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La place de la viande dans l’évolution d’Homo sapiens

Publié en ligne le 8 mai 2025 - Alimentation -

Nous partageons plus de 95 % de nos gènes avec nos cousins les grands singes de la famille des hominidés : gorilles, chimpanzés, bonobos, orangs-outans, etc. Mais, pour eux, les matières végétales constituent entre 87 % et 99 % du régime alimentaire [1]. De son côté, le régime alimentaire des premiers membres du genre Homo, notamment Homo erectus, s’est progressivement développé vers la consommation de viande et de graisse animale, atteignant un niveau de carnivorie relativement élevé (certains auteurs suggèrent même une phase avec plus de 70 % du régime basé sur des sources animales). Il a décliné assez récemment, peut-être dès le Paléolithique supérieur, entre 50 000 ans et 12 000 avant notre ère, pour diverses raisons (changements écologiques, culturels et technologiques), mais reste encore important comparé aux autres grands singes [2].

La proximité génétique entre l’humain et les autres grands singes se reflète dans les similitudes de l’anatomie intestinale et dans la cinétique digestive fondée sur un transit relativement lent des aliments ingérés. Cependant, chaque espèce a connu des évolutions spécifiques. Ainsi, les humains possèdent-ils un système digestif mieux adapté à un régime alimentaire plus diversifié, incluant une plus grande proportion d’aliments d’origine animale : intestins globalement deux fois moins volumineux, côlon et cæcum réduits par rapport à l’intestin grêle, etc. On constate également des dents relativement plus petites et des muscles masticateurs réduits, cohérents avec une moindre alimentation d’origine végétale (la mastication représente environ 5 % de l’activité humaine quotidienne contre 48 % chez les chimpanzés) [2], mais aussi avec des pratiques de préparation des aliments (découpe, broyage, fermentation et putréfaction, cuisson).

Mosaïque murale du zoo de Belgrade

Ce résultat est le fruit d’un long processus évolutif. La lignée humaine s’est séparée des autres grands singes il y a 7 millions d’années. Jusqu’à il y a environ 3 millions d’années, son régime alimentaire était majoritairement constitué de végétaux crus peu énergétiques, complétés par des larves d’insectes plus riches en protéines, et possiblement des petits vertébrés, des produits animaux collectés (œufs…), charognés (moelle osseuse, cervelle et restes de viande). Les premiers représentants du genre Homo, apparus il y a environ 2,5 à 3 millions d’années, ont diversifié leur alimentation avec une consommation plus importante de viande [3], possiblement issue d’un charognage plus agressif, et éventuellement de la capture d’une plus grande variété de proies. Homo erectus, apparu il y a environ 2 millions d’années, diffère déjà de ses ancêtres sur la dentition et le système digestif [4].

Scène de chasse : art rupestre du parc national du Tassili n’Ajjer en Algérie (c. 10 000 ans avant notre ère)

L’hypothèse d’un rôle important de la consommation de produits animaux (non seulement viande mais également moelle osseuse, graisses animales, etc.) est étayée par la présence d’un estomac très acide chez les humains modernes, d’un microbiote adapté (mais il est adapté aussi à la cuisson), d’une meilleure capacité à métaboliser les lipides ou encore d’une tendance des molaires à devenir relativement plus tranchantes chez Homo erectus [5].

Peckham Rock, Banksy En 2005, le célèbre artiste Banksy a entrepris de créer une fausse œuvre rupestre préhistorique (sur un morceau de béton) puis à la placer subrepticement parmi les collections publiques du British Museum de Londres. La supercherie n’a été éventée que quelques jours plus tard. Le musée londonien a d’abord restitué l’œuvre à son auteur ; puis, beau joueur, l’a réintégrée sur ses murs en 2018, le temps d’une exposition consacrée à l’art contestataire. londonmatt via flickr.com (lic. CC-BY-2.0)

