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Nitrates et nitrites dans les produits de charcuterie

Publié en ligne le 12 janvier 2025 - Alimentation -

Les nitrates (formule chimique NO3-) sont naturellement présents dans les sols et les eaux superficielles ou côtières. Ils sont issus de la dégradation de la matière organique (végétation, faune, etc.) et fournissent la majeure partie de l’azote indispensable à la croissance des végétaux (le radical « nitr » présent dans « nitrite » et « nitrate » signifie « azote » ; en anglais, azote se dit nitrogen). Certains végétaux (épinard, laitue, roquette…) ont une forte capacité à absorber les nitrates du sol, conduisant à des teneurs particulièrement élevées dans la plante. On estime que les deux tiers de notre exposition aux nitrates proviennent des légumes [1]. Les activités humaines, agricoles ou urbaines, contribuent de façon importante à la présence de nitrates dans l’environnement et dans l’eau de consommation courante.

Scène de marché (détail), Pieter Aertsen (c.1508-1575)

Les nitrites (NO2-) sont le produit de la transformation des nitrates par des microorganismes. Ils sont en faibles quantités dans l’environnement et notre exposition aux nitrites provient, pour environ la moitié, des additifs alimentaires [1]. En effet, nitrates et nitrites sont des composés antimicrobiens au spectre large connus depuis longtemps et utilisés de façon universelle pour conserver les viandes. Ils réduisent les risques d’intoxication alimentaire liés au développement de bactéries pathogènes et limitent les défauts de rancissement de la matière grasse grâce à leur efficace pouvoir antioxydant (voir encadré 1).

Chez l’Homme, il existe un « cycle du nitrate » et de ses dérivés, régulé par le système digestif, y compris en l’absence de consommation de produits additivés. Les nitrates et nitrites sont donc naturellement présents dans l’organisme et interviennent de façon indispensable dans plusieurs métabolismes [2].

En France, la première réglementation sur l’usage des nitrates dans l’alimentation date de 1912 [3] et a été ajustée régulièrement en fonction de l’évolution des connaissances. Leur usage en tant qu’additifs (classés dans la catégorie « conservateurs » : E249 et E250 pour les nitrites de potassium et de sodium, E251 et E252 pour les nitrates de sodium et de potassium) est aujourd’hui réglementé par catégorie de produits (charcuteries et certains fromages).

Le rôle des nitrates et des nitrites dans la conservation des viandes



Les nitrates sont utilisés principalement pour les produits à salaison ou à maturation longue comme les jambons crus et les saucissons secs. Ils sont transformés progressivement en nitrites par la flore microbienne de la viande. Ces derniers sont utilisés directement dans certains produits à maturation courte comme les produits cuits (jambon blanc, pâtés).

C’est leur dérivé commun, l’acide peroxynitreux, produit de réactions d’oxydoréduction dans la viande ou dans l’organisme humain, qui inhibe le développement de bactéries responsables de toxi-infections graves comme le botulisme ou d’altérations rendant les produits impropres à la consommation [1, 2]. Des cas de botulisme alimentaire se manifestent toujours en France et peuvent être reliés pour partie à la consommation de charcuterie faite maison ou artisanale [3].

Les nitrites sont également efficaces contre la bactérie Listeria monocytogenes pour les produits cuits et tranchés (risque de listériose) ou contre la bactérie Salmonella dans les produits secs (risque de salmonellose), contribuant ainsi à la sécurité des produits de charcuterie dans les réseaux de distribution et à domicile [4].

De plus, les nitrites jouent un rôle protecteur important contre l’oxydation des lipides (par fixation de l’acide peroxynitreux sur le fer de la myoglobine), réduisant les altérations (rancissement, couleur jaune des graisses) et limitant la formation de composés reconnus comme cancérogènes.

