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385 millions d’intoxications aux pesticides chaque année : vraiment ?

Publié en ligne le 22 juin 2025 - Agriculture -

En 2020, le journal scientifique BMC Public Health a publié un article [1] dont le titre pourrait être traduit ainsi : « Distribution mondiale des intoxications aiguës non intentionnelles par les pesticides  : estimations basées sur une méta-analyse ». Les quatre auteurs indiquent comme affiliation le Pesticide Action Network, une organisation qui milite pour la sortie des pesticides en agriculture (notons que cette dernière a relayé sa propre étude sur son site sans mentionner qu’elle l’avait financée et qu’elle en était l’auteur [2]).

L’article utilise les résultats d’études publiées dans la littérature scientifique ainsi que des données de l’Organisation mondiale de la santé concernant l’impact sanitaire des pesticides. Il extrapole ces résultats à l’échelle des pays sur la base du nombre d’agriculteurs potentiellement concernés, et agrège les résultats à l’échelle mondiale pour arriver à 385 millions de cas d’empoisonnement et 11 000 morts en lien direct avec l’emploi des pesticides, chaque année. Cet article a eu un impact scientifique significatif puisqu’il a été cité 236 fois d’après la base de données Web of Science, qui le classe dans les « Highly Cited Papers » (dans le 1 % supérieur en termes de citations). L’article a rapidement fait l’objet d’une réponse [3], critiquant les extrapolations hasardeuses qui y sont faites, par trois auteurs dont deux sont affiliés à Bayer et le troisième à un lobby pour la promotion de la biotechnologie végétale.

Mais l’article a également eu un important retentissement médiatique. En France en particulier, il a gagné en visibilité lorsqu’il a été repris le 27 décembre 2022 dans un tweet de l’Agence française pour le développement et la promotion de l’agriculture biologique 1 affirmant qu’il y avait chaque année 385 millions d’intoxications graves aux pesticides.

Affiche du ministère de l’Agriculture américain, 1943
Dès 1942, donc peu après l’engagement des États-Unis dans la guerre mondiale, le gouvernement américain incita vivement ses concitoyens à développer des potagers partout où cela était possible. Il s’agissait d’abord d’assurer la subsistance de tous en économie de guerre, mais aussi de développer un esprit communautaire orienté vers la victoire. Il était alors très conseillé d’arroser généreusement ces « Jardins de la Victoire » de pesticides, avec un discours volontiers belliqueux : pas de quartier pour les ravageurs !

Grave ou aiguë ?

Tout d’abord, notons une erreur de traduction. En effet, acute en anglais ne veut pas dire « grave » mais « aiguë ». L’« intoxication aiguë » est caractérisée non pas par la gravité des conséquences, mais par la durée d’exposition qui provoque les symptômes (exposition unique ou répétée sur une durée de quelques heures). Les produits chimiques susceptibles de provoquer une intoxication sont eux-mêmes classés en cinq catégories selon les dangers qu’ils représentent [4]. En ce qui concerne les pesticides, les réactions rapportées dans les études utilisées par l’article sont le plus souvent des rougeurs sur la peau, des picotements oculaires ou des maux de tête, qui ne sont pas considérés comme graves. La définition d’une « intoxication aiguë » se fait ainsi par opposition à une « intoxication chronique » dont les impacts s’observent à long terme (cancers par exemple).

Une affirmation peu vraisemblable

Suite à l’émoi provoqué et aux moqueries devant l’énormité de l’affirmation (385 millions d’intoxications graves représenteraient 5 % de de la population mondiale souffrant de graves conséquences, chaque année), l’agence a par la suite retiré son tweet en présentant ses excuses (31 décembre 2022 [5]).
Cette mise en lumière de l’article a poussé l’auteur de ces lignes, alors président de l’Afis mais qui agissait à titre personnel, à s’y intéresser de près. Il a commencé par analyser le cas de la France pour laquelle l’article estimait 57 863,3 intoxications annuelles (admirez la précision). Ce chiffre était obtenu sur la base d’une étude dans laquelle 6,1 % des agriculteurs français interrogés avaient répondu avoir subi une intoxication suite à l’utilisation de pesticides dans leur vie professionnelle [6]. Dans cette même étude, le pourcentage était de 7,7 parmi ceux qui déclaraient être sujets à l’asthme, et c’est celui-ci, plutôt que la statistique sur l’ensemble de la population des agriculteurs, qui avait été repris par les auteurs, sans justification. Mais surtout, ce pourcentage de personnes déclarant un antécédent d’intoxication par pesticides était ensuite utilisé comme s’il s’agissait d’une fréquence annuelle, ce qui conduit à une très large surestimation au niveau de la France. Des erreurs similaires ont été faites pour d’autres pays. Le pourcentage était alors multiplié par le nombre d’agriculteurs en France pour obtenir le chiffre indiqué ci-dessus.

