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Le niveau d’études peut-il aggraver les préjugés ?

Publié en ligne le 11 avril 2022 - Rationalisme -

L’esprit critique ne s’exerce pas à vide : savoir analyser et questionner nécessite des connaissances, un socle minimal pour comprendre et raisonner. Mais ces connaissances ne suffisent pas pour évaluer l’information et reconnaître si l’on est en face d’un contenu biaisé ou frauduleux. Dans certains cas, elles peuvent même entretenir nos préjugés erronés. Ainsi, plusieurs chercheurs ont étudié le lien entre notre niveau général de connaissance (mêlant niveau d’études, niveau d’études scientifiques, connaissances et raisonnements scientifiques), nos capacités cognitives et la fiabilité de nos opinions. Certains travaux [1] suggèrent que, sur des sujets médiatiquement controversés ou très contestés dans certains courants de pensée (réchauffement climatique, théories de l’évolution, recherche sur les cellules souches), le niveau d’études, même s’il s’agit d’études scientifiques, est corrélé à un renforcement des préjugés idéologiques. Il ne fait qu’aider à confirmer les opinions préexistantes des individus, même lorsqu’elles sont fausses. De plus, la polarisation de groupe (renforcement de la tendance dominante au détriment de la diversité d’opinion au sein d’un groupe d’individus [2]) adhérant de manière extrême à certaines idéologies (ici, religieuses et politiques) est bien plus grande chez ceux qui présentent un très bon niveau d’études (notamment scientifiques).

Mais ces opinions sont-elles pour autant fondées d’un point de vue scientifique ? Une étude [3] s’est intéressée au rapport entre niveau de connaissances scientifiques (mesurées par un indicateur, l’Ordinary Science Intelligence – OSI – mêlant connaissances et capacités cognitives) et probabilité de répondre correctement à des questions portant sur divers sujets. Elle a constaté que sur des thématiques socialement neutres (taille des atomes, composition de l’atmosphère), les réponses correctes étaient corrélées au niveau d’OSI. Mais dès lors qu’il s’agissait de thématiques où l’appartenance idéologique pouvait conduire à rejeter les connaissances en vigueur, la corrélation s’inversait. Ainsi, sur une question portant sur la théorie de l’évolution, les personnes très croyantes (religieusement parlant) et possédant un niveau d’OSI élevé (donc de bonnes connaissances scientifiques) fournissaient plus de réponses incorrectes que celles ayant un niveau faible, qu’elles soient très croyantes ou faiblement croyantes. Pour ces dernières, les réponses restaient corrélées dans ce cas au niveau d’OSI. L’explication avancée est que les connaissances et capacités cognitives seraient mises « au service » des préjugés fournissant ainsi un socle plus solide aux biais de raisonnement et renforçant la confiance que les individus portent à leur croyance. L’étude a aussi fait ce constat avec l’exemple des conservateurs politiques américains, plus susceptibles de rejeter le consensus scientifique sur le changement climatique s’ils sont plus instruits.

Le raisonnement analytique au service de croyances infondées

Une explication possible de ces résultats consiste à supposer que cette polarisation sur des sujets controversés dans les milieux à fort niveau d’instruction est liée aux capacités cognitives analytiques des sujets. Elles correspondent à nos capacités de raisonnement, modélisées dans les travaux de Kahnemann 1 par un style cognitif dit analytique, opposé à un style intuitif ou heuristique (voir par exemple [4]). Des chercheurs ont ainsi montré qu’un recours au raisonnement analytique limite l’adhésion à des idées fausses [5] mais également aux contenus des thèses conspirationnistes [6]. À l’inverse, le raisonnement intuitif favorise l’adhésion à des croyances non fondées [7].

Cependant, des développements plus récents dans la littérature scientifique [8] ont montré que les facteurs motivationnels jouaient également un rôle important dans la relation entre le raisonnement analytique et l’adhésion à des croyances non fondées. Bien que les capacités cognitives déterminent la qualité du traitement de l’information, la motivation détermine l’objectif de ce traitement ainsi que les informations qui sont sélectionnées. On retrouve ici les résultats cités plus haut [3] sur l’influence des déterminants idéologiques : les capacités de raisonnement sont mises au service des croyances de base des individus et les renforcent.

Le Débat des érudits (détail), Fritz Wagner (1896-1939)

Sur des sujets en lien avec des enjeux sociétaux forts (comme par exemple le réchauffement climatique, le nucléaire, les OGM ou, dans l’actualité récente, la vaccination), les individus ne tirent aucun avantage social à adhérer aux preuves disponibles lorsque les conséquences de cette adhésion sont plus coûteuses que leur rejet. En effet, les positions sur ces questions sont des marqueurs forts d’appartenance à un groupe donné (politique, idéologique) et les effets en termes de réputation (et donc de lien social et autre capital symbolique) sont très importants lorsque les preuves disponibles vont à l’encontre de l’opinion générale partagée par le groupe d’appartenance. Autrement dit, dans ce cas, il est parfaitement rationnel sur le plan instrumental et psychologique de voir des individus utiliser leurs capacités analytiques pour former et diffuser des croyances cohérentes avec leur groupe (croyances identitaires), qu’elles soient correctes ou non (ce que des chercheurs ont désigné sous le terme de « raisonnement de système analytique motivé » [9]).