Références
1 | Jouve JL and al., « Les effets antimicrobiens des nitrites dans les produits carnés », Annales de la nutrition et de l’alimentation, 1980, 34 :807-26.
2 | Majou D, Christieans S, “Mechanisms of the bactericidal effects of nitrate and nitrite in cured meats”, Meat Science, 2018, 145 :273-84.
3 | Mazuet C et al., « Le botulisme humain en France, 2013-2016 », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 2018, 3-6 :46-54.
4 | Christieans S et al.,“Impact of reducing nitrate/nitrite levels on the behavior of Salmonella Typhimurium and Listeria monocytogenes in French dry fermented sausages”, Meat Science, 2018, 37 :160-7.

Les doses maximales d’emploi des nitrites et nitrates sont fixées par la réglementation européenne à 150 mg par kg de viande maximum (cas standard) [4]. Le code des usages de la charcuterie en France s’impose aux fabricants et stipule un apport maximum de 120 mg par kg depuis 2016.

Si la question des nitrates et nitrites en tant qu’additifs fait l’objet d’investigations depuis plus de cinquante ans [5], une préoccupation croissante s’est manifestée depuis l’avis du Centre international de recherche sur le cancer (Circ, une agence de l’OMS) de 2015. Le Circ a en effet conclu qu’il existe des preuves suffisantes de cancérogénicité (groupe 1, cancérigène pour l’Homme) des viandes transformées vis-à-vis du cancer colorectal, ainsi que des preuves limitées pour les viandes rouges (groupe 2A, cancérigène probable pour l’Homme) [6] (voir deuxième et troisième encadrés).

Dans la période 2019-2021, le sujet fut débattu jusqu’au sein de notre Assemblée nationale [7]. La cancérogénicité suspectée de ces additifs fait désormais partie du presque quotidien médiatique et leur interdiction partielle ou totale est régulièrement demandée [8]. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a été saisie du sujet en juin 2020 et a rendu son rapport en 2022 [1].

Le recours aux nitrites dans les produits de charcuterie

La conservation des viandes a toujours été un enjeu majeur pour l’alimentation humaine. Le salage, autrefois par excès en comparaison des usages actuels, est au cœur de ces procédés en association avec le séchage, le fumage ou la cuisson. Le salpêtre présent naturellement dans les caves de salage d’autrefois était riche en nitrates. Réduit en nitrites par la flore microbienne de la viande, il contribuait à la préservation des viandes [9]. Son usage remonte au Moyen Âge, et même probablement à l’Antiquité [10]. L’utilisation de ces additifs nitrés, aujourd’hui de synthèse, en association avec le sel, s’est répandue dès le début du XXe siècle, et plus couramment encore depuis les années 1960 [11].

Pour les professionnels, la mise en œuvre de ces conservateurs associée au progrès technique (dont le développement de la chaîne du froid) et à l’hygiène a permis une réduction des pertes par altération aux différentes étapes de fabrication et de distribution, une baisse importante des taux de sel (facteur limitant de la consommation et facteur de risque pour nombre d’affections comme les maladies cardiovasculaires) et l’amélioration de la sécurité microbiologique des produits charcutiers [11]. Ils ont permis de délivrer au grand public des produits stables et réguliers, adaptés aux circuits longs des réseaux commerciaux modernes.

Par ailleurs, ces additifs apportent une stabilité de la couleur rose et une typicité du goût (jambon cuit, pâtés, saucisses, bacon) qui font partie des signes de reconnaissance attendus par les consommateurs.

S’il n’y a pas de règle d’utilisation uniforme de ces conservateurs dans un univers de produits très divers – certains n’en contiennent pas ou rarement (boudins, rillettes) –, tous les acteurs de cette profession (industriels, artisans, fabricants de produits d’appellations d’origine, sous signe de qualité ou bio ou non) y ont eu recours ou peuvent y faire appel.

