Doper l’estime de soi ? Des faits et des illusions
Publié en ligne le 21 juin 2019 - Psychologie -
L’être humain réfléchit sur lui-même et se juge. Ses auto-évaluations ont manifestement un impact affectif et motivationnel. Depuis les réflexions publiées par William James en 1890 sur « l’estime de soi », les psychologues ont abondamment utilisé cette notion. James, le père de la psychologie américaine, la définissait comme « la valeur qu’on s’accorde à soi-même » et il précisait qu’elle résulte de la comparaison des succès et des prétentions dans des domaines que l’on juge importants [1]. Il notait que l’on augmente l’estime de soi en multipliant les succès ou en diminuant le niveau d’aspiration.
La réflexion sur l’estime de soi remonte loin dans le temps. Au IIe siècle, Marc-Aurèle notait : « Je suis souvent étonné de voir combien chacun sʼaime lui-même plus que tout et pourtant tient moins compte de son propre jugement sur lui-même que de celui des autres » (Pensées, XII 4). C’était un thème de prédilection des moralistes des XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi Vauvenargues écrivait : « Nous nʼavons pas assez dʼamour-propre pour dédaigner le mépris d’autrui. » [2] Plus près de nous, Nietzsche conseillait : « Nous devons redouter celui qui se hait lui-même, car nous serons les victimes de sa rancune et de sa vengeance. Cherchons donc comment l’entraîner à sʼaimer lui-même ! » [3]
James a peu évoqué l’estime de soi. Au début du XXe siècle, le neurologue viennois Alfred Adler est le principal promoteur de l’idée que le désir d’être reconnu et valorisé par autrui est une motivation essentielle de l’être humain.
Une idée de plus en plus populaire
L’estime de soi est devenue un thème essentiel de la psychologie américaine dans les années 1960. Le psychothérapeute Carl Rogers y a largement contribué. Formé à la psychanalyse, il s’en est éloigné en élaborant son « approche centrée sur le client 1. » [4] Une de ses idées maîtresses est que l’être humain a une tendance naturelle à développer ses potentialités pour autant qu’il bénéficie durant son éducation d’une « considération positive inconditionnelle », c’est-à-dire qu’il se sente fondamentalement accepté et estimé, même si certains comportements sont désapprouvés par des adultes. Rogers a commencé par dire que cette attitude est capitale dans les relations thérapeute-client et parents-enfants, puis a développé la même idée pour la relation enseignant-élève [5]. Roy Baumeister note que « malheureusement, au fil du temps, la considération positive inconditionnelle est devenue l’idée que les parents et les enseignants ne devraient jamais critiquer les enfants et devraient les féliciter même pour des réalisations médiocres et banales, ou tout simplement parce qu’ils sont ce qu’ils sont. » [6]
La conviction de l’importance cruciale de l’estime de soi s’est développée surtout dans la psychologie humaniste, un courant d’allure philosophique opposé à la psychanalyse et au behaviorisme, jugés trop réducteurs et trop déterministes. L’auteur le plus célèbre est Nathaniel Branden, qui a publié en 1969 à Los Angeles The psychology of self-esteem : A new concept of man’s psychological nature. Son ouvrage a connu un succès considérable. Il écrivait que l’estime de soi est un besoin fondamental et le facteur le plus important pour comprendre le comportement, ce qu’il ne cessera de répéter. Ainsi en 1984 : « Je ne peux imaginer un seul problème psychologique qu’on ne puisse faire remonter (that is not traceable) au problème de l’estime de soi. » [7]
Dans la psychologie académique, Stanley Coopersmith, professeur à l’université de Californie à Davis, est un des premiers chercheurs célèbres sur ce thème. Il a publié en 1967, dans The Antecedents of Self-esteem, les résultats de comparaisons d’enfants sur la base de questionnaires d’estime de soi. La haute estime de soi était en corrélation avec la sociabilité et le succès scolaire. Une estime de soi moyenne était corrélée au conformisme. Une basse estime de soi s’accompagnait de faibles performances et d’une forte sensibilité aux critiques. L’éducation des enfants avec une haute estime de soi se caractérisait par la « considération positive » dont parlait Rogers, mais aussi par des règles fermes de ce qui est permis et non-permis. Les enfants avec une faible estime de soi étaient éduqués sans amour et sans limites claires aux comportements.
D’un souci personnel à un mouvement social
Durant la décennie suivante, des centaines d’études et des dizaines de livres sont parus.
Beaucoup de psys et un large public adhérèrent à l’idée qu’être aimé et estimé par ses parents est le facteur déterminant du développement harmonieux de l’enfant et que ne pas être « considéré positivement » génère une faible estime de soi et de nombreuses pathologies.

Le gouvernement de la Californie vota en 1986 un budget annuel de 245 000 $ pour un groupe de travail sur l’estime de soi et la création de self-esteem committees à travers toute la Californie. L’idée était que l’augmentation de l’estime de soi dans la population ferait faire d’importantes économies à l’État grâce à la diminution des échecs scolaires, de la toxicomanie, de la criminalité et des grossesses d’adolescentes. Des millions de parents et d’enseignants se mirent à faire croire aux enfants qu’ils étaient bons ou excellents dans tout