) et (2) « à quel point vous sentez-vous masculin ? » (de pas du tout masculin à très masculin). À l’aide de cette grille d’évaluation, une étude a confirmé ce à quoi on s’attendait : de manière générale, plus les gens se sentent masculins, moins ils se sentent féminins et plus ils se sentent féminins, moins ils se sentent masculins. Mais l’étude a aussi montré qu’il ne s’agit pas d’une règle absolue : certains individus se sentent plutôt au milieu (moitié masculin, moitié féminin), d’autres se sentent à la fois très masculins et très féminins et d’autres encore ne se sentent ni masculins ni féminins (voir encadré ci-dessous).
Le questionnaire propose de se situer sur deux dimensions. En abscisse, on a reporté le sentiment de féminité des gens de 0 à 5 et en ordonnée, le sentiment de masculinité des gens de 0 à 5 également. Les gens qui s’identifient à des hommes sont en bleu ; ceux qui s’identifient à des femmes sont en rose. Les gens qui se disent queers (« non binaires ») sont en vert. La taille des cercles correspond aux effectifs donnant chaque réponse.
L’étude publiée en 2014 [1] a été réalisée en Israël sur 2 225 personnes (570 hommes, 1 585 femmes et 70 « queers »).
Référence
1 | Joel D et al., “Queering gender : studying gender identity in ‘normative’ individuals”, Psychology & Sexuality, 2014, 5 :291-321.
Ceci n’aurait pas pu être observé si les deux dimensions de masculinité et de féminité n’avaient pas été dissociées. Parmi les gens qui se considèrent « homme », tous ne se sentent pas forcément extrêmement masculins et certains peuvent se sentir aussi un peu féminins. De même, parmi les gens qui se sentent « femmes », il y a de la variabilité dans le sentiment de féminité et de masculinité. C’est intéressant d’un point de vue scientifique parce que cela permet de rendre compte d’un aspect de la diversité de l’humanité.
L’expression de genre
Ce terme désigne le fait qu’un individu se comporte d’une manière plus ou moins masculine ou féminine, ou en tout cas d’une manière qui est considérée comme étant typique d’un homme ou d’une femme dans une culture donnée. On est dans le domaine de la psychologie parce que l’on s’intéresse aux comportements des individus.
Cette expression de genre est très dépendante de la culture et de l’époque : on n’attend pas la même chose d’un homme en France, au Japon ou en Mélanésie, ni au XVIIIe ou au XXIe siècle. La société attend une certaine concordance entre le sexe d’une personne et le genre qu’elle exprime. De fait, les enfants perçoivent cela très bien. Très tôt dans leur développement, vers deux ou trois ans [22], ils identifient à quel genre ils appartiennent et ils adoptent une expression de genre qui est en général conforme à ce qui est attendu par la société, étant donné leur sexe. Mais évidemment, ce n’est pas toujours le cas.
Comment cela se mesure-t-il ?
Tout comme l’identité de genre, l’expression de genre peut être mesurée. Ce peut être en observant une personne et ses comportements ou au travers d’un questionnaire où la personne exprime ses préférences dans différents domaines, ses comportements typiques (voir encadré ci-après « La mosaïque du genre »).
La non-conformité au genre chez l’enfant
Il y a des enfants chez qui l’on va identifier ce qu’on appelle une « non-conformité au genre », c’est-à-dire des enfants pour qui les centres d’intérêts et les préférences diffèrent de ceux qui sont typiques de leur sexe. Cela peut concerner les activités, les comportements, les centres d’intérêts, la manière de s’habiller, etc. Auparavant, on parlait de « garçons efféminés » pour des garçons aux attitudes féminines ou de « garçons manqués » pour les filles aux attitudes masculines. Ces expressions, non scientifiques et souvent péjoratives, son moins utilisées aujourd’hui, en particulier dans le monde de la recherche.
Le problème n’est pas qu’un enfant ne se conforme pas à des stéréotypes, mais que, dans une société conformiste, ces enfants risquent d’être rejetés par les autres et sont plus souvent victimes d’agressions et de harcèlement [23].
L’orientation sexuelle
L’orientation sexuelle est un concept plus simple à définir : c’est le fait d’être attiré plus ou moins par les hommes ou par les femmes, de manière exclusive ou non. On n’a longtemps parlé que des hétérosexuels et des homosexuels de façon binaire. Mais en 1948, Alfred Kinsey a proposé une échelle tenant compte des résultats de ses recherches qui montraient que les personnes ne correspondaient pas nécessairement aux catégories hétérosexuelles ou homosexuelles exclusives [24]. Il s’agit d’une échelle en sept points, allant de l’hétérosexualité exclusive à l’homosexualité exclusive et passant par un continuum de valeurs. Une huitième réponse est également proposée pour exprimer l’absence d’attirance sexuelle. La binarité s’est largement estompée, comme dans une étude [25] qui établit que, en Australie en 2003, 93 % des hommes sont attirés exclusivement par le sexe opposé, 0,6 % sont attirés exclusivement par le même sexe et 5 à 6 % se situent entre les deux (soit attirés de manière non exclusive par les hommes ou par les femmes, soit parfaitement bisexuels). Cette même étude montre que les femmes sont légèrement moins exclusives et un petit peu plus souvent bisexuelles que les hommes (environ 8 %).