Les dangers et les risques

En octobre 2015, le Circ a donc conclu qu’il existe des preuves suffisantes de cancérogénicité des viandes transformées (groupe 1) vis-à-vis du cancer colorectal ainsi que des preuves limitées pour les viandes rouges (groupe 2A). C’est le niveau de preuve, jugé ici convaincant, qui induit le classement des viandes transformées, et non le risque en lui-même (voir encadré sur la classification du Circ). Ainsi, le « risque relatif » (RR) de cancer colorectal est estimé à 1,18 pour chaque portion supplémentaire de 50 g de viandes transformées consommée par jour (cela signifie que chaque portion de 50 g de viande transformée consommée tous les jours augmente le risque de cancer colorectal de 18 % environ).

Le Cuisinier, Giuseppe Arcimboldo (1527-1593)
Arcimboldo est surtout connu aujourd’hui pour ses portraits composites, où l’effet naturel de « paréidolie » est exploité par l’artiste pour faire discerner des figures humaines dans des assemblages de fruits, de légumes, etc. Ici, la fantaisie est poussée plus loin encore puisque cette nature morte de viandes rôties est réversible : le portrait du Cuisinier ne sera visible qu’aux lecteurs qui tiendront leur SPSà l’envers…

Néanmoins le Circ laisse le soin aux agences sanitaires de chaque pays d’apprécier le risque dans les conditions d’exposition de leur population (voir l’encadré sur la consommation de charcuterie en France).

Identification des dangers cancérogènes pour l’Homme : le classement du Circ

Le Centre international de recherche sur le cancer (Circ ou IARC en anglais) est une agence dépendant de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ayant pour objectif la promotion de la collaboration internationale dans la recherche sur le cancer. Dans ce cadre, le Circ établit des monographies précisant la cancérogénicité de certaines substances chimiques (naturelles ou de synthèse) ou de situations particulières (liées à une condition ou une profession par exemple). Au 26 mars 2021, 1 027 substances étaient ainsi répertoriées. Elles sont réparties dans plusieurs groupes :

  • groupe 1 : l’agent est un cancérogène certain pour l’Homme (121 agents),
  • groupe 2A : l’agent est probablement cancérogène pour l’Homme (89 agents),
  • groupe 2B : l’agent est possiblement cancérogène pour l’Homme (318 agents),
  • groupe 3 : l’agent est inclassable quant à sa cancérogénicité pour l’Homme (499 agents).

La classification en groupe 1 est proposée « lorsque l’on dispose d’indications suffisantes ou convaincantes de cancérogénicité pour l’Homme ». La classification en groupe 2A est proposée « lorsque l’on dispose d’indications limitées de cancérogénicité chez l’Homme et soit des indications suffisantes de cancérogénicité chez l’animal, soit des indications mécanistiques fortes, qui démontrent que l’agent présente des caractéristiques clés des cancérogènes ». La classification 2B est proposée lorsqu’on ne dispose que de l’une des trois caractéristiques évoquées dans la classification 2A [1].

Néanmoins le Circ précise explicitement que « le classement d’une substance ou d’un agent indique la force des indications selon lesquelles cette substance ou cet agent provoque le cancer » mais que « ce classement ne précise toutefois pas le niveau de risque associé à l’exposition en question » [1].

Parmi les cancérogènes certains (groupe 1), on trouve, par exemple, le rayonnement solaire, la viande transformée (charcuterie), les boissons alcoolisées, le tabac, le poisson salé à la mode chinoise, les poussières de cuir ou de bois, la noix d’arec ou encore les gaz d’échappement des moteurs diesel. Parmi les cancérogènes probables (groupe 2A), on trouve la viande rouge, les gaz d’échappement des moteurs à essence, le maté brûlant ou le travail de nuit.

