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La pollution des Antilles françaises par le chlordécone : des origines aux conséquences

Publié en ligne le 22 novembre 2022 - Pesticides -

Le climat tropical, chaud et humide, qui caractérise les Antilles françaises (Guadeloupe et Martinique) rend ces territoires propices à la culture de la banane. En contrepartie, ces conditions climatiques favorisent le développement de multiples nuisances biologiques pouvant affecter à leur tour les activités agricoles.

La production bananière aux Antilles a connu un fort développement au cours des Trente Glorieuses. Cet essor s’est accompagné d’un usage croissant de pesticides. L’un des principaux ravageurs de la banane antillaise est le charançon noir (Cosmopolites sordidus). Il s’agit d’un coléoptère dont les larves, très voraces, creusent des galeries dans le bulbe et le pseudo-tronc ; elles affaiblissent le plant, limitant son développement et provoquant parfois sa chute. Pour y faire face, des insecticides appartenant à la famille chimique des organochlorés, comme par exemple l’hexachlorocyclohexane, ont été largement employés dans le passé. L’apparition de résistances à ces produits vers la fin des années 1960 a été à l’origine de recherches de traitements alternatifs.

Rupe Rupe ou La Cueillette des fruits (détail),
Paul Gauguin (1848-1903)

Le chlordécone, un insecticide organochloré provenant des États-Unis, est apparu comme la solution à ce problème. En 1972, sous la dénomination commerciale de Képone®, il a obtenu une autorisation provisoire de vente d’un an sur le territoire français pour lutter contre le charançon du bananier. En absence de réexamen de cette autorisation au terme prévu, son usage se poursuivra bien au-delà. Suite à l’arrêt définitif de sa production aux États-Unis en 1975 (voir encadré « La pollution de la James River »), son emploi se poursuivra quelques années jusqu’à épuisement des stocks importés [1, 2] (voir plus bas l’encadré « Repères chronologiques »).

Le passage aux Antilles des cyclones David en 1979 et Allen en 1980, entraînant de fortes pluies et la destruction des plantations bananières, a eu pour conséquence la multiplication des charançons. En absence de Kepone, un besoin urgent de disposer d’un moyen efficace de lutte contre ce ravageur est apparu pour pouvoir relancer la production bananière. Une entreprise française racheta le brevet auprès de son détenteur (DuPont de Nemours), fit synthétiser le chlordécone au Brésil et conditionna en France (à Port-La-Nouvelle, près de Narbonne) une nouvelle spécialité commerciale, le Curlone [3]. Cette formulation fut homologuée en 1981 pour un usage strictement limité à la lutte contre le charançon du bananier. Le retrait de l’homologation intervint en 1990, mais des dérogations successives permirent de maintenir l’utilisation du Curlone jusqu’en septembre 1993 [1, 2]. Il est important de noter que les autorisations du chlordécone sur le territoire français, autant celle de 1972 que celle de 1981, ont été accordées en n’examinant que l’efficacité agronomique. Ni la dangerosité, ni la rémanence de la molécule, ne furent prises en considération. Pourtant, de nombreuses informations existaient qui auraient dû soulever une extrême méfiance.

La pollution de la James River


La fabrication du chlordécone débuta aux États-Unis à la fin des années 1950. En 1966, la production fut centralisée dans la ville de Hopewell, en Virginie, jusqu’en 1975. Son emploi sur le sol des États-Unis continentaux fut très restreint – moins de 10 % de la production totale estimée à 1 600 tonnes – et limité à des usages et cultures non alimentaires comme par exemple la culture du tabac, l’entretien de plantes ornementales ainsi que les pièges à cafards et fourmis. La grande majorité fut exportée dans d’autres pays de la Caraïbe pour lutter contre des nuisances des bananiers et, surtout, en Allemagne comme intermédiaire de synthèse d’un autre pesticide (Kelevan ou Despirol) [1, 2].