Une fois ces différents concepts définis, on peut analyser les relations qu’ils ont les uns avec les autres. Par exemple on a constaté une corrélation entre la non-conformité au genre dans l’enfance et l’orientation sexuelle qui va s’exprimer un peu plus tard, à partir de l’adolescence : les enfants les plus « non conformes au genre » ont une probabilité plus grande de devenir homosexuels que ceux qui sont très conformes à leur genre [26].
Daphna Joel est professeur de psychologie et de neurosciences à l’université de Tel Aviv. Elle a conçu le site Internet « La mosaïque du genre » [1], sur lequel vous pouvez répondre à une quarantaine de questions sur vos préférences, intérêts, habitudes et comportements. Vos réponses seront ensuite comparées à celles collectées sur une grande population d’hommes et de femmes (définies par auto-déclaration) de manière à vous situer par rapport aux hommes et aux femmes de votre pays ayant également rempli le questionnaire. Le site ne dispose pas encore de référence pour la France (juin 2023).
Voici comment l’auteur de ces lignes se situe, comparé aux normes pour les États-Unis et pour le Japon.
Chaque petit carré correspond à une question particulière. Quand il est en bleu, cela veut dire que la réponse était conforme aux réponses des hommes. Quand il est rose, elle est plus conforme aux réponses des femmes américaines ou japonaises. Les carrés en jaune correspondent soit à des réponses qui se situent entre celles typiques des hommes et des femmes, soit à des questions pour lesquelles il n’y avait pas de différence entre hommes et femmes.
La mosaïque est différente selon que l’on compare les réponses aux normes américaines ou japonaises. Mais cela ne change pas totalement non plus. Il y a aussi probablement des questions sur lesquelles les hommes et les femmes répondent la même chose à peu près partout dans le monde. La culture n’explique donc peut-être pas tout.
Ce questionnaire permet de mieux saisir le phénomène de l’expression de genre.
Référence
1 | Site “The Gender Mosaic”. Sur gendermosaic.tau.ac.il
La dysphorie de genre chez l’adolescent et l’adulte
La dysphorie de genre est définie dans le DSM-5 (le manuel diagnostique de l’association américaine de psychiatrie qui définit les critères diagnostiques de tous les troubles mentaux) en ces termes : « une incongruence marquée entre le genre vécu ou exprimé et le genre assigné, présente pendant au moins six mois, associée à une souffrance cliniquement pertinente ou à une altération au niveau des domaines fonctionnels sociaux, professionnels ou autres » [27]. Le critère est ensuite affiné pour les enfants ou les adolescents.
Il n’est pas écrit qu’avoir une identité de genre opposée à son sexe est en soi un trouble mental, mais que cela le devient si cette condition est associée à une détresse cliniquement significative ou une perturbation du fonctionnement social, professionnel ou d’autres secteurs importants de la vie. Autrement dit, le fait d’être transgenre, de s’identifier au genre du sexe opposé, n’est pas un problème en soi. Mais si cela fait que la personne se sent extrêmement mal dans sa peau parce qu’elle se sent en discordance avec son corps et que cela la rend déprimée et lui donne des idées suicidaires (ce qui est le cas pour nombre de personnes concernées [28]), alors il y a un véritable trouble qui mérite d’être soigné.
Dans le DSM-5, le fait qu’une particularité d’un individu ne devienne un trouble que quand une détresse ou une souffrance est engendrée n’est pas propre à la dysphorie de genre. C’est un critère général nécessaire à tous les diagnostics.
Relations entre toutes ces caractéristiques
Comme on l’a rappelé plus haut, chez la grande majorité des humains, l’identité de genre, l’expression de genre et l’orientation sexuelle sont toutes cohérentes avec le sexe.
Quand il y a des écarts sur une dimension (au sens statistique), elles sont souvent associées à des écarts sur d’autres dimensions. Ces dimensions sont liées statistiquement (elles sont corrélées), mais ces relations sont loin d’être systématiques. Il y a une certaine autonomie de l’identité de genre et de l’orientation sexuelle par rapport au sexe qui fait qu’il existe de la transidentité, de la non-binarité (ne pas se reconnaître comme strictement femme ou strictement homme), de l’homosexualité et de la bisexualité.
