La croyance en un monde juste
Publié en ligne le 9 février 2025 - Psychologie -
Chronique de Jacques Van Rillaer
Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon.
Il ne faut pas se dire : Ceci est moins bon que cela,
Car tout en son temps sera reconnu bon.
Un des plus célèbres récits sur la rétribution de nos actions est Le Livre de Job. Il se trouve dans l’Ancien Testament et semble avoir été écrit au IVe ou Ve siècle avant notre ère.
Dieu permet à Satan de mettre à l’épreuve la foi de Job, un « homme intègre et droit ». Il le laisse frapper Job dans ses biens, puis dans ses enfants et enfin dans son corps. Job est alors abandonné de tous. Il ne comprend pas la raison de ses souffrances. Il se croit innocent. Il a le sentiment que Dieu est injuste et s’acharne sur lui. Il a beau demander des explications, Dieu se tait.
Trois amis de Job, représentant les croyances hébraïques, affirment que s’il subit tant de malheurs, c’est parce qu’il a péché et n’est pas juste aux yeux de Dieu : « Non, Dieu ne rejette pas l’homme intègre, il ne prête pas main-forte aux méchants » (Job, 8 :20).
Après beaucoup de conversations et de réflexions, Job se soumet à ce qu’il croit être la volonté divine. Il est finalement récompensé : « Yahvé accrut au double tous les biens de Job. Il posséda quatorze mille brebis, six mille chameaux, mille paires de bœufs et mille ânesses… » (Job, 42 :12). Ainsi le principe de la rétribution terrestre reste sauf : en fin de compte, les hommes reçoivent ici-bas les récompenses et les châtiments qu’ils méritent.
La croyance en un monde juste
Aujourd’hui encore, beaucoup de personnes estiment que les gens obtiennent ce qu’ils méritent : tôt ou tard et tout bien pesé, les méchants sont punis et les bons, comme Job, sont récompensés. Même instruites et sans conviction religieuse, elles cultivent cette croyance en dépit du spectacle du monde.
Le psychologue canadien Melvin Lerner a mené des enquêtes et des expérimentations sur cette conception qu’il appelle « la croyance dans un monde juste » [1]. Ses premières recherches ont porté sur les jugements négatifs vis-à-vis de victimes d’injustices [2]. Avant cela, le sociologue américain Ervin Goffman avait souligné que les gens considèrent souvent le handicap physique d’une autre personne comme la conséquence d’une sorte de défaut moral, « comme une juste rétribution pour quelque chose qu’elle, ses parents ou sa tribu ont fait » [3].
Lerner pense que la fonction de cette croyance est de maintenir l’idée que le monde est relativement ordonné, prévisible et contrôlable. Sans cela, on ne pourrait prévoir les réactions des autres, on ne saurait plus que penser, comment se comporter. On serait continuellement angoissé. Il serait inutile de faire des efforts. La croyance en un monde juste encourage à investir dans des objectifs à long terme avec des moyens justes. Elle est spontanée, peu réfléchie, tout comme l’est la tendance à maintenir des relations amoureuses ou amicales en fonction des intérêts : ce qu’on donne et ce qu’on reçoit [4].
La tendance à réduire des dissonances cognitives
De nombreux événements dont nous sommes témoins contredisent la croyance en un monde juste. Toutefois, quand une croyance qui importe pour un individu se trouve mise en défaut, elle résiste le plus souvent. De façon automatique, on élimine, on minimise ou l’on déforme les informations qui dérangent. Des psychologues ont réalisé de nombreuses expériences sur le besoin de cohérence entre les cognitions (connaissances, opinions, croyances) et les actions. Le psychologue Leon Festinger est le chercheur le plus célèbre sur le besoin, relativement impérieux, de réduire ces dissonances cognitives qui contrarient. Son livre, A Theory of Cognitive Dissonance (1957), devenu un grand classique, a donné lieu à des centaines de recherches [5].
Nous ne sommes généralement pas conscients de la tension, plus ou moins pénible, provoquée par des dissonances cognitives, ainsi que des stratégies adoptées pour les réduire. Parmi les attitudes possibles, on peut ajouter ou supprimer une ou plusieurs cognitions, ou relativiser leur importance.