Le volume cérébral moyen est passé d’environ 650 cm3 à l’apparition du genre Homo à environ 1300 cm3 pour l’Homme moderne (après avoir atteint 1500 cm3 du temps de l’Homo sapiens préhistorique) [6]. Certaines études suggèrent que la consommation accrue de viande, favorisée par l’amélioration des techniques de chasse, a été un facteur important de ce processus d’encéphalisation de nos ancêtres. L’argument mis en avant est que le métabolisme du cerveau nécessite beaucoup d’énergie et qu’un régime riche en aliments faciles à digérer et de haute densité nutritionnelle comme la viande aurait permis de réduire la taille du système digestif, tout en libérant de l’énergie pour le développement du cerveau [7]. Toutefois, des explications multifactorielles sont aujourd’hui plus souvent retenues, où l’encéphalisation viendrait de la combinaison de plusieurs facteurs incluant « l’utilisation d’outils, du feu, l’amélioration des techniques d’approvisionnement en nourriture, le changement de régime alimentaire, la locomotion bipède… » [8]. L’importance relative de ces différents facteurs reste discutée.

L’élevage est apparu bien plus tard, il y a environ 10 000 ans. Il a permis d’assurer une disponibilité de viande et de graisses animales en toutes saisons, même si ses premières finalités n’étaient pas exclusivement alimentaires [9].

Toutefois, consommer de la viande, ce n’est pas seulement ingérer des nutriments pour satisfaire des fonctions métaboliques : « Les comportements alimentaires sont guidés non seulement par l’envie de combler sa faim, mais aussi par un certain nombre de facteurs culturels, sociaux ou encore économiques » [10]. La consommation de viande a ainsi potentiellement joué un rôle dans l’évolution sociale humaine [11].

Aujourd’hui, les débats autour des changements des comportements alimentaires relatifs à la viande sont vifs. Leur mise en œuvre, que ce soit pour des raisons sanitaires, éthiques ou environnementales, rencontre de multiples obstacles. Mieux les comprendre implique de prendre en compte les dimensions héritées de notre histoire culturelle, mais aussi évolutionnaire, incluant de possibles composants génétiques [12, 13].

Références


1 | Milton K, “The critical role played by animal source foods in human (Homo) evolution”, The Journal of Nutrition, 2003, 133 :3886S-92S
2 | Ben-Dor et al., “The evolution of the human trophic level during the Pleistocene”, Yearbook of Physical Anthropology, 2021, 175 :27-56.
3 | Museum national d’histoire naturelle, « Comment cuisinait-on à la préhistoire ? », consulté le 9 décembre 2024. Sur mnhn.fr
4 | Zink K, Lieberman D, “Impact of meat and Lower Palaeolithic food processing techniques on chewing in humans”, Nature, 2016, 531 :500-33.
5 | Ungar P, “Dental topography and diets of Australopithecus afarensis and early Homo”, Journal of human evolution, 2004, 46 :605-22.
6 | Balzeau A, « L’évolution du cerveau humain : clichés et réalité », The Conversation, 10 février 2022.
7 | Aiello LC, Wheeler P, “The expensive-tissue hypothesis : the brain and the digestive system in human and primate evolution”, Current Anthropology, 1995, 36 :199-221.
8 | Hanon R, « La chasse est-elle à l’origine de l’émergence du genre humain ? », The Conversation, 17 décembre 2020.
9 | Museum national d’histoire naturelle, « Depuis quand pratique-t-on l’élevage ? », consulté le 9 décembre 2024. Sur mnhn.fr
10 | Fauveau C, « L’humain mangeur de viande : historique des modes de consommation et des pratiques », Thèse de doctorat vétérinaire, Université Claude Bernard Lyon 1, 2023. Sur dumas.ccsd.cnrs.fr
11 | Gorbunova NA, “Assessing the role of meat consumption in human evolutionary changes : a review”, Theory and practice of meat processing, 2024, 9 :53-64.
12 | Leroy F, Praet I, “Meat traditions : the co-evolution of humans and meat”, Appetite, 2015, 90 :200-11.
13 | Yaseen NR et al., “Genetics of vegetarianism : A genomewide association study”, PLoS One, 4 octobre 2023.