En 1975 survint un épisode d’intoxication massive affectant les employés de l’usine de fabrication de Hopewell [3, 4]. Simultanément, les autorités constatèrent que les déchets de production étaient évacués sans aucun traitement dans les égouts, eux-mêmes se déversant dans la James River située en bordure de l’usine. Cela entraîna la pollution de l’estuaire du fleuve jusqu’à la baie de Chesapeake [5]. La contamination de la faune marine conduisit à l’interdiction immédiate des activités de pêche sur l’ensemble de l’estuaire, entraînant des conséquences économiques sur ce secteur, notamment connu pour son crabe bleu. En 1976, les États-Unis interdirent définitivement la production, distribution et exportation du chlordécone sous toutes ses formes. Les récentes campagnes de surveillance de la James River entreprises en 2016 ont montré la persistance résiduelle de la molécule chez plusieurs espèces marines [6]. Ces événements, considérés comme l’une des plus importantes et coûteuses catastrophes environnementales aux États-Unis, eurent un très grand écho médiatique [7, 8].

Références
1 | Bell MA et al., “Reviews of the environmental effects of pollutants : I. Mirex and Kepone”, EPA Research Reporting Series, 1978. Sur nepis.epa.gov
2 | Epstein SS, “Kepone-hazard evaluation”, Sci Total Env., 1978.
3 | Cannon SB et al., “Epidemic kepone poisoning in chemical workers”, Am J Epidemiol, 1978.
4 | Cohn WJ et al., “Treatment of chlordecone (Kepone) toxicity with cholestyramine : results of a controlled clinical trial , N Engl J Med, 1978.
5 | Huggett RJ, Bender ME, “Kepone in the James River”, Environ Sci Technol, 1980.
6 | Unger MA, Vadas GG, “Kepone in the James River Estuary : past, current and future trends”, Virginia Institute of Marine Science, College of William and Mary, Scholar Works Report, 2017. Sur scholarworks.wm.edu
7 | Reich M et al., “Kepone : a chemical disaster in Hopewell, Virginia”, Int J Health Serv, 1983.
8 | Peters JM, “The Kepone episode : another warning”, N Engl J Med, 1978.

Une toxicité connue de longue date

En 1961, la société Allied Chemicals déposa, en appui au dossier d’homologation du chlordécone aux États-Unis, les conclusions d’études toxicologiques réalisées par la faculté de médecine de Virginie. Ces travaux montrant la capacité de la molécule à induire des atrophies testiculaires et des tumeurs hépatiques chez le rat [4, 5] expliquent les restrictions d’emploi à des usages et cultures non alimentaires imposées par les autorités américaines sur leur territoire continental. Ces observations toxicologiques, étendues à la capacité de la molécule à induire des troubles neurologiques, furent confirmées les années suivantes de telle manière que, lors de l’autorisation provisoire française de 1972, on disposait d’informations consolidées sur la dangerosité de la molécule [6, 7]. S’agissant de l’autorisation de 1981, il semblerait que personne ne se soit interrogé sur les raisons ayant conduit en 1975 à l’arrêt de la production du Képone aux États-Unis (voir plus haut l’encadré « La pollution de la James River »). Pourtant, sur la période 1975-1980, plus d’une centaine de publications ont rapporté en détail la persistance environnementale de la molécule et ses conséquences dramatiques sur la santé humaine [8, 9]. Les propriétés hormonales, notamment œstrogéniques, du chlordécone furent bien établies autant in vivo que in vitro [10, 11, 12]. En 1979, sur la base des données existantes, le Centre international de la recherche contre le cancer concluait qu’« il existe des preuves suffisantes pour considérer que le chlordécone est cancérogène chez la souris et le rat. En l’absence de données adéquates chez l’humain, il est raisonnable, à des fins pratiques, de considérer le chlordécone comme s’il présentait un risque cancérogène pour l’être humain » [13].

Le Repas ou Les Bananes,
Paul Gauguin
Paul Gauguin mène une vie agitée qui l’emmène un peu partout dans le monde : il est notamment marqué par son séjour en Martinique en 1887, où la lumière et les paysages l’inspirent particulièrement. D’autres voyages en France métropolitaine (Pont-Aven, Arles) et en Polynésie (Tahiti, Marquises) contribuent à modeler son œuvre, qui influence durablement la peinture occidentale.