Il s’agit là de statistiques qui rendent compte de la diversité humaine. Ces éléments descriptifs ne portent aucune valeur morale, aucun jugement, mais sont utiles pour permettre des décisions éclairées, en particulier concernant les éventuels soins.
Conclusion
Toutes ces définitions peuvent paraître complexes et rébarbatives, mais le fait est que la nature est complexe. Beaucoup de controverses pourraient être évitées si les protagonistes utilisaient les concepts à bon escient (notamment en distinguant soigneusement sexe et genre), et précisaient à quelle définition ils se réfèrent dans les cas de polysémie. La résolution de plusieurs débats de société importants nécessite un maximum de clarté et de précision conceptuelle. C’est l’objet du second article.
1 | Fausto-Sterling A, “The five sexes”, The Sciences, 1993, 33 :20-4.
2 | Fausto-Sterling A, “The five sexes, revisited”, The Sciences, 2000, 40 :18-23.
3 | Hoquet T, Des sexes innombrables : le genre à l’épreuve de la biologie, Le Seuil, 2016.
4 | Orphanet, « Le syndrome de Turner », juillet 2006.
5 | Orphanet, « Le syndrome de Klinefelter », septembre 2006.
6 | Orphanet, « Femmes 47, XXX », avril 2007.
7 | Orphanet, « L’hyperplasie congénitale des surrénales », août 2009.
8 | “Canada is the first country to provide census data on transgender and non-binary people : filling gaps in gender diversity data in Canada”, Statistique Canada, 27 avril 2022. Sur statcan.gc.ca
9 | Bereni L et al., Introduction aux études sur le genre : manuel des études sur le genre, De Boeck, 2008.
10 | Delphy C, L’Ennemi principal – tome 2 : Penser le genre, Syllepse, 2013.
11 | Eagly AH, Wood W, “The nature-nurture debates : 25 years of challenges in understanding the psychology of gender”, Perspectives on Psychological Science, 2013.
12 | Symons D, The evolution of human sexuality, Oxford University Press, 1981.
13 | Buss DM, “Psychological sex differences : origins through sexual selection”, American Psychologist, 1995.
14 | Haute Autorité de santé, « Sexe, genre et santé », Rapport d’analyse prospective, 2020. Sur has-sante.fr
15 | Organisation mondiale de la santé, « Classification internationale des maladies (CIM 9) », 1990. Sur cepidc.inserm.fr
16 | Boisvert M, « Les hijras : une communauté “transgenre” en voie de disparition ? », The Conversation, 10 décembre 2018. Sur theconversation.com
17 | Gurvinder K, “Hijras : the unique transgender culture of India”, International Journal of Culture and Mental Health, 2012, 5 :121-6.
18 | Stip E, « Les RaeRae et Mahu : troisième sexe polynésien », Santé mentale au Québec, 2015, 40 :193-208.
19 | Terman LM, Miles CC, Sex and personality : studies in masculinity and femininity, McGraw-Hill, 1936.
20 | Joel D et al., “Queering gender : studying gender identity in ‘normative’ individuals”, Psychology & Sexuality, 2014, 5 :291-321.
21 | Magliozzi D et al., “Scaling up : representing gender diversity in survey research”, Socius, 2016, 2.
22 | Kuhn D et al., “Sex role concepts of two-and three-yearolds”, Child Development, 1978, 44551.
23 | Roberts AL, “Childhood gender nonconformity : a risk indicator for childhood abuse and posttraumatic stress in youth”, Pediatrics, 2012, 129 :410-7.
24 | Kinsey Institute, “The Kinsey Scale”, 2023. Sur kinseyinstitute.org
25 | Smith AMA et al., “Sex in Australia : sexual identity, sexual attraction and sexual experience among a representative sample of adults”, Australian and New Zealand Journal of Public Health, 2003, 27 :138-45.
26 | Rieger G et al., “Gender nonconformity of bisexual men and women”, Archives of Sexual Behavior, 2020, 49 :2481-95.
27 | Diagnostic and statistical manual of mental disorders : DSM5, American Psychiatric Association, 2013.
28 | Connolly MD et al., “The mental health of transgender youth : advances in understanding”, Journal of Adolescent Health, 2016, 59 :489-95.
1 Plus précisément : 0,79 % pour les 15-24 ans, 0,51 % pour les 25-40 ans, 0,19 % pour les 41 à 55 ans, 0,15 % pour les 56-75 ans et 0,12 % pour les plus de 76 ans.
Publié dans le n° 347 de la revue
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L' auteur
Franck Ramus
Directeur de recherche au CNRS et professeur attaché à l’École normale supérieure. Il dirige l’équipe « (…)
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