La maîtrise d’un certain nombre de savoir-faire (analyser des arguments, définir des termes et évaluer les définitions, distinguer les faits des opinions, ne pas confondre corrélation et causalité, etc.) peut permettre d’éviter le piège du « raisonnement de système analytique motivé » et de parvenir à un examen plus fiable de nos propres opinions comme de celles des autres. Mais elle doit être couplée à certaines dispositions ou savoir-être (avoir tendance à rechercher les raisons de phénomènes, être ouvert d’esprit, faire preuve d’impartialité, savoir se remettre en question et suspendre son jugement, etc.).

Une étude s’est ainsi intéressée à l’une d’entre elles : la rationalité épistémique (définie comme une tendance à utiliser sa raison pour acquérir des données fiables, en vue de croire sur la base de preuves solides). Dans cette recherche, les auteurs se sont penchés sur le lien entre capacités cognitives et croyances paranormales ou conspirationnistes [10]. Elle conclut que la réduction de ces croyances survient uniquement pour les personnes qui possèdent de bonnes capacités cognitives et une rationalité épistémique élevée.

Esprit critique, connaissances, capacités et dispositions

Pour espérer être capable de faire correctement le tri dans les informations que l’on reçoit chaque jour et exercer un esprit critique affûté, il faut d’abord posséder des connaissances en rapport avec l’information : difficile d’analyser un discours sur les nanotechnologies si l’on ne sait même pas ce que signifie ce terme. De même, le contexte, les enjeux, notre rapport à la source de l’information et la confiance qu’on lui accorde vont avoir un effet sur notre jugement critique. Bien entendu, posséder certaines compétences (logiques, de raisonnement, d’analyse, de méthodes) est nécessaire car elles permettent de réaliser une enquête bien menée et efficace. Mais il faut aussi être motivé et avoir envie de mener cette enquête. Cela passe par un certain nombre de dispositions permettant de mettre en œuvre ces compétences, y compris dans la vie de tous les jours. Considérer une opinion en fonction des preuves disponibles, être curieux et sensible aux informations qui ne vont pas dans le sens de nos préjugés, faire passer l’évaluation objective d’une information avant ses convictions, accepter de remettre en cause ses propres croyances, prendre plaisir à enquêter, voilà quelques-unes des dispositions à développer et pratiquer en même temps que l’acquisition de connaissances et de compétences.

Références


1 | Drummond C, Fischhoff B, “Individuals with greater science literacy and education have more polarized beliefs on controversial science topics”, PNAS, 2017, 114 :9587-92.
2 | Lamm H, Myers DG, “Group-Induced polarization of attitudes and behavior”, Advances in Experimental Social Psychology, 1978, 11 :145-95.
3 | Kahan DM, “Climate-science communication and the measurement problem”, Political Psychology, 2015, 36 :1-43.
4 | Kahneman D, Système 1 / Système 2 : les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2016.
5 | Pennycook G et al., “Analytic cognitive style predicts religious and paranormal belief”, Cognition, 2012, 123 :335-46.
6 | Van Prooijen JW, “Why education predicts decreased belief in conspiracy theories”, Applied Cognitive Psychology, 2017, 31 :50-8.
7 | Svedholm AM, Lindeman M, “The separate roles of the reflective mind and involuntary inhibitory control in gatekeeping paranormal beliefs and the underlying intuitive confusions”, British Journal of Psychology, 2013, 104 :303-19.
8 | Kahan DM et al., “Motivated numeracy and enlightened selfgovernment,” Behavioural Public Policy, 2017, 1 :54-86.
9 | Kahan DM, “Science curiosity and political information processing”, Political Psychology, 2017, 38 :179-99.
10 | Ståhl T, Van Prooijen JW, “Epistemic rationality : skepticism toward unfounded beliefs requires sufficient cognitive ability and motivation to be rational”, Personality and Individual Differences, 2018, 122 :155-63.

1 Daniel Kahneman a proposé un cadre théorique pour analyser nos processus de réflexion et de décision dans lequel deux systèmes interagissent : un système intuitif et émotionnel, rapide et un système plus analytique, plus logique, mais plus lent.

Publié dans le n° 338 de la revue


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L' auteur

Denis Caroti

Enseignant de physique-chimie, formateur et docteur en philosophie sur la formation à l’esprit critique (2022). (…)

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