De plus, dès le milieu des années 1970, des chercheurs de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra devenu Inrae en 2020) ont montré la présence résiduelle du chlordécone dans les eaux et sédiments de rivières de la zone bananière en Guadeloupe ainsi que son importante rémanence dans les sols des plantations traitées [14]. En 1980, un rapport de l’Inra adressé au ministère en charge de l’environnement rapportait en détail la contamination massive de la faune sauvage terrestre, aquatique et aérienne de la Guadeloupe [15]. Ici encore, ces informations ne semblent pas avoir été prises en considération lors de l’autorisation de 1981.

Terres polluées et contamination de la chaîne alimentaire

Ce ne sera qu’en 1999, six ans après l’arrêt d’utilisation du chlordécone, que les autorités de santé de la Martinique et de la Guadeloupe rendront publique la présence de la molécule dans les eaux destinées à la consommation humaine à des concentrations excédant les critères de potabilité [16]. Des enquêtes ultérieures montreront la persistance du chlordécone dans les sols des bananeraies et d’anciennes bananeraies reconverties à des activités maraîchères, pâturages ou jardins familiaux ainsi que la contamination des eaux de surface et souterraines et des sédiments des rivières se déversant sur le littoral marin (voir encadré ci-dessous « Forte pollution des terres agricoles aux Antilles »).

Forte pollution des terres agricoles aux Antilles


Les formulations Képone et Curlone se présentaient sous la forme d’une poudre contenant 5 % de chlordécone. Trente grammes de produit étaient épandus manuellement au pied et autour du pseudo-tronc, une à deux fois par an. Bien qu’on ne dispose pas des données précises sur les tonnages importés et que la superficie de la sole bananière n’a cessé de varier, on estime qu’au moins 300 tonnes de matière active ont été épandus sur la période d’usage du chlordécone (1972-1993) [1]. Tenant compte de la très faible capacité de dégradation biotique 1 et abiotique 2 du chlordécone et de sa forte affinité au carbone organique des sols, plusieurs dizaines d’années, voire plusieurs centaines, seraient nécessaires pour arriver à faire disparaître naturellement la molécule des sols [2]. Bien que les terres agricoles n’ont pas encore fait l’objet d’une cartographie exhaustive de leur contamination, on estime qu’au moins un tiers de la surface agricole utile est concernée, ce qui représente approximativement 4 000 ha en Guadeloupe et 6 000 ha en Martinique. Les quantités résiduelles de chlordécone présentes de nos jours sur les terres polluées se situeraient entre 1 et 10 kg par ha sur les 30 à 60 premiers cm. S’agissant des littoraux marins, un tiers est également affecté par le déversement des eaux de rivières provenant de bassins versants contaminés.

Références
1 | Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, « Impacts de l’utilisation de la chlordécone et des pesticides aux Antilles : bilan et perspectives d’évolution », rapport, juin 2009. Sur senat.fr
2 | Cabidoche YM et al., “Long-term pollution by chlordecone of tropical volcanic soils in the French West Indies : a simple leaching model accounts for current residue”, Environ Pollut, 2009.

La contamination des milieux naturels puis de la chaîne alimentaire à partir des sols pollués est la conséquence d’une lente percolation de la molécule vers les nappes phréatiques et d’un ruissellement vers les eaux de surface [17]. La faune aquatique d’eau douce ainsi que celle du littoral marin se retrouvent contaminées par bioconcentration. Au niveau des sols, le transfert sol-plante du chlordécone affecte principalement les légumes racines (ignames, patates douces, carottes…) et, dans une moindre mesure, les cucurbitacées. Les animaux pâturant sur des sols pollués se retrouvent également contaminés par la consommation d’eaux brutes, de végétaux et l’ingestion de terre polluée.

