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L’héminégligence : quand la moitié de l’« univers » est invisible…

Publié en ligne le 23 novembre 2025 - Cerveau et cognition -

Lorsque la défaillance est grave, le patient peut se comporter pratiquement comme si une moitié de l’univers avait soudain cessé d’exister de façon significative pour lui… Des patients qui ont une défaillance unilatérale se comportent non seulement comme si rien ne se passait réellement dans l’hémi-espace gauche, mais aussi comme si rien n’était à attendre de ce côté-là.

Marsel Mesulam [1]

L’héminégligence ou négligence spatiale unilatérale est un trouble dans lequel les personnes atteintes semblent ignorer la moitié gauche de leur « univers ». Cette altération de l’attention serait due à des lésions dans l’hémisphère cérébral droit, du lobe pariétal, du lobe frontal ou des voies de communication entre ces régions. Comme l’hémisphère droit commande la partie gauche du corps, une lésion dans cette partie droite du cerveau conduirait la personne à « négliger », à « oublier », la moitié gauche de son corps et ce qui est à gauche de son champ de perception visuelle.

Le neurologue Paolo Bartolomeo, qui dirige le laboratoire Picnic à l’Institut du cerveau et mène des recherches sur l’héminégligence, décrit ainsi ce trouble : « L’attention nous permet d’explorer notre environnement. De nombreux patients présentant une lésion de l’hémisphère droit du cerveau se retrouvent à vivre dans un monde coupé en deux, car ils souffrent de négligence (inattention) pour le côté gauche de l’espace. Les patients souffrant de négligence n’ont pas conscience de la moitié gauche de leur environnement et ont un mauvais résultat fonctionnel » [2].

L’héminégligence peut affecter plusieurs sens, mais c’est le plus souvent la vision qui est concernée.

Hémisphère gauche, hémisphère droit

D’après Oliver Sacks, neurologue britannique (1933-2015), l’histoire de la neurologie et de la neuropsychologie serait l’histoire de l’hémisphère gauche. L’hémisphère droit a longtemps été supposé plus « primitif » que le gauche. Ceci s’expliquerait par le fait que démontrer les effets des diverses lésions de l’hémisphère gauche serait plus facile que de distinguer les syndromes de l’hémisphère droit. Or l’hémisphère droit contrôle la capacité essentielle de reconnaissance de la réalité nécessaire pour survivre [3].

Mais les connaissances sur le cerveau avancent peu à peu en franchissant de nombreux obstacles.

Droite et gauche, Winslow Homer (1836-1910)

« Tête à droite » et autres cas

Dans le chapitre « Tête à droite » de ce dernier ouvrage, O. Sacks a décrit le cas d’une patiente atteinte d’héminégligence. Elle présentait ce trouble depuis qu’elle avait subi un accident vasculaire qui avait touché les zones antérieures profondes de son hémisphère cérébral droit.

Âgée d’une soixantaine d’années, Mme S. était, d’après O. Sacks, une femme intelligente et pleine d’humour. Toutefois, lors de ses repas, elle se plaignait aux infirmières qui s’occupaient d’elle de ne pas avoir eu de dessert ou de café. Quand on lui répondait qu’ils étaient sur la gauche de son plateau, elle ne semblait pas comprendre et ne regardait pas à gauche. Elle ne se maquillait que la moitié droite du visage. À ceux qui lui demandaient pourquoi, elle disait qu’elle se regardait dans la glace et maquillait ce qu’elle voyait. Ingénieuse et volontaire, elle s’efforçait de dépasser ces limites. O. Sacks écrit : « Elle a élaboré, par induction, des stratégies qui lui permettent de vivre avec cette absence de perception. Comme elle ne peut ni regarder à gauche directement ni se tourner sur la gauche, elle se tourne donc vers la droite – et toujours vers la droite, en décrivant un cercle. Elle a réclamé un fauteuil roulant tournant, et on le lui a donné. Aussi, lorsqu’elle ne parvient pas à trouver quelque chose qu’elle sait être là, elle pivote désormais sur la droite, décrit un cercle jusqu’à ce qu’elle le voie. »

L’héminégligence peut se manifester encore d’autres façons : une tarte où seule la partie droite est garnie avec des fruits ; une lettre écrite uniquement du côté droit ; les chiffres rassemblés sur le côté droit du cadran dans le dessin d’une montre ; la copie d’un dessin qui en néglige la partie gauche.