Le WCRF, World Cancer Research Fund, réseau international de recherche sur les cancers, complète le travail du Circ et publie des recommandations sur la base des classements effectués pour les facteurs nutritionnels (et mode de vie) en relation avec le risque de cancer. [2]

Références
1 | Centre international de recherche sur le cancer, « Monographies du CIRC sur l’identification des dangers cancérogènes pour l’Homme », Organisation mondiale de la santé, questions-réponses, 10 décembre 2019. Sur monogrqphs.iarc.who.int
2 | World Cancer Research Fund International, “Preventing cancer, saving lives”, site web. Sur wcrf.org

L’association entre la consommation de viandes transformées, secondairement de viandes rouges, et le cancer colorectal est désormais confirmée par la plupart des agences sanitaires, malgré les biais et incertitudes inhérents aux études épidémiologiques [12]. Des résultats sont régulièrement publiés avec des conclusions variables selon les pays et les méthodologies employées [13]. En 2022, l’analyse de la cohorte française Nutrinet-Santé (178 608 personnes inscrites depuis 2008) a conclu à une association positive entre consommation de nitrates sous forme d’additifs et cancer du sein, et des nitrites, toujours sous forme d’additifs, avec le cancer de la prostate. Dans cette étude, l’association avec le cancer colorectal présentait une tendance, néanmoins en deçà des seuils de significativité [14].

Le cancer colorectal

Des origines multifactorielles
« Le cancer colorectal […] fait suite dans 60 % à 80 % des cas à une tumeur bénigne, appelée communément polype […]. La durée de transformation d’un polype en cancer est estimée de 5 à 10 ans. Le cancer colorectal évolue fréquemment sans symptôme avant-coureur […].

L’origine du cancer colorectal est multifactorielle et on peut distinguer plusieurs catégories de facteurs de risque :

  • facteurs de risque liés à l’âge […] ;
  • facteurs de risque liés à un antécédent familial ou personnel d’adénome ou de cancer colorectal ;
  • facteurs de risque liés à une maladie inflammatoire chronique de l’intestin MICI (maladie de Crohn colique, rectocolite hémorragique) ;
  • facteurs de risque liés à une mutation génétique […] ;
  • facteurs de risque liés au mode de vie (sédentarité, indice de masse corporelle élevé, alimentation riche en viande rouge/charcuterie et/ou pauvre en fibres, consommation d’alcool et de tabac, etc.).

Au niveau individuel, le risque s’accroît à mesure que l’on cumule les facteurs de risque » [1].

Quelques données épidémiologiques sur le cancer colorectal en France
« En France, avec 47 582 nouveaux cas en 2023 et 17 117 décès en 2018, le cancer colorectal fait partie des cancers les plus fréquents (3e rang chez l’homme et 2e chez la femme) et représente la deuxième cause de décès par cancer (deuxième cause chez l’homme et troisième chez la femme).

Le cancer colorectal est rare avant l’âge de 50 ans. L’incidence (taux standardisé) diminue chez l’homme (0,5 % par an en moyenne entre 2010 et 2023) alors qu’elle augmente légèrement chez la femme (0,4 % par an en moyenne entre 2010 et 2023) » [2].

La France comparée à d’autres pays
La France est en position moyenne en UE au regard des données de mortalité due au cancer colorectal. L’accroissement de la population et surtout son vieillissement sont à l’origine de l’augmentation des valeurs de mortalité et d’incidence en valeur absolue. Par comparaison, le Danemark, qui a réduit les valeurs maximales autorisées à 60 mg/kg de nitrates et nitrites en tant qu’additif depuis le début des années 2000, compte une incidence de cancer colorectal plus élevée qu’en France et parmi les plus hautes en Europe [3].

Tout le monde s’accorde à vouloir réduire la fréquence de ces cancers qui ont un coût humain et économique important, en particulier grâce aux programmes de dépistage précoce et aux progrès de la thérapeutique. En France, la participation au programme de dépistage (hommes et femmes de 50 à 74 ans) est encore faible (35 %), alors qu’il est un outil de prévention efficace et d’une grande simplicité [4].