Finalement, la contamination de la chaîne alimentaire locale, végétale et animale est à l’origine de celle de la population, documentée par la présence du chlordécone dans la circulation générale, la graisse périphérique et le lait maternel des populations antillaises [18, 19, 20]. Ce constat a soulevé la question de l’impact sanitaire pour les populations tenant compte des niveaux effectifs d’exposition de la population au chlordécone, de l’ordre du microgramme par litre de sang, avec un maximum observé de 100 µg/l.

Autorisations administratives
Quelques repères chronologiques
  • Aux États-Unis
    • 1958. Commercialisation du Kepone, produit à base de chlordécone.
    • 1975. Fermeture de l’usine de production de Kepone en Virginie suite à une importante intoxication des employés et une pollution durable de l’environnement.
    • 1976. Interdiction de produire et commercialiser tout produit à base de chlordécone aux États-Unis.
  • En France
    • 1968. La Commission d’étude de la toxicité des produits phytopharmaceutiques, des matières fertilisantes et des supports de culture (dépendant du ministère de l’Agriculture) conseille l’interdiction du produit en raison de sa toxicité et de sa persistance environnementale.
    • 1972. Autorisation provisoire de commercialisation accordée pour une durée d’un an, compte tenu de l’efficacité du produit pour lutter contre le charançon du bananier. Autorisation provisoire consolidée dans les faits jusqu’à ce qu’intervienne, en 1981, l’homologation du Curlone.
    • 1981. Homologation du Curlone, nouvelle formulation commerciale à base de chlordécone.
    • 1989. La Commission d’étude de la toxicité se prononce pour l’interdiction du chlordécone.
    • 1990. Retrait de l’autorisation de vente de la spécialité commerciale, le Curlone (février), puis interdiction de la substance active, le chlordécone (juillet). La législation de l’époque prévoit toutefois que la vente peut se poursuivre un an après le retrait d’homologation et une seconde année dans certains cas (soit, in fine, février 1992 pour le chlordécone).
    • 1992. Deux décisions prolongent l’autorisation d’utilisation du Curlone : l’une à titre dérogatoire jusqu’au 28 février 1993, l’autre jusqu’à épuisement des stocks et au plus tard septembre 1993.

Source
Rapport de la Commission des affaires économiques, de l’environnement et du territoire de l’Assemblée nationale (30 juin 2005) et rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (24 juin 2009).

Impact sanitaire sur les populations

De nombreuses recherches épidémiologiques furent lancées au début des années 2000 en population générale, en s’appuyant sur la mesure de la concentration en chlordécone dans le sang comme indicateur d’exposition [21]. Ces travaux ont montré que l’exposition au chlordécone est associée à un excès de risque de survenue de cancer de la prostate [22] (voir ci-dessous l’encadré « Attribuer les causes du cancer de la prostate ») et de naissances prématurées [23]. D’autres travaux ont montré que l’exposition in utero au chlordécone, estimée par la mesure de sa concentration dans le sang du cordon ombilical, était associée à de moins bons scores de tests estimant le neuro-développement moteur, comportemental et cognitif des enfants [24, 25, 26]. Signalons également que ces travaux écartent l’hypothèse d’un excès de risque concernant l’infertilité masculine lors d’une exposition à l’âge adulte, et la survenue de diabète gestationnel ou de malformations suite à une exposition au cours de la grossesse [27, 28, 29].

Attribuer les causes du cancer de la prostate


Parmi les maladies dont l’exposition au chlordécone est associée à un excès de risque de survenue, le cancer de la prostate est celle qui a attiré le plus l’attention auprès de l’opinion publique antillaise. Cela s’explique facilement en tenant compte du ressenti que l’on peut avoir face à une maladie grave, potentiellement mortelle. Mais aussi parce que la fréquence naturellement élevée de la maladie aux Antilles, estimée par son incidence annuelle, a été incorrectement interprétée comme la conséquence principale de l’exposition de la population au chlordécone.

