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Les légumes de la peur

Publié en ligne le 28 novembre 2011 - Alimentation -

Dans le sillage de la crise de l’encéphalite spongiforme bovine, dès 1997, les pouvoirs de décision dévolus à la Commission européenne dans le domaine de la sécurité alimentaire ont été rassemblés sous l’autorité de la Direction générale de la santé et des consommateurs. Avec comme slogan « De la fourche à la fourchette ». La crise sanitaire « de la bactérie tueuse », qui a touché l’Allemagne fin mai, pourrait bien entraîner certaines remises en cause. Même s’il est trop tôt, à l’heure où ce numéro est imprimé, pour tirer des conclusions, une chose est sûre : pris à leur propre piège du précautionnisme, contraints de désigner des suspects dès les premiers éléments de preuve, même incertains, les pouvoirs publics ne peuvent contrôler la panique qui saisit les consommateurs. Pour le sociologue Jocelyn Raude, le système alimentaire contemporain est générateur d’angoisses [6]. Les causes seraient multiples : la mondialisation de l’offre et de la demande remplace la production locale, les aliments sont devenus des produits comme les autres soumis au marché, le sentiment que « nous ne savons plus ce que nous mangeons ».

Même si on peut rationnellement douter que « connaître l’origine d’un produit », voire le producteur lui-même, puisse protéger contre une bactérie pathogène, la tendance sociologique est là, amplifiée par le mythe de la Nature, supposée fondamentalement saine et sûre.

Légumes et bactéries : un risque connu

Pourtant dans l’affaire de la bactérie E.coli enterohémorragique (Eceh) qui a causé (au moment où cet article est rédigé 1) une trentaine de morts et plus d’un millier d’hospitalisations (avec un nombre indéterminé de séquelles), la nature ne peut être parée de toutes les vertus. La nature implique que les bactéries mutent, échangent des gènes, se multiplient dans le système digestif d’animaux porteurs sains qui contaminent l’environnement par leurs déjections, et ainsi ces microorganismes peuvent souiller (via la terre ou l’eau) des végétaux et s’incruster dans leurs tissus, à l’abri des lavages (mais pas de la cuisson).

Le phénomène est connu de longue date : dès 1974, Meneley et Stanghellini [3] rapportaient la détection d’entérobactéries dans les tissus loculaires de concombres. D’autres études similaires furent publiées. Citons deux publications d’Islam et son équipe en 2004 et 2005 [1,2], confirmées par d’autres travaux, qui montrent la persistance d’une souche d’Eceh sur des feuilles de laitue et de persil, et sur des carottes et oignons provenant de champs contaminés par du fumier, directement ou indirectement par l’eau d’irrigation. L’implication des pratiques de fertilisation (fumier, son temps de compostage, etc.) a été décrite par Mukherjee et al., par exemple [4] et concerne notamment (mais non exclusivement) l’agriculture biologique qui ne peut utiliser des engrais NPK minéraux (azote, phosphore, potassium), indemnes de contaminations microbiennes...

Les risques de l’agriculture biologique : la fin d’une omerta

En 2006, des épinards produits sur une ferme bio furent à l’origine de 3 décès et 23 cas d’insuffisance rénale (dus à une contamination bactérienne) ; en 2009, des produis bio à base d’arachide furent à l’origine de 690 maladies et de 9 décès ; en 2010, 2500 tonnes de maïs bio se revélèrent contaminées à la dioxine. Pour le savoir, il vaut mieux lire « Bio, Fausses promesses et vrai marketing », de Gil Rivière-Wekstein (Le Publieur) que la presse française... Dans la crise récente en Allemagne, les concombres (qui étaient bien contaminés par un Eceh, mais d’une autre souche) et les germes de haricots suspectés étaient issus d’une production biologique. La presse française, toujours prompte à lyncher les OGM sur la base d’études douteuses voire de rumeurs, fut étrangement discrète au sujet de la nature bio des concombres contaminés. Quant aux graines germées, des réticences initiales à indiquer l’origine bio furent aussi visibles (un communiqué de Reuters l’a mentionnée, mais pas de l’AFP...).

Pourtant, si les risques microbiologiques sont accrus pour les cultures bio, ils sont plutôt bien gérés. Et des accidents peuvent se produire dans toutes les filières. Comme le souligne le toxicologue Gérard Pascal interviewé dans C’est arrivé demain (Europe 1, dimanche 5 juin 2011), les incidents concernant les fruits et légumes ont une origine extrêmement localisée et l’agent pathogène disparaît rapidement. Ce qui rend leur cause difficile à déterminer a posteriori, les autorités allemandes en savent quelque chose !

Ces accidents ne devraient pas nous empêcher de consommer des fruits et légumes bénéfiques pour la santé.

Information ou rumeur ?

Le temps de l’expertise n’est visiblement pas celui des politiques. La recherche de l’origine d’une contamination comme celle d’E.coli qui a frappé le nord de l’Allemagne est délicate, des hypothèses doivent être confirmées. Il importe d’être rassurant, d’affirmer que tout est immédiatement sous contrôle. Parfois au mépris de l’état de la connaissance. Ainsi, John Dalli, le commissaire européen à la santé et à la politique des consommateurs, a déclaré lors d’une conférence de presse consécutive à la réunion des ministres de la santé qui a eu lieu à Luxembourg, le 6 juin 2011, et au sujet des informations erronées précédemment publiées, « que les autorités se trouvaient dans une situation difficile car il était au moins aussi important d’informer la population aussi rapidement que possible que de s’assurer du bien-fondé des informations publiées ».

« Informer », y compris en diffusant des informations non fondées, c’est-à-dire des rumeurs ? Quelle curieuse conception de l’information, de la démocratie.

Source : site de la présidence hongroise du conseil de l’Union européenne www.eu2011.hu/fr/news/le-conseil-lepidemie-d’ecoli-doit-etre-stoppee (disponible sur archive.org—17 Fév. 2020).

Références

1 | Islam M. Doyle M. P. Phatak S. C. Millner P., & Jiang X. (2005). “Survival of Escherichia coli O157 : H7 in soil and on carrots and onions grown in fields treated with contaminated manure composts or irrigation water”. Food microbiology, 22(1), 63-70.
2 | Islam, M., Morgan, J., Doyle, M., & Jiang, X. (2004). “Fate of Escherichia coli O157 :H7 in manure compost-amended soil and on carrots and onion grown in an environmentally controlled growth chamber”. Journal of Food Protection, 67(3), 574-578.
3 | Meneley, J., & Stanghellini. (1974). “Detection of enteric bacteria within locular tissue of healthy cucumbers”. Journal of Food Science, 39 (6), 1267-1268.
4 | Mukherjee, A. (2004), www.ask-force.org/web/Organic/Mukhe... (consulté le 06/06/2011).
5 | Mukherjee, A. (2007), www.ask-force.org/web/Organic/Mukhe... (consulté le 06/06/2011).
6 | Raude, J. (sd). agrobiosciences, www.agrobiosciences.org/article.php... (consulté le 06/06/2011).

1 Article rédigé le 10 juin 2011.

Publié dans le n° 297 de la revue


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L' auteur

Marcel Kuntz

Marcel Kuntz est biologiste, directeur de recherche au CNRS dans le laboratoire de Physiologie Cellulaire Végétale (...)

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