Un biais en faveur de la droite

L’héminégligence ne concerne pas seulement les femmes : hommes et femmes sont également concernés. Les hommes atteints d’héminégligence ne se rasent que la moitié du visage. Ils ne réagissent pas aux personnes ou aux objets situés à leur gauche. Ils ne parviennent pas à lire le journal car ils ne voient pas les mots du côté gauche. Bien souvent, ils ne posent leurs lunettes que sur leur oreille droite, etc.

Mme W. , une patiente dont le comportement a été décrit par Laurent Cohen [4], professeur de neurologie à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière, dit, après avoir mangé la moitié droite de sa purée, qu’il n’y en avait plus. Quand on tourna son assiette de 180 degrés, elle recommença à manger. Si deux personnes se plaçaient l’une et l’autre de chaque côté de son lit et lui parlaient, elle ne répondait qu’à celle qui était à sa droite et ignorait celle de gauche. Voulant vérifier ce comportement, L. Cohen écrit : « Je suis revenu la voir dans sa chambre un peu plus tard, accompagné de trois étudiants en médecine. Nous nous sommes déployés autour d’elle, et je lui ai simplement demandé de me dire combien de personnes se trouvaient dans la pièce avec elle. La patiente m’a compté, ainsi que mon voisin, mais a laissé de côté les deux étudiants placés à sa gauche. »

Si l’on agitait les deux mains devant elle, seule celle de droite retenait son attention. Mme W. ne prêtait pas attention aux informations qui lui venaient de la gauche. Elle ne sélectionnait que celles qui lui venaient de la droite. Quand on lui présenta une feuille sur laquelle étaient dessinés des triangles, elle ignora ceux qui se trouvaient sur la gauche. Pourtant quand on proposa de lui donner dix euros chaque fois qu’elle trouvait un triangle, elle en découvrit beaucoup plus et à gauche ! Selon L. Cohen, nous aurions deux formes d’attention, l’une endogène, « guidée de l’intérieur, en fonction de nos objectifs propres », et l’autre exogène, « guidée par les événements extérieurs ». Pour expliquer le comportement de Mme W. , il conclut : « Une motivation endogène puissante peut repousser la frontière de l’attention vers le côté négligé [. . . ]. Grâce à un effort de son attention endogène et volontaire, elle parvient à limiter la portée de sa négligence. »

Observations et hypothèses

Au départ, les chercheurs avaient posé l’hypothèse selon laquelle l’héminégligence pouvait être due à une perte d’informations mémorisées à la suite d’une blessure à la tête.

En 1917, Walther Poppelreuter (1886-1939), neurologue allemand, avait observé ce trouble de l’héminégligence chez un certain nombre de soldats blessés à la tête durant la Première Guerre mondiale. Ces patients manifestaient une tendance à ignorer tout ce qui se situait dans leur champ visuel gauche [5].

En 1941, Walter Russel Brain (1895-1966), neurologue britannique, avait noté la description étrange, par l’un de ses patients, du chemin qu’il parcourait entre la station de métro et sa maison. Il situait sur sa droite certains points de repère, comme des magasins ou des statues, qui se trouvaient en réalité sur sa gauche. Cela semblait mettre en doute l’hypothèse d’une perte d’informations mémorisées auparavant, mais accréditait celle d’une perte de mémoire topographique, à savoir l’incapacité d’archiver mentalement les trajets quotidiens, à l’intérieur ou à l’extérieur du domicile [6].

En 1945, deux neurologues britanniques, Andrew Paterson et Oliver Zangwill, demandèrent à un soldat écossais revenu du combat, qui présentait une grave lésion du lobe pariétal droit, de dessiner le plan de Princes Street, la rue principale d’Édimbourg, sa ville natale. Ils eurent alors l’intuition que l’héminégligence était due non pas à un trouble de la mémoire mais à un trouble de la perception et de l’attention [7].