Le cancer de la prostate a la particularité d’être la pathologie tumorale qui présente la plus grande variabilité d’incidence annuelle en fonction des origines ethniques et géographiques des populations [1]. Son incidence, très élevée parmi les populations partageant une ascendance africaine subsaharienne, est particulièrement faible, jusqu’à 20 fois inférieure, parmi les populations asiatiques. Les populations dites caucasiennes présentent des taux intermédiaires. Ainsi, l’incidence de la maladie aux Antilles françaises, où la grande majorité de la population partage des ascendances africaines, est deux fois supérieure à celle observée en France hexagonale [2]. De tels écarts sont expliqués en grande partie par des susceptibilités génétiques différentes à développer la maladie en fonction des origines ethniques [3]. En même temps, on entend souvent dire que les Antilles sont les « championnes du monde du cancer de la prostate ». Est-ce exact ? Oui, si l’on considère la Guadeloupe et la Martinique comme des États à part entière et si les incidences sont comparées, comme cela est rapporté par l’OMS, aux autres États du monde [1]. Non, si l’on compare ce qui est comparable, c’est-à-dire en tenant compte notamment des origines ethniques des populations et
du développement socio-économique du pays où elles habitent. Ainsi, lorsque l’incidence du cancer de la prostate aux Antilles est comparée à celles des États développés et où il existe des statistiques ethniques, on constate qu’elle est similaire à celle observée parmi les populations afro-américaines résidant aux États-Unis et parmi les populations afro-caribéennes et africaines du Royaume-Uni. Toutefois, lorsqu’on regarde ce qui se passe en Afrique subsaharienne, où l’accès aux soins et le dépistage précoce de la maladie sont réduits et l’espérance de vie inférieure à 60 ans, il n’est pas surprenant de constater une relative faible incidence du cancer de la prostate dont l’âge médian de survenue oscille entre 65 et 70 ans.

Pour en revenir au chlordécone, sur la base des études réalisées en population générale aux Antilles au cours de la période 2004-2007, il est possible d’estimer la fraction attribuable 3 au chlordécone entre 5 et 10 % des cas incidents. Cela représente, pour un département comme celui de la Guadeloupe, entre 25 et 50 cas parmi les 500 nouveaux cas annuels. Ce sont évidemment 25 à 50 cas de trop, mais à eux seuls ils ne contribuent que minoritairement à l’incidence élevée de la maladie aux Antilles.

Références
1 | Bray F et al., “Global cancer statistics 2018 : GLOBOCAN estimates of incidence and mortality worldwide for 36 cancers in 185 countries”,, CA Cancer J Clin, 2018.
2 | Multigner L et al., « Le cancer de la prostate aux Antilles françaises », BEH, 2016.
3 | Rebbeck TR, “Prostate cancer disparities by race and ethnicity : from nucleotide to neighborhood”, Cold Spring Harb Perspect Med, 2018.

Conséquences économiques et sociétales

Au-delà des risques sanitaires, la pollution environnementale au chlordécone entraîne également des conséquences économiques et sociétales importantes. Certaines d’entre elles font suite aux mesures de protection, notamment l’emploi de filtres à charbon pour le traitement des eaux destinées à la consommation et les arrêtés préfectoraux interdisant ou limitant les cultures sur sols pollués et la pêche sur les zones infralittorales marines contaminées. Des entreprises distribuant en bouteille des « eaux de source naturelles » ont été impactées suite à la modification de leur étiquetage en « eaux rendues potables par traitement ». L’arrêt de certaines cultures agricoles, d’élevages et de pêches, ainsi que celle de la quasi-totalité de la filière aquacole en eaux douces, soulève les problèmes, seulement très partiellement résolus, des indemnisations pour perte de revenu partiel ou total et de la réinsertion des professionnels des secteurs d’activité touchés.

Les circuits de production et de distribution de denrées alimentaires (marchés, épiceries, grandes et moyennes surfaces) font l’objet d’une surveillance accrue par les services de l’État. Mais la pollution environnementale au chlordécone affecte également des modes de production et d’approvisionnement non réglementés, tels que les ventes sur les bords de route et étals, dons et échanges entre particuliers, chasse et pêche de loisir, et autoproductions à partir des jardins familiaux et élevages domestiques.