Références
1 | Haute autorité de santé, « Cancer colorectal : modalités de dépistage et de prévention chez les sujets à risque élevé et très élevé », Recommandation de bonne pratique, 20 juin 2017. Sur has-sante.fr
2 | Santé publique France, « Cancer du côlon rectum », page web, 19 juillet 2024.
3 | European Commission, “European Cancer Information System (ECIS)”, site de données. Sur ecis.jrc.ec.eurpa.eu
4 | Santé publique France, « Cancer colorectal : un taux de participation aux tests de dépistage stable en 2021-2022 », page web, 23 mars 2023.>

Si les conclusions du Circ portent sur la consommation de viandes transformées et non spécifiquement sur les nitrates ou nitrites qu’elles peuvent contenir, c’est principalement sur les effets de ces additifs que s’orientent les études de recherche de causalité.

Les mécanismes en jeu

Les nitrates présents dans la viande transformée comme dans le système digestif humain se transforment en nitrites, puis en monoxyde d’azote (NO), un composé instable qui réagit avec différents constituants pour former des composés nitrosés comme les nitrosamines et le fer héminique nitrosylé. Certaines nitrosamines sont classées cancérigènes ou génotoxiques. Les mécanismes d’action et la toxicité du fer héminique nitrosylé (présent dans la charcuterie additivée) sont encore débattus.

Par ailleurs, en l’absence de nitrites ajoutés dans la viande, le fer héminique naturellement présent dans la viande rouge, oxydant puissant, est à l’origine de l’oxydation lipidique (dite peroxydation) amenant à la production de composés connus pour être génotoxiques et cytotoxiques (les aldéhydes ou alcénals).

L’intégration d’additifs ou de composés aux propriétés antioxydantes en remplacement des nitrites est de nature à réduire l’oxydation lipidique sans générer la formation de composés nitrosés comparativement à la charcuterie classique. Parmi ces alternatives aux nitrites, on trouve la vitamine C ou les polyphénols issus de la grenade ou du vin, ou encore le calcium [15, 16].

Ainsi, deux voies différentes de production de composés soupçonnés d’être cancérogènes sont identifiées, l’une en présence de nitrites et l’autre, la peroxydation, en l’absence de cet additif [1].

Avis de l’Anses

L’Anses, dans son rapport d’expertise de juillet 2022 [1], synthétise les constats et adresse des recommandations dans des domaines variés, en l’absence de piste unique, évidente et démontrée.

Nitrates, nitrites et cancers
L’agence a décidé d’élargir son analyse relative à l’exposition aux nitrates et aux nitrites en considérant toutes les sources alimentaires : eau de boisson, aliments d’origine végétale et aliments d’origine animale (dont les viandes transformées).

Les Quatre Saisons : l’Automne(détail), Pieter Brueghel le Jeune (1564-1636)

S’appuyant sur la littérature scientifique, l’agence conclut à « l’existence d’une association positive entre l’exposition aux nitrates via l’eau de boisson et le risque de cancer colorectal » ainsi que « l’existence d’une association positive entre l’exposition aux nitrates et/ou aux nitrites via la viande transformée et le risque de cancer colorectal ». Faute d’une littérature scientifique suffisante, l’agence explique « qu’il n’a pas été possible, en l’état actuel des connaissances, de conclure à l’existence d’une association entre exposition aux nitrates et aux nitrites et le risque d’autres cancers que le cancer colorectal ».

Consommation de charcuterie en France et préconisations nutritionnelles

La forte évolution de la consommation de viandes et de charcuterie est caractéristique de l’histoire de l’alimentation dans les pays occidentaux depuis plus d’un siècle. En France, la consommation par habitant et par an est passée de 42 kg dans les années 1920-1925 à 60 kg en 1950 et 89 kg en 1974 jusqu’au pic des années 1990 avec 94 kg, pour redescendre à 84 kg en 2022 [1, 2]. Plaisir gustatif, image sociale positive et bénéfices nutritionnels ont favorisé cette évolution. Une expertise scientifique collective menée par l’Inrae en 2020 rappelle que « les produits animaux sont encore au centre de la fourniture des protéines des régimes occidentaux » et qu’« ils permettent de couvrir les besoins en minéraux chez les personnes ayant des risques de déficit (personnes âgées, femmes en âge de procréer, enfants) » [3].

