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Sommes-nous les talibans de la culture ?

Publié en ligne le 25 novembre 2001 - Rationalisme -

Il faut reconnaître à Madame Teissier une certaine imagination. On commençait à être habitué au fait que tous les charlatans sont les nouveaux Galilée persécutés par la nouvelle Église, qui est celle de la Science. Mais en nous traitant de « talibans de la culture » 1, notre amie a franchi un pas supplémentaire dans l’inversion des rôles. Ce sont ceux qui vendent 60 millions de livres et qui ont l’oreille des princes (et des présidents) qui sont persécutés et c’est une petite association de critiques bénévoles qui remplace l’Inquisition. On n’arrête pas le progrès.

Mais comme les sceptiques doivent commencer par l’être avec eux-mêmes, n’y a-t-il pas quelque chose de vrai dans ce genre de critiques ? Chaque rationaliste n’a-t-il pas entendu mille fois ce reproche, dans sa famille ou parmi ses amis ? Nous sommes sectaires, arrogants, intolérants, bref, il n’y a pas moyen de discuter avec nous. Dans l’éditorial précédent, j’ai insisté sur le fait que nous ne devons jamais remplacer la critique des superstitions par l’analyse psycho-sociologique de leurs origines. Mais cela ne veut pas dire que nous ne devons pas nous interroger sur les obstacles psychologiques qui font que notre « message » passe souvent mal. Étant moi-même souvent l’objet des critiques mentionnées plus haut, je me garderai bien de me poser en donneurs de leçons. Mais je voudrais suggérer certaines pistes de réflexion.

Premièrement, il faut distinguer entre vérité et rationalité. C’est classique, mais souvent oublié. On peut se tromper, tout en étant parfaitement rationnel. On peut croire rationnellement des choses « manifestement » fausses, par exemple que la Terre est plate, si on vit dans une forêt, sans accès au monde extérieur. La même chose peut être vraie pour les médecines parallèles (combien de gens savent vraiment en quoi consiste l’homéopathie ?). Évidemment, l’AFIS est là justement pour fournir l’information nécessaire, mais il faut toujours faire attention à ne pas vexer nos interlocuteurs en faisant comme s’ils étaient irrationnels, alors que leur information est simplement déficiente.

Un problème plus aigu est celui des experts. Toutes nos connaissances scientifiques dépendent de la confiance que nous accordons à certains experts. Il nous est impossible de vérifier ou de refaire l’immense majorité des expériences et des observations sans lesquelles la science ne serait qu’un discours dogmatique. Il faut donc au minimum faire confiance à ceux qui les ont faites. Mais quels experts croire ? Après tout, Madame Teissier et ses collègues se targuent aussi d’une certaine expertise. On entre ici dans un problème qui a plus à voir avec une évaluation du monde « social » que du monde proprement physique ou biologique. Et les choses se corsent encore lorsqu’on aborde la santé publique, les OGM ou le nucléaire. Il faut non seulement faire confiance à des scientifiques, mais à toute une série d’institutions privées et publiques (pour ne pas parler des militaires) qui mettent en œuvre les politiques « scientifiques ». Je ne nie pas qu’une telle évaluation puisse être faite rationnellement, mais c’est, d’une part, extrêmement compliqué - bien plus que trancher les questions purement scientifiques- et, d’autre part, cela dépend de l’évaluation que l’on fait de l’effet corrupteur que le pouvoir peut avoir sur la science. Or, même si je pense que l’opinion tend à exagérer cette influence, il est indéniable que la confiance dont jouissent les scientifiques (concernant la question de leur indépendance) a baissé dramatiquement au cours de ces dernières décennies. Par conséquent, citer tel ou tel expert ou comité d’experts est un argument qui n’a parfois aucune force, à moins d’expliquer en même temps pourquoi ces experts sont fiables. Finalement, il y a le problème des aspects sentimentaux des croyances irrationnelles. Si vos parents vous ont soigné à l’homéopathie, il peut être difficile d’admettre que ce ne sont là que des pilules de perlimpinpin. Si on vous a infligé sans bonne raison des électrochocs, vous pouvez très bien ne pas aimer l’idée qu’il s’agit là d’une thérapie acceptable. Tout cela pour dire qu’il peut exister de « bonnes » raisons sentimentales d’adhérer à certaines idées irrationnelles et qu’il faut traiter ces réactions avec respect.

1 À l’émission de Thierry Ardisson « Tout le monde en parle » du samedi 10 novembre 2001, sur France 2.

Publié dans le n° 249 de la revue


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L' auteur

Jean Bricmont

Jean Bricmont est physicien et essayiste belge, professeur émérite de physique théorique à l’université catholique (…)

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