Bananes et métal,
Pedro Alexandrino Borges (1856-1942)

Les autorités se retrouvent donc obligées de faire des recommandations conduisant à éviter ces circuits informels, difficiles à maîtriser. Malheureusement, cela vient à l’encontre des encouragements à consommer des produits locaux ou de proximité qui se diffusent dans les opinions publiques. De plus, ces circuits représentent pour les populations, notamment les plus démunies, des moyens de subsistance non négligeables et sont très ancrés dans les modes de vies des populations antillaises.

Les événements de Hopewell qui se sont produits en 1975 (voir plus haut encadré « La pollution de la James River ») furent considérés à l’époque comme un témoignage de l’incapacité de l’Homme moderne à proposer une politique rationnelle de prévention [30]. Quarante ans plus tard, le président de la République déclara que la pollution au chlordécone des Antilles était un « scandale environnemental », tout en précisant qu’il s’agissait du produit d’une époque où « la conscience environnementale était moindre qu’aujourd’hui » [31]. Cet argument d’une prise de conscience environnementale récente, argument qui ne date pas d’aujourd’hui, est trop souvent avancé pour masquer une absence cruelle de politiques de prévention de la part des services de l’État. En 1981, date de la deuxième autorisation du chlordécone, les autorités disposaient de suffisamment d’informations non controversées qui auraient pu éviter, où tout au moins réduire, la situation dramatique à laquelle les Antilles se retrouvent confrontées de nos jours.

S’agissant du passé, il faudra bien qu’une démarche d’introspection soit menée jusqu’à son terme, notamment pour ce qui est des responsabilités ainsi que de la réparation individuelle ou collective des dommages subis. Mais c’est l’avenir vers lequel il faut se tourner et qui est rempli de défis. Le premier d’entre eux est de s’adresser à la racine du problème, la pollution des sols, en développant des solutions. Hélas, c’est plus facile à dire qu’à faire : cette pollution affecte des dizaines de milliers d’hectares de terres agricoles utiles et la molécule est fortement attachée aux sols argileux. En attendant l’arrivée de solutions efficaces n’entraînant pas de dommages collatéraux, il faudra poursuivre la sécurisation de la chaîne alimentaire locale, et ce vraisemblablement pendant de nombreuses décennies.

