Entretien avec Olivier Dodier
Publié en ligne le 10 juillet 2025 - Cerveau et cognition -
à l’occasion de la sortie du livre
La mémoire refoulée : Histoire et critique d’une théorie dangereuse
Book-e-Book. Vous venez de publier La mémoire refoulée : Histoire et critique d’une théorie dangereuse aux éditions Book-e-Book. Cet ouvrage examine le mythe du refoulement de souvenirs traumatiques. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette thématique ?
Oliver Dodier. J’ai réalisé ma thèse de doctorat sur les techniques de recueil de la parole des victimes adolescentes. Sur le plan théorique, cela renvoie à la façon dont la mémoire fonctionne dans des contextes d’enquêtes criminelles. Ainsi, les liens entre stress, traumatisme et mémoire ont mis au centre les débats autour de la nature des souvenirs traumatiques. Attirés par les controverses scientifiques, je me suis donc naturellement intéressé à celle relative à ces souvenirs et les débats associés relatifs au concept de « refoulement ».
L’ouvrage s’ouvre par un historique allant de Sigmund Freud aux controverses de la fin des années 1990 et la critique de la psychanalyse. En 2025, où en est-on ?
Les débats restent vifs autour des souvenirs retrouvés. Ils opposent les tenants de la théorie de « souvenirs refoulés », ou « souvenirs dissociés », plutôt des cliniciens, et ceux qui contestent les fondements scientifiques invoqués par cette théorie et préfèrent invoquer d’autres phénomènes. C’est cette dernière approche que j’adopte et que je développe dans l’ouvrage.
Le concept de refoulement est donc définitivement classé comme « scientifiquement non valide » ?
Oui, dans le domaine de la psychologie cognitive, les chercheurs considérant le refoulement comme scientifiquement valide sont rares. C’est également le cas de nombreux psychologues cliniciens.
« Refoulement », « amnésie dissociative » : quelles différences ?
La psychanalyse parle du refoulement comme d’une façon de maintenir son équilibre, son bienêtre psychologique. Des cliniciens s’inspirant du psychologue et médecin Pierre Janet (1859-1947) expliquent cette dissociation par un déficit cognitif entraînant une compartimentation entre les souvenirs traumatiques et les souvenirs non traumatiques. L’amnésie dissociative est alors parfois présentée comme un déficit d’encodage (création du souvenir en mémoire) ou de stockage (maintien des informations en mémoire). Que ce soit avec l’explication psychanalytique ou la théorie de l’encodage déficient, les souvenirs traumatiques seraient ainsi poussés en-dehors des frontières de la conscience, ceci afin de permettre une adaptation au danger. Cette nature inconsciente serait réversible et le souvenir pourrait revenir. C’est d’ailleurs la position défendue par le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, le manuel de référence de classification des troubles mentaux), qui décrit l’amnésie dissociative comme incluant « une incapacité à se rappeler d’importantes informations personnelles qui ne seraient typiquement pas perdues dans le cadre de l’oubli classique » et « généralement provoquée par un traumatisme ou le stress » [1]. Si un souvenir revient, c’est donc qu’il était accessible, qu’il n’a pas été expulsé des frontières de la conscience à la suite d’un défaut d’encodage ou de stockage. Donc même la façon dont cela est décrit dans le DSM pose problème : il y a une incapacité, mais c’est réversible, donc il y a capacité. Cela n’est absolument pas logique et ne correspond à aucune connaissance consensuelle sur la façon dont la mémoire fonctionne.

Les phénomènes d’oubli et de « souvenirs traumatiques retrouvés » sont bien réels, et n’ont pas besoin de l’idée de « refoulement ». Est-ce aujourd’hui validé par la profession ?
Oui. Ce constat se fonde sur les connaissances relatives à la mémoire, et notamment ce qui caractérise l’oubli. L’oubli, ce n’est pas la disparition pure et simple des souvenirs. C’est seulement une difficulté à trouver le bon « chemin » d’accès au souvenir. Et cela peut naturellement concerner des événements susceptibles d’entraîner un traumatisme psychologique. Il ne faut pas confondre cette question avec l’amnésie infantile, phénomène principalement neurologique qui fait qu’il est impossible pour de très jeunes enfants (jusqu’à trois ans environ) de maintenir à long terme des souvenirs autobiographiques.
Vous racontez l’affaire Benoît Yang Ting, révélatrice de l’emprise qu’un thérapeute peut avoir sur ses patients et de l’implantation de faux souvenirs traumatiques. Pourquoi avoir choisi cet exemple ?
Benoît Yang Ting se présentait comme « humanothérapeute ». Il a été condamné en 2012, alors âgé de 76 ans, à un an de prison avec sursis et 50 000 euros d’amende pour abus de faiblesse sur deux patients [2]. C’est un cas d’école des conséquences pratiques de la mobilisation du « refoulement » dans une pratique clinique. Ici, il y a un fort soupçon d’une volonté de ce thérapeute de nuire à ses patients à des fins matérielles et financières. C’est un cas extrême. Toutefois, cela montre que, même en étant de bonne foi, adhérer à l’hypothèse d’un refoulement peut mener à de la suggestion, entraînant des personnes à se convaincre, voire se souvenir d’avoir vécu des violences durant l’enfance – et ce, même sans emprise.
Est-il si facile d’induire des faux souvenirs en thérapie ?

Il y a plusieurs « conditions » à réunir pour que cela fonctionne, et l’affaire Benoît Yang Ting en est une illustration très parlante. En ce sens, on ne peut ni dire que c’est facile, ni dire que c’est un phénomène d’ampleur considérable. Toutefois, cela existe, il faut en prendre conscience et lutter contre, car des vies et des familles peuvent être détruites. Pour prévenir le risque, les thérapeutes, qu’ils adhèrent ou non à l’idée du refoulement, doivent respecter les principes éthiques de base et ne pas suggérer de choses pour lesquelles ils ne disposent d’aucune information. De leur côté, les patients devraient se tourner vers des prises en charge par des professionnels qualifiés et éviter les pseudo-thérapeutes qui décident un beau matin qu’ils peuvent prendre en charge des personnes en souffrance, sans aucune formation. Face à une personne qui affirme avoir retrouvé des souvenirs, et quand on ne dispose d’aucun moyen matériel permettant d’établir sa véracité, le mieux est sans doute d’accueillir sa parole sans la remettre en cause. Il convient ensuite d’accompagner au mieux la personne vers une démarche de révélation, notamment à des services d’enquête. C’est leur travail de distinguer ce qui est vrai ou faux. Ensuite, si une procédure judiciaire s’enclenche, c’est, normalement, les experts psychologues qui seront chargés de mettre en exergue le contexte de révélation et les risques ou bénéfices de ce contexte en ce qui concerne la qualité des souvenirs. Toutefois, l’expertise psychologique convoquée dans les tribunaux est parfois de très faible qualité, ignorant la façon dont la mémoire fonctionne.
1 | Spiegel D, « Amnésie dissociative », mai 2023.Sur msdmanuals. com
2 | Mivilude, « Les faux souvenirs induits en procès pour la première fois », 15 juin 2012. Sur miviludes. interieur. gouv. fr
Publié dans le n° 353 de la revue
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