Ces stratégies s’appliquent parfaitement à la conviction que le monde est juste alors que celle-ci est contredite par des faits. Avant de passer ces stratégies en revue, nous évoquons les différences individuelles du degré de croyance dans un monde juste.
Diversité de la croyance en un monde juste
Peu après les premières publications de Lerner, Zick Rubin et Letitia Peplau ont créé une échelle d’attitude destinée à évaluer le degré d’adhésion à la croyance en un monde juste : la Just World Scale [6]. Cet instrument, le plus utilisé pour les recherches, a été critiqué et suivi de quelques autres (pour une discussion, voir [7]). Par exemple, Claudia Dalbert a construit un questionnaire pour évaluer la croyance en la justice du monde en général et la croyance en la justice pour soi-même [8].
Signalons quelques corrélations obtenues à maintes reprises avec ce type d’échelle, principalement chez des étudiants américains. Dans l’ensemble, ces corrélations ne sont pas très importantes.

Une forte croyance dans un monde juste (en général) est associée aux caractéristiques suivantes : le sentiment de pouvoir exercer un contrôle sur beaucoup d’événements qui nous concernent personnellement ; l’éthique protestante (travailler dur est la clé de la réussite économique) ; l’investissement dans des objectifs à long terme ; l’imputation de responsabilités aux victimes ; l’application de punitions sévères aux délinquants ; une attitude négative envers des groupes défavorisés, mais des comportements altruistes (s’occuper de personnes handicapées, acheter des produits « éthiques ») ; la croyance religieuse ; l’adhésion à des théories conspirationnistes ; une attitude positive vis-àvis des personnes qui ont du pouvoir et un statut élevé ; une forte soumission aux autorités légitimes ; la légitimation du système politique en place [9]. Quelques recherches rapportent des corrélations entre la croyance en un monde juste et l’adoption de « comportements de santé », une bonne santé physique et le bien-être subjectif. Les études qui se sont intéressées à une possible explication causale de ces corrélations ont le plus souvent conclu à une causalité bidirectionnelle [10].
Stratégies de réduction de la dissonance
Plusieurs stratégies de réduction de la dissonance cognitive peuvent être mises en œuvre par les individus confrontés à une injustice qui contredit leur croyance dans un monde juste. Elles peuvent consister à reconnaître le fait et éventuellement agir pour réduire l’injustice. Elles peuvent au contraire consister à justifier, relativiser voire nier les faits générateurs de la dissonance.
La réduction de l’injustice par l’action
La stratégie rationnelle pour réduire des injustices est évidemment l’action préventive, corrective ou vengeresse. Certains comportements altruistes, tels que la défense de personnes exploitées ou des dons en leur faveur trouvent sans doute leur source dans le besoin de justice [11].
La négation de l’injustice
Des exemples bien connus de négation de l’injustice sont la négation d’informations rapportant des crimes contre l’humanité ou des génocides pour sauver des convictions politiques ou l’honneur d’une nation. Par exemple, les crimes de Staline ont souvent été niés par ceux qui défendaient le modèle de régime de l’Union soviétique, le génocide des Arméniens a été nié par de nombreux défenseurs du régime turc.
La distanciation psychologique
Une autre stratégie pour préserver la foi dans la justice du monde, sans complètement nier la réalité, est la distanciation psychologique : on se dit que la victime d’une injustice n’est pas du même monde que soi et qu’on ne risque pas de connaître le même sort.
La justification de l’injustice
On peut reconnaître une injustice en se disant qu’« on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs ». La formule est utilisée pour justifier une révolution qui a fait un grand nombre de victimes. On peut justifier la maltraitance d’enfants par des éducateurs en disant, comme les Romains, « qui bene amat, bene castigat » (qui aime bien châtie bien) : faire un peu souffrir forme le caractère. On invite alors à s’armer de patience pour constater les bienfaits.
La responsabilité de l’injustice
La cause ou la responsabilité d’un événement peuvent être attribuées à des facteurs personnels ou situationnels. Les facteurs personnels sont des caractéristiques de la personne : ses conduites, ses attitudes, ses dispositions, sa personnalité. Les facteurs situationnels sont le hasard, la malchance, les environnements physiques et sociaux.