Cette tendance s’est largement retournée et l’on observe une baisse de consommation associée à une montée des viandes de volaille au détriment des viandes de boucherie ou de porc [4]. Depuis plusieurs dizaines d’années, les messages d’alerte sur les effets négatifs d’une consommation élevée de viande se sont multipliés et ont participé au début d’inversion de la courbe de consommation, aidés en cela par une succession de crises sanitaires ou éthiques (vache folle dans les années 1990, poulets nourris avec des farines animales polluées à la dioxine en 1999, fraude à la viande de cheval en 2013, bien-être animal...) et d’autres facteurs socio-économiques ou environnementaux. En 2018, le PNNS, reprenant les repères alimentaires établis pour les adultes par le Haut Conseil de la santé publique [5] recommande une consommation de moins de 500 g par semaine pour les viandes rouges et de moins de 150 g pour les charcuteries (une tranche de jambon cuit pèse environ 30 g). L’objectif est de limiter la consommation de matières grasses saturées contenues dans les viandes et charcuteries et aussi du sel apporté par ces dernières, afin de réduire les risques de pathologies cardiovasculaires et le développement de maladies chroniques. Cette recommandation pour la charcuterie est confirmée par l’Anses en 2022 après l’examen des données relatives à l’exposition aux nitrates et nitrites [6].

Pour les produits de charcuterie, la consommation moyenne en France, bien qu’en légère diminution, est de 250 g par semaine, valeur supérieure aux recommandations pour les deux tiers de la population.

En complément, les recommandations de prévention des risques de cancer colorectal portent sur la consommation de fruits et légumes, de produits laitiers et de céréales complètes ainsi que sur la pratique d’activités physiques [7]. Toutes ces recommandations sont intégrées dans le PNNS.

Références
1 | Lepage Y, « Évolution de la consommation d’aliments carnés aux XIXe et XXe siècles en Europe occidentale », Revue belge de philologie et d’histoire, 2002, 80 :1459-68.
2 | Commissariat général au développement durable, « Alimentation et environnement : les enjeux de la consommation de viande en France », page web, 9 septembre 2022. Sur notre-environnement.gouv.fr
3 | Prache S et al., Qualité des aliments d’origine animale : production et transformation, Quæ, 2021.
4 | France AgriMer, « La consommation de viande en France en 2019 », Agreste, 2020. Sur franceagrimer.fr
5 | Ministère des Solidarités et de la Santé, « Programme national nutrition santé 2019-2023 ». Sur sante.gouv.fr
6 | Anses, « Évaluation des risques liés à la consommation de nitrates et nitrites », Rapport d’expertise collective, 2022. Sur anses.fr
7 | Organisation mondiale de la santé, « Cancer colorectal », page web, 11 juillet 2023. Sur who.int

Nitrates et nitrites contre bactéries pathogènes
L’agence reconnaît que « l’activité inhibitrice et microbicide des nitrites s’exerce sur un nombre important de microorganismes, notamment des bactéries pathogènes ». Une réduction ou une suppression des nitrites devrait s’accompagner de mesures très strictes, variables selon les produits : « maîtrise effective de la température de conservation », « réduction de la durée de vie », « mesures de réduction de la charge en salmonelles des porcs à l’élevage » et « mesures d’hygiène à l’abattoir », « maîtrise stricte du taux de sel et de la température au cours des étapes de salage, de repos et d’affinage du produit ».

Certains procédés parfois mis en avant, comme les bouillons de légumes pour remplacer les nitrites, sont qualifiés de fausses solutions (voir encadré ci-dessous).

Les bouillons de légumes pour remplacer les nitrites ?