Les auteurs interrogés

Nous avons alors contacté les auteurs pour leur demander des explications à ce sujet. Sans réponse, nous avons alerté le journal pour lui faire part de notre préoccupation au sujet de la méthodologie employée. Le journal a transmis aux auteurs qui nous ont alors directement répondu, ainsi qu’au journal en ces termes : « Les auteurs [de l’étude sur laquelle ils se sont appuyés] ont fait état des “antécédents d’empoisonnement aux pesticides”, ce qui ne signifie pas “une fois dans la vie” comme vous le supposez. En revanche, une personne ayant été intoxiquée chaque année, voire plusieurs fois par an, serait comptabilisée de la même manière. »

Ainsi, les auteurs de l’article ne reconnaissent pas une erreur de leur part en expliquant que la fraction des agriculteurs ayant déclaré un antécédent d’empoisonnement par pesticides ont peut-être été intoxiqués plusieurs fois par an, justifiant ainsi l’estimation faite. Pourtant, il est raisonnable de penser qu’un agriculteur qui a été empoisonné va prendre des précautions supplémentaires pour ne pas vivre les mêmes désagréments, rejoignant alors l’immense majorité de ses collègues qui n’ont jamais été intoxiqués.

La réaction de l’éditeur et la rétractation de l’article

Nous avons alors indiqué au journal que cette réponse était très insatisfaisante et leur avons suggéré (janvier 2023) de saisir le comité d’éthique du journal.

La procédure, dont on ne connaît pas le détail, a abouti le 9 octobre 2024 au retrait de l’article justifié en ces termes : « Le rédacteur en chef a retiré cet article parce qu’un lecteur et Dunn et al. [3] ont exprimé des inquiétudes quant à l’utilisation de la prévalence “historique” de l’empoisonnement par les pesticides pour représenter la fréquence annuelle dans les extrapolations. L’évaluation des experts a confirmé la validité de cette préoccupation et a également conclu que l’hypothèse d’une exposition annuelle pour les pays où la période n’est pas rapportée n’est pas fiable. L’éditeur n’a donc plus confiance dans les résultats et les conclusions présentés » [7]. Les auteurs ont indiqué à l’éditeur qu’ils étaient en désaccord avec la rétractation.

Affiche du gouvernement chinois, 1960
Armés d’un balai et d’un pulvérisateur à pesticide, des travailleurs chinois montrent l’exemple de la lutte contre les nuisibles susceptibles d’entraver la bonne marche du programme économique du Grand Bond en avant de Mao Zedong. La campagne dite « des Quatre Nuisibles » eut pourtant des résultats désastreux sur le plan écologique, notamment à cause de l’éradication volontaire de la population de moineaux.

Conclusion

La très grande majorité des cas d’intoxication se produit en Asie où les normes sanitaires sont malheureusement bien plus laxistes qu’en Occident. Ce n’est donc pas le cas très particulier de la France qui peut changer le résultat final concernant l’estimation du nombre annuel d’intoxications dans le monde. Néanmoins, dans leur réponse, les auteurs de l’article ont montré une mauvaise foi, attitude qui a probablement instillé le doute dans l’esprit du rédacteur en chef sur la validité des résultats et des conclusions de l’article.

Cet épisode montre que, muni d’un peu de bon sens et d’esprit critique, il est possible d’identifier dans une étude scientifique une faille non détectée par les évaluateurs de l’article avant publication.

Le sujet de l’intoxication des agriculteurs aux pesticides est un problème de santé publique particulièrement important dans les pays en développement. Il n’a pas la même importance dans les pays occidentaux, ce qui démontre que les conditions d’emploi sont, sur le plan des impacts sanitaires, au moins aussi importants que le produit lui-même.

1 Créée en novembre 2001 par le gouvernement français, l’Agence française pour le développement et la promotion de l’agriculture biologique est la plateforme nationale d’information et d’actions qui accompagne le développement, la promotion et de structuration de l’agriculture biologique française.