Mais les chercheurs, bien que convaincus de la nature perceptive du trouble, n’eurent pas l’idée que mettront plus tard en œuvre deux neurologues italiens, Edoardo Bisiach et son élève, Claudio Luzzatti, dans une expérience devenue célèbre.

L’expérience de la piazza del Duomo à Milan

En 1978, E. Bisiach et C. Luzzatti menèrent une expérience originale qui permit d’aller plus loin dans l’étude du phénomène d’héminégligence et d’envisager qu’il serait un trouble d’accès à la conscience des données mémorisées [8].

Les chercheurs demandèrent à deux patients, connus respectivement sous les initiales d’I. G. et de N. V. , de décrire de mémoire la Piazza del Duomo à Milan comme s’ils étaient, dans un premier temps, adossés au fronton de la cathédrale, puis dans un second temps, comme s’ils se trouvaient de l’autre côté de la place, face à la cathédrale.

La patiente I. G. était une cadre retraitée de 86 ans qui avait eu un accident vasculaire cérébral sans perte de connaissance le 24 juillet 1977. Le patient N. V. était un avocat de 72 ans qui avait eu un accident vasculaire cérébral le 2 décembre 1977.

Tissu peint représentant un caducée et le visage d’Hermès (fragment, entre 200 et 400)

Les deux patients décrivirent de mémoire et avec de nombreux détails ce qui se trouvait sur leur droite, lorsqu’ils tournaient le dos au Duomo : la galerie commerçante Vittorio Emanuele II, le magasin La Rinascente, etc. , mais ne dirent rien du palais de l’Arengario ni du palais royal, situés à gauche de la place. Quand E. Bisiach et C. Luzzatti leur demandèrent de traverser mentalement la place et de se placer face à la cathédrale, ils décrivirent les deux palais, mais ne dirent rien des points de repères précédents, qui se trouvaient alors sur leur gauche.

Ces psychologues suggérèrent ainsi que l’héminégligence affectait non seulement la perception de l’espace réel autour des patients, mais également leur représentation mentale de l’espace.

Daniela Ovadia, codirectrice du laboratoire Neurosciences et société de l’université de Pavie, en Italie, commenta les résultats de cette expérience : « Ceci livre une première démonstration d’une caractéristique importante de l’héminégligence : jusqu’ici considéré comme simplement lié à l’exploration de l’espace autour de soi, ou de son propre corps, le trouble se manifeste aussi à un niveau exclusivement mental, imaginatif. Les patients, en changeant de perspective, sont capables de “récupérer” les éléments omis dans la première description, ce qui exclut un quelconque problème de mémoire topographique. La disposition de la piazza del Duomo est bien mémorisée dans le cerveau des deux patients, mais selon le point de vue subjectif qu’ils adoptent, ils n’ont pas consciemment accès à une partie des informations » [6].

Selon Patrick Verstichel, neurologue, c’est comme si l’image mentale des patients « était explorée avec le même dispositif cérébral que la scène réelle, et subissait également l’abolition de l’attention portée aux éléments situés sur la gauche du sujet » [9].

La Maison brûle ! , Edvard Munch (1863-1944)

Les frontières entre les processus conscients et inconscients sont instables

Des chercheurs se sont demandé si l’information qui était négligée par les patients pouvait être traitée inconsciemment. Les neuropsychologues John C. Marshall et Peter W. Halligan présentèrent à une patiente atteinte d’héminégligence deux dessins d’une même maison. Sur l’un des dessins, la maison était intacte, sur l’autre, elle flambait sur la partie gauche. La patiente reconnut qu’il s’agissait de maisons, mais déclara que les deux maisons étaient identiques. Cependant, lorsque les chercheurs lui demandèrent de choisir dans laquelle de ces deux maisons elle préférerait vivre, elle choisit la maison qui ne brûlait pas. Des mécanismes inconscients semblaient avoir rendu la patiente capable d’interpréter la signification des flammes sur la maison, liée à une idée de danger, et de la pousser à choisir la maison intacte.

Cette expérience montrait que les patients atteints d’héminégligence seraient capables de perceptions inconscientes dans la moitié de l’espace qu’ils ne perçoivent pas consciemment [10].

Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, dit en 2009 : « Edoardo Bisiach, John Marshall et bien d’autres démontrent que la partie “négligée” de l’image, bien qu’elle ne soit pas rapportée consciemment, est analysée à un haut niveau cognitif : elle active les voies visuelles et sémantiques, et influence les décisions cognitives et motrices » [11].

Un trouble d’accès à la conscience

L’héminégligence est un trouble multifactoriel sur le plan neuropsychologique. Certains patients ne sont pas conscients de leur déficit, c’est ce qui s’appelle l’anosognosie. Le patient peut nier le déficit : par exemple, il affirme qu’il bouge normalement son bras gauche alors qu’il est paralysé, c’est l’anosognosie motrice. Il peut inventer des explications incohérentes : si on lui demande pourquoi il ne se sert pas de son bras gauche, il peut dire qu’il est fatigué ou que ce n’est pas important.

Souvent, il ne compense pas spontanément son trouble, ce qui rend la rééducation plus difficile. Celle-ci se fait sur plusieurs mois : elle « prend la forme d’exercices ludiques, de jeux, de mises en situation, en intérieur comme en extérieur » [12].

Homme aux bras croisés, Paul Cézanne (1839-1906)

L’hypothèse neuropsychologique qui dominait lorsque E. Bisiach et C. Luzzatti publièrent leur article n’a pas été complètement abandonnée : il existerait une sorte de faisceau attentionnel interne qui dirigerait notre intérêt vers un côté ou l’autre de l’espace réel ou imaginaire et qui, dans le cas de l’héminégligence, à cause d’une lésion cérébrale, se déséquilibrerait en faveur du côté droit. Des processus inconscients interviendraient qui permettraient la récupération des éléments omis du côté gauche dans la première description de la Piazza del Duomo, par exemple.

En 2024, les chercheurs disent bien que d’autres études scientifiques sont nécessaires pour comprendre comment le cerveau perçoit, mémorise, restitue l’environnement et construit des images mentales [13].

Albert Moukheiber, psychologue vulgarisateur, conclut ainsi [14] : « Notre discipline est en pleine effervescence et reste en partie à inventer pour être en mesure de prendre en compte notre subjectivité, les relations interpersonnelles, le contexte… et, au-delà, intégrer les autres savoirs pour créer une science inter- et pluridisciplinaire. »

Références


1 | Mesulam M, Principles of behavioral neurology, Oxford Scholarship Online, 1985.
2 | Institut du cerveau, « Paolo Bartolomeo ». Sur institutducerveau. org
3 | Sacks O, L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, et autres récits cliniques, Seuil, 1990.
4 | Cohen L, « La femme qui ne mangeait que la moitié de sa purée », Cerveau & Psycho n° 111, 7 mai 2019.
5 | Poppelreuter W, Disturbances of lower and higher visual capacities caused by occipital damage : with special reference to the psychopathological, pedagogical, industrial, and social implications, Clarendon Press, 1990.
6 | Ovadia D, « Héminégligence : l’expérience de la place fantôme », Cerveau & Psycho n° 82, 19 octobre 2016.
7 | Paterson A, Zangwill O, “Case of unilateral neglect : insights from 50 years of experimental inquiry”, in Classic Cases in Neuropsychology, Presses de psychologie, 1996.
8 | Bisiach E, Luzzatti C, “Unilateral neglect of representational space”, Cortex, 1978, 14 : 129-33.
9 | Verstichel P, « La face cachée du monde », Cerveau & Psycho n° 31, 1er janvier 2009.
10 | Naccache L, Cohen L, « Vivre dans un demi-univers », Sciences Humaines, 1er juin 1999.
11 | Dehaene S, « L’inconscient cognitif : une introduction historique et critique », Collège de France, 6 janvier 2009. Sur college-de-france. fr
12 | Florence DL, « Héminégligence, caractéristiques et traitements », Santé sur le Net, octobre 2022.
13 | Ptak R, Bourgeois A, “Disengagement of attention with spatial neglect : a systematic review of behavioral and anatomical findings”, Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 2024, 160 : 105622.
14 | Moukeiber A, Neuromania, le vrai du faux sur votre cerveau, Allary, 2024.