En 1958, le psychologue autrichien Fritz Heider a développé l’idée que nous avons tendance à attribuer la cause des actions d’autrui à des facteurs personnels. Il a forgé l’expression « the behavior engulfs the field » pour résumer le fait qu’on se focalise sur le comportement et que celui-ci « engloutit » le champ dans lequel il se produit [12]. De nombreuses recherches sur les attributions causales ont confirmé la formule. Le psychologue américain Lee Ross a proposé l’expression « erreur fondamentale » pour désigner la propension à surestimer des facteurs internes et à sous-estimer des causes externes pour expliquer le comportement d’autrui [13].
Le viol est une des atrocités les plus marquantes du répertoire humain, omniprésent dans l’histoire. Il provoque des attributions causales variées qui permettent de sauvegarder, plus ou moins, la croyance que le monde est juste : certains pensent que la victime doit « l’avoir cherché », qu’elle a abusé de son pouvoir de séduction, qu’elle était habillée de façon sexy, etc. Selon un sondage réalisé en France en 2019 [14], 42 % des personnes interrogées estiment que la responsabilité d’un violeur est atténuée quand sa victime a eu une attitude « provocante » en public ou si elle a flirté avec lui. L’argument est utilisé par des avocats pour tenter de disculper des auteurs de viols. Les victimes sont alors deux fois victimes.
Une méta-analyse de 22 enquêtes américaines conclut que les individus portés à trouver des excuses aux viols sont des hommes caractérisés par la conception traditionnelle patriarcale des rôles sexuels, le narcissisme, l’idée que les femmes aiment la violence au cours des relations sexuelles, l’habitude de visionner de la pornographie sadomasochiste [15].
Des psychologues ont étudié expérimentalement les attributions de responsabilité des victimes de viol. Une recherche célèbre est celle de Cathaleene Jones et Elliot Aronson qui ont simulé un jury pour délibérer des sentences dans trois viols [16]. Ils ont demandé à 234 étudiantes et étudiants de juger les peines à infliger aux violeurs d’une femme vierge, d’une femme mariée et d’une divorcée. Les condamnations ont été plus lourdes dans le cas des deux premières. Mais une plus grande responsabilité leur a été attribuée : l’idée que l’on puisse violer des femmes « respectables » est trop dérangeante pour la croyance en un monde juste. Il faut donc que celles-ci aient été davantage fautives qu’une divorcée.
Une partie des mieux nantis d’une population relativise considérablement les injustices subies par les pauvres, les « losers ». Pour eux, ces derniers doivent s’en prendre à eux-mêmes car ils sont paresseux, imprévoyants. La fréquence et l’intensité de cette croyance varient évidemment selon les populations et les catégories sociales. Dans des nations « individualistes » comme les États-Unis, davantage de gens attribuent la pauvreté au manque d’efforts et d’autocontrôle que dans des pays plus « sociaux » comme l’Australie, où l’on invoque plus souvent des facteurs externes : manque de bonnes écoles, exploitation des pauvres par les riches, maladies, etc. [17].
La punition d’auteurs d’injustices
La conception du monde juste peut être préservée grâce aux sanctions qui seront appliquées aux coupables, rétablissant a posteriori le sentiment de justice. La sanction peut se produire, pour les croyants, dans l’au-delà. Autre solution : le coupable peut être reconnu malade mental ou étiqueté esprit malfaisant. Il apparaît alors comme une exception qui ne remet pas en cause la conception du monde juste.

L’autoaccusation de l’injustice
La croyance en un monde juste peut amener des personnes à se sentir coupables d’une injustice flagrante. Cette réaction s’observe chez des enfants maltraités qui sont convaincus qu’ils sont la cause du mauvais traitement. Des enfants de parents qui divorcent peuvent se blâmer pour la décision de leurs parents [1].
Des femmes qui ont été violées peuvent se reprocher leur comportement : elles ont été imprévoyantes, imprudentes, elles avaient bu… Ce faisant, elles restaurent la croyance dans un monde juste et dans leur capacité d’éviter que pareil événement ne se reproduise [18]. À noter toutefois que leur culpabilisation par l’entourage renforce généralement l’effet traumatisant.