Ces dernières années, des jambons cuits « sans nitrites ajoutés » préparés avec des bouillons de légumes ont été mis sur le marché pour répondre à la demande de produits « plus naturels ». Les nitrates naturellement contenus dans les légumes se transforment en nitrites pendant la phase de salage et contribuent à un résultat qualitatif proche des produits additivés. L’Anses, dans son rapport de 2022, indique que « ce type d’alternatives ne conduit donc pas à diminuer l’exposition des consommateurs aux nitrites » [1].

Des jambons cuits sans nitrites (et sans bouillon de légumes) se développent également depuis peu en France. Les industriels invoquent des conditions de sécurisation drastiques employées pour la réalisation de ces produits générant des surcoûts significatifs. La couleur des produits est rose pâle à gris, ce qui était attendu, la durée de vie des sachets a été divisée par deux et la consommation après ouverture doit être immédiate et complète.

Le jambon de Parme est souvent cité comme exemple : l’usage d’additifs alimentaires autres que le sel marin est interdit par la loi qui encadre son cahier des charges [2]. Les conditions d’élevage strictes en bâtiments contrôlés, le procédé industriel rigoureux utilisé sur le jambon entier avec un salage et une maturation longue à basse température n’en font pourtant pas un modèle universel, même en Italie où les autres produits issus des mêmes porcs sont additivés pour répondre aux contraintes d’une matière première moins sûre. A contrario, la typicité des produits espagnols, en particulier pour les jambons issus de porcs ibériques élevés en plein air et affinés à températures élevées, se prête beaucoup moins à l’abandon de ces conservateurs.

Références
1 | Anses, « Évaluation des risques liés à la consommation de nitrates et nitrites », Rapport d’expertise collective, 2022. Sur anses.fr
2 | Consorzio del prosciutto di Parma, site web, 2024. Sur prosciuttodiparma.com

La Charcutière, Camille Pissarro (1830-1903)

Niveaux d’exposition
Bien que les niveaux actuels ne dépassent que rarement les limites reconnues à ce jour, l’Anses recommande un nouvel abaissement de l’exposition aux nitrates et nitrites, toutes sources confondues (eau et aliments), ainsi qu’aux composés nitrosés jugés préoccupants. Elle préconise une approche Alara (as low as reasonably achievable, ou : aussi basse que possible) pour les additifs nitrés et encourage à renforcer les recommandations nutritionnelles, surtout à l’adresse des plus gros consommateurs.

Néanmoins, de nombreuses questions restent encore sans réponse. Il n’a ainsi pas été possible, selon l’agence, d’apporter une réponse nouvelle relative à la toxicité directe ou indirecte du fer héminique nitrosylé [1].

Éléments récents et étapes à venir

En 2023, Toxalim, l’équipe de recherche française de référence dépendant de l’Inrae, met en évidence sur des rongeurs un effet défavorable du retrait total des nitrites dû aux effets de la peroxydation lipidique [17]. Aussi, un apport de nitrites modéré, du fait de leur rôle d’antioxydant, est préférable à une suppression totale.

Dans cette étude les substitutions de nitrites par d’autres antioxydants ou bouillons de légumes ont été testées sans que l’on parvienne pour l’instant à dégager des solutions plus efficaces et plus sûres (voir page précédente).

En mars 2023, suite au rapport de l’Anses, le ministère de l’Agriculture a publié un plan d’action pour la réduction des produits nitrés dans l’alimentation [18]. Articulé en trois phases, il prévoit : (1) des baisses immédiates d’additifs nitrés de 20 % à 30 % sur certains produits (jambons cuits et lardons, pâtés…) et suppression totale dans les saucisses à cuire (chipolatas) ; (2) des baisses à court terme (6-12 mois) sur d’autres produits de charcuterie les plus consommés en France avec une nouvelle référence d’apport de nitrites de 80 à 100 mg/kg (saucisses, saucissons cuits, pâtés, rillettes, andouilles et andouillettes, certains jambons secs…) ; (3) dans un horizon de cinq ans, une mobilisation des « instituts scientifiques pertinents […] pour la recherche et le développement de solutions visant à tendre vers la suppression de l’utilisation des nitrites dans la plupart des produits de la charcuterie ». Le plan indique en outre que la faisabilité théorique des baisses annoncées sera contrôlée et validée afin de s’assurer de « maîtriser la qualité sanitaire, notamment microbiologique des produits concernés ».

