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Faisons-nous des progrès ?

Publié en ligne le 1er juillet 2002 - Rationalisme -

Ou bien faut-il imaginer Sisyphe heureux ? En d’autres termes, on peut distinguer deux sortes de rationalistes : ceux qui mènent leur combat parce qu’il est juste, mais sans espoir, et ceux qui discernent malgré tout un progrès de la raison au milieu du bruit et de la fureur de l’histoire. Je voudrais essayer de défendre ici le second point de vue. Mais en commençant par y introduire plusieurs nuances : d’abord, si progrès il y a, il n’est pas nécessairement continu. Il est facile de penser à des périodes historiques qui se caractérisent par une régression de la raison ; ensuite, le progrès n’est pas nécessairement indéfini. Il se peut très bien qu’il y ait un fond incompressible d’irrationalité dans l’être humain. De plus, le progrès, même quand il a lieu, peut être très lent et ne pas être visible à l’échelle d’une vie humaine.

Finalement, et c’est le plus important, j’utiliserai l’expression « progrès de la raison » non pas au sens d’un progrès du comportement humain sur le plan moral, mais uniquement au sens d’une certaine attitude vis-à-vis de la connaissance : essayer de n’admettre comme la constituant que ce qui est fondé sur des raisonnements corrects et sur des observations ou des expériences vérifiées statistiquement. Ce qu’il y a sans doute de plus intéressant et de plus caractéristique dans l’attitude rationnelle, c’est le scepticisme par rapport à tous les arguments d’autorité. Si quelque chose est vrai, ce n’est pas parce que X dit que c’est vrai, même si X est quelqu’un de très important, de très intelligent ou de très dévoué, c’est parce que les faits et certains raisonnements montrent que c’est vrai.

Il y a-t-il progrès en ce sens ? Sur une longue période, oui. Tout d’abord il est indéniable qu’il y a un progrès énorme de la liberté de pensée, sur le plan institutionnel, par rapport au Moyen Age, et même par rapport à des périodes plus récentes. Ce progrès n’a pas toujours tous les effets qu’on pourrait en espérer, mais il en a, et il est le socle sur lequel les autres progrès, en particulier scientifiques, sont basés. De plus, vu de nouveau sur une période longue, il n’y a pas de doute que les systèmes de pensée fondés sur l’argument d’autorité (la religion, par exemple, mais pas seulement elle) sont en recul.

Néanmoins, si on se limite à une époque plus ou moins récente, on constate une perte de prestige de la science, du moins dans certains milieux dit « cultivés », une désaffection croissante pour les études scientifiques ainsi qu’un fort progrès de diverses superstitions. Les pessimistes diront qu’il y a une « loi de conservation » de l’irrationnel : au fur et à mesure que les religions traditionnelles perdent du terrain, les superstitions et les religions non-traditionnelles en gagnent.

Pour expliquer ce phénomène, je suggérerais que la science a été, comme bien d’autres entreprises humaines, victime de son succès. D’une part, au moins depuis la Révolution française, elle est devenue une institution, et ses représentants les plus importants sont des personnages respectés, ce qui n’était pas le cas, c’est le moins que l’on puisse dire, à l’époque de Galilée. D’autre part, le scepticisme encouragé par la démarche rationnelle et par les progrès des sciences débouche inévitablement sur un scepticisme par rapport aux discours produits par des institutions, quelles qu’elles soient, y compris par les institutions scientifiques. Or, la plus grande part de nos connaissances scientifiques est fondée, en partie, sur la confiance que nous accordons aux scientifiques. Il est impossible pour un individu, quel qu’il soit, de refaire même une fraction infime des expériences scientifiques qui sont à la base des théories scientifiques auxquelles il « croit ».

De plus, à l’époque de Galilée, la science était persécutée, mais cela lui a permis de tenir le haut du pavé sur le plan moral pendant un temps assez long. En effet, elle s’opposait à une institution puissante, l’Eglise. Je ne regrette évidemment pas la disparition de cette situation, mais il faut bien constater qu’aujourd’hui ce sont les charlatans qui se présentent presque toujours comme étant « les nouveaux Galilée persécutés par la nouvelle Eglise qu’est la Science ». Et cela parfois avec succès, au moins face à un certain public. Ce sont les médecines « parallèles » qui passent pour « humaines » et la médecine scientifique qui passe pour étant celle « du fric ». Quand on voit les tarifs des unes et des autres, c’est pour le moins curieux, mais ça marche, au moins en partie.

Le problème pour les scientifiques, et plus généralement pour les rationalistes, est de regagner la confiance du public. Comment faire ? Vaste sujet ; d’une part, un nombre croissant de scientifiques se rend compte qu’il leur faut parfois sortir de la tour d’ivoire et expliquer au public, en particulier aux plus jeunes, non seulement les résultats scientifiques, mais aussi ce qu’est la démarche scientifique, et cela est très bien. Je voudrais néanmoins suggérer qu’un autre type d’effort est nécessaire, sur le plan éthique ; la science doit non seulement être neutre, mais, comme la justice, être perçue comme telle, par rapport à divers pouvoirs institutionnels, politiques et militaires. Et cela, vu les nécessités de financement de la recherche moderne, est une question difficile, à laquelle il faut néanmoins sérieusement réfléchir.

Les difficultés auxquelles nous sommes confrontés sont graves, mais bien moins graves que celles auxquelles nos prédécesseurs avaient à faire face. Grâce à leurs efforts et à leurs sacrifices, nous jouissons aujourd’hui d’un cadre institutionnel dans lequel la connaissance rationnelle peut se développer. Le problème est d’éviter que ce cadre ne devienne trop confortable et ne finisse par nous couper du reste de la société.

Publié dans le n° 253 de la revue


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L' auteur

Jean Bricmont

Jean Bricmont est physicien et essayiste belge, professeur émérite de physique théorique à l’université (...)

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