Les effets de l’auto-attribution des causes d’une maladie diffèrent. Dans une étude menée sur 209 Américains victimes d’un accident cardiaque, ceux qui attribuent leur accident à leur comportement (par exemple leur alimentation) plutôt qu’à des facteurs incontrôlables comme l’hérédité progressent mieux au cours de la réhabilitation cardiaque durant les premiers mois. Toutefois, après 21 mois, les bénéfices de l’auto-attribution disparaissent tandis que ces patients présentent davantage d’anxiété [19].
Une théorie à diffuser
La croyance en un monde juste peut inciter à s’engager dans des actions positives, altruistes, visant à réduire des injustices. Elle peut hélas aussi faire sous-estimer des facteurs peu ou non contrôlables, comme l’hérédité, la constitution biologique, les conditions de vie, des conditionnements subis depuis l’enfance. Un exemple de l’effet regrettable de l’attribution « personnelle » est la discrimination dont sont victimes des personnes obèses. Des enquêtes menées dans différents pays [20] montrent que certains professionnels de santé attribuent l’excès de poids principalement à de mauvaises habitudes de vie, qu’ils tiennent les personnes en surpoids pour responsables de leur état et qu’ils prodiguent parfois des soins de moindre qualité, même lorsqu’il s’agit d’enfants [21]. Le mérite de Melvin Lerner est d’avoir attiré l’attention sur une façon de penser qui demeure souvent implicite et peut faire des dégâts.
1 | Lerner MJ, The Belief in an just world : a fundamental delusion, Plenum Press, 1980.
2 | Lerner MJ, “Observers evaluation of a victim”, Journal of Personality and Social Psychology, 1971, 20 :127-35.
3 | Goffman E, Stigma : notes on the management of spoiled identity, Englewood Cliffs, 1963.
4 | Walster E et al., Equity : theory and research, Allyn & Bacon, 1978.
5 | Festinger L, A theory of cognitive dissonance, Stanford University Press, 1957.
6 | Rubin Z, Peplau L, “Who believes in a just world ?”, Journal of Social Issues, 1975, 31 :65-89.
7 | Hafer C et Bègue L, “Exerimental research on just-world theory”, Psychological bulletin, 2005, 131 :128-67.
8 | Dalbert C, “The world is more just for me than generally”, Social Justice Research, 1999, 12 :79-98.
9 | Hafer C, Sutton R, “Belief in a just world”, in Handbook of justice theory and research, Springer, 2016, 145-60.
10 | Schmitt M et al., “Experimental and longitudinal investigations of the causal relationship between belief in a just world and subjective well-being”, Social Justice Research, 2023, 36 :432-55.
11 | Bègue L, “Do just-world believers practice private charity ?”, Journal of Applied Social Psychology, 2014, 44 :71-6.
12 | Heider F, The psychology of interpersonal relations, Wiley, 1958, 54.
13 | Ross L, “The intuitive psychologist and his shortcomings”, Advances in experimental social psychology, 1977, 10 :173-220.
14 | Bègue L, “Viol : le sondage de la honte”, Cerveau et psycho, 2019, 114 :66-70.
15 | Obierefu, Ezeugwu C, “Risk and protective psychological factors in rape supportive attitude : a systematic review”, Journal of Psychological and Educational Research, 2017, 25 :11-164.
16 | Jones C, Aronson, E, “Attribution of fault to a rape victim as a function of respectability of the victim”, Journal of Personality and Social Psychology, 1973, 26 :415-9.
17 | Feather N, “Explanations of poverty in Australian and American samples”, Australian Journal of Psychology, 1974, 26 :199-216.
18 | Janoff-Bulman R, “Characterological versus behavioral selfblam : inquiries into depression and rape”, Journal of Personality and Social Psychology, 1979, 37 :1798-809.
19 | Bennett K et al., “Causal attributions following a cardiac event”, Health Psychology Open, 2016, 1 :1-9.
20 | Lawrence BJ et al., “Weight bias among health care professionals : a systematic review and meta-analysis”, Obesity, 2021, 11 :1802-12.
21 | Sabin J et al., “Implicit and explicit attitudes about weight and race and treatment approaches to overweight for American Indian children”, Childhood obesity, 2015, 11 :4556-65.
Publié dans le n° 350 de la revue
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L'auteur
Jacques Van Rillaer

Professeur émérite de psychologie à l’université de Louvain (Louvain-la-Neuve) et à l’université Saint-Louis (…)
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