Bien que la réglementation de l’Union européenne tende également à la baisse des doses d’emploi [19], les produits de charcuterie français continuent de répondre à des normes plus strictes que celles des produits importés.

Conclusion

Les décisions en santé publique sont très souvent affaire de balance entre risques et bénéfices.

Des effets défavorables, encore insuffisamment expliqués, sont détectés dans les études épidémiologiques et mécanistiques associant charcuteries ou composés nitrosés et risque de cancer colorectal. Les recommandations nutritionnelles sont, à cet égard, importantes à rappeler.

L’Anses, dans son avis, souligne que « plus la réduction de l’emploi des nitrites est importante, plus le risque microbiologique pour les consommateurs augmente ». Si l’agence recommande un abaissement des niveaux d’exposition des consommateurs aux additifs nitrés, elle souligne l’importance que les mesures compensatoires soient scientifiquement bien validées et que leur mise en œuvre soit maîtrisée par tous les acteurs de la chaîne de production.

Nature morte à la tourte au paon, Pieter Claesz (c.1597-1660)

L’unité de recherche Toxalim de l’Inrae mentionne également la protection apportée par ces additifs dans les phénomènes d’oxydation. L’organisme de recherche indique que «  en lien avec l’augmentation de la peroxydation lipidique, les résultats [...] obtenus sur modèle animal suggèrent donc que le retrait simple des nitrites dans les produits cuits sans opérations correctives visant à limiter cette hausse de peroxydation ne permettrait pas d’atteindre la protection optimale du consommateur » [20].

Constatant que ces différents effets sont dépendant de la dose, l’Anses recommande la voie de la baisse de l’exposition aux nitrates et nitrites par l’alimentation et sera missionnée pour en mesurer l’effectivité [18].

Références


1 | Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, « Évaluation des risques liés à la consommation de nitrates et nitrites », Rapport d’expertise collective, 2022. Sur anses.fr
2 | Kapil V et al., “The noncanonical pathway for in vivo nitric oxide generation : the nitrate-nitrite-nitric oxide pathway”, Pharmacological reviews, 2020, 72 :692-766.
3 | Rochize S, « Les nitrates et nitrites comme additifs aux aliments : aspects réglementaires en France et à l’étranger », Annales de la nutrition et de l’alimentation, 1976, 30 :715-42.
4 | Commission européenne, « Règlement (CE) no 1333/2008 du Parlement européen et du Conseil du 16 sur les additifs alimentaires », 16 décembre 2008. Sur euir-lex.europa.eu
5 | de Saint-Blanquat G, « Aspects toxicologiques et nutritionnels des nitrates et des nitrites. », Annales de la nutrition et de l’alimentation, 1980, 34 :827-63.
6 | “Red meat and processed meat”, IARC Monographs on the Evaluation of Carcinogenic Risk to Human, 2018, 114. Sur publications.iarc.fr
7 | Assemblée nationale, « Rapport d’information sur les sels nitrités dans l’industrie alimentaire », 13 janvier 2021.
8 | Assemblée nationale, « Proposition de loi relative à l’interdiction progressive des additifs nitrés dans les produits de charcuterie », 21 décembre 2021.
9 | Frentz JC, Juillard A, Encyclopédie de la charcuterie, MaéErti, 2004.
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20 | Inrae, « Nitrites dans les charcuteries : état des connaissances sur les impacts santé et les alternatives », page web, 28 mars 2023.