Références


1 | Joly PB, « La saga du chlordécone aux Antilles françaises : reconstruction chronologique 1968-2008 », Inra, 2010. Sur anses.fr
2 | Fintz M, « L’autorisation du chlordécone en France, 19681981 », Afsset, 2009. Sur anses.fr
3 | Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, « Impacts de l’utilisation de la chlordécone et des pesticides aux Antilles : bilan et perspectives d’évolution », rapport, 2009. Sur senat.fr
4 | Environmental Protection Agency, “Kepone : position document 1 OP-66019”, Kepone Working Group, 1976. Sur nepis.epa.gov
5 | Jaeger RJ, “Kepone chronology”, Science, 1976.
6 | Huber JJ, “Some physiological effects of the insecticide Kepone in the laboratory mouse”, Toxicol Appl Pharmacol, 1965.
7 | McFarland LZ, Lacy PB, “Physiologic and endocrinologic effects of the insecticide Kepone in the Japanese quail”, Toxicol Appl Pharmacol, 1969.
8 | Guzelian PS et al., “Liver structure and function in patients poisoned with chlordecone (Kepone)”, Gastroenterology, 1980.
9 | Taylor JR et al., “Chlordecone intoxication in man : 1. Clinical observations”, Neurology, 1978.
10 | Palmiter RD, Mulvihill ER, “Estrogenic activity of the insecticide Kepone on the chicken oviduct”, Science, 1978.
11 | Bulger WH et al., “Studies on the estrogenic activity of chlordecone (Kepone) in the rat : effects on uterine estrogen receptor”, Mol Pharmacol, 1979.
12 | Hammond B et al., “Estrogenic activity of the insecticide chlordecone (Kepone) and interaction with uterine estrogen receptors”, Proc Natl Acad Sci USA, 1979.
13 | “Chlordecone”, in Some halogenated hydrocarbons, IARC Monogr Eval Carcinog Risk Chem Hum, 1979, vol. 20, 67-81.
14 | Snegaroff J, « Les résidus d’insecticides organochlorés dans les sols et les rivières de la région bananière de Guadeloupe », Phytiatrie-Phytopharmacie, 1977.
15 | Cavelier N, « Contamination de la faune par les pesticides organochlorés », in Niveau actuel de contamination des chaînes biologiques en Guadeloupe : pesticides et métaux lourds, Inra, 1980.
16 | Bonan H, Prime JL, « Rapport sur la présence de pesticides dans les eaux de consommation humaine en Guadeloupe », Igas, IGE, juillet 2001. Sur vie-publique.fr
17 | Lesueur-Jannoyer M et al., Crisis management of chronic pollution : contaminated soil and human health, CRC Press, 2016.
18 | Kadhel P, « Pesticides aux Antilles : impact sur la fonction de reproduction », Thèse de doctorat en Sciences de la vie, Université des Antilles et de la Guyane, 2008.
19 | Multigner L, Kadhel P, « Exposition à des polluants environnementaux chez la femme enceinte et son enfant en Guadeloupe : niveaux de chlordécone dans le sang maternel et étude des déterminants de l’imprégnation », Inserm U625 & CHU Pointe-à-Pitre, Service gynécologie-obstétrique, rapport, 2008.
20 | Dereumeaux C et al., “Chlordecone and organochlorine compound levels in the French West Indies population in 20132014 », Environ Sci Pollut Res Int, 2020.
21 | Institut de recherche en santé, environnement et travail, « Études destinées à identifier les dangers et les risques sanitaires associés à l’exposition au chlordécone », mars 2022. Sur irset.org
22 | Multigner L et al., “Chlordecone exposure and risk of prostate cancer”, J Clin Oncol, 2010.
23 | Kadhel P et al.,“Chlordecone exposure, length of gestation, and risk of preterm birth”, Am J Epidemiol, 2014.
24 | Boucher O et al., “Exposure to an organochlorine pesticide (chlordecone) and development of 18-month-old infants”, Neurotoxicology, 2013.
25 | Saint-Amour D et al., “Visual contrast sensitivity in schoolage Guadeloupean children exposed to chlordecone”, Neurotoxicology, 2020.
26 | Desrochers-Couture M et al., “Visuospatial processing and fine motor function among 7-years old Guadeloupe children pre- and postnatally exposed to the organochlorine pesticide chlordecone”, Neurotoxicology, 2022.
27 | Multigner L et al., “Exposure to chlordecone and male fertility in Guadeloupe (French West Indies)”, Epidemiology, 2006.
28 | Saunders L et al., “Hypertensive disorders of pregnancy and gestational diabetes mellitus among French Caribbean women chronically exposed to chlordecone”, Environ Int, 2014.
29 | Rouget F et al., “Chlordecone exposure and risk of congenital anomalies : the Timoun mother-child cohort study in Guadeloupe (French West Indies)”, Environ Sci Pollut Res Int, 2020.
30 | Unger MA, Vadas GG, “Kepone in the James River Estuary : past, current and future trends”, Virginia Institute of Marine Science, College of William and Mary, Scholar Works Report, 2017. Sur scholarworks.wm.edu
31 | « Déclaration de M. Emmanuel Macron, président de la République, sur la pollution à l’insecticide chlordécone aux Antilles, à Morne-Rouge », 27 septembre 2018. Sur vie-publique.fr

1 Dégradation biotique : décomposition d’une substance par des organismes vivants (flore microbienne…).

2 Dégradation abiotique : décomposition d’une substance par des agents physiques ou chimiques (chaleur, humidité, ultraviolets…).

3 La fraction attribuable est la proportion de cas d’une maladie dans une population que l’on peut attribuer à un facteur de risque.