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Être hors de soi

Publié en ligne le 6 septembre 2005 - Cerveau et cognition -
par Monique Bertaud - SPS n° 267, mai 2005

Les expériences vécues de perturbation du schéma corporel font partie des phénomènes étranges et inquiétants aussi bien pour ceux qui les ressentent que pour leur entourage. Ce qui n’est pas compris semble toujours plus ou moins menaçant et les tentatives d’explication varient en fonction du contexte culturel. Et bien entendu, il faut aussi compter avec l’exploitation de la situation par toutes sortes d’escrocs.

Devant un phénomène bizarre, plusieurs attitudes sont possibles :
 l’effroi, l’agression défensive ou la fuite ou encore le recours à la croyance en l’intervention de puissances supérieures. C’est surtout le cas lorsque les signes sont observables, comme par exemple les mouvements anormaux.
 la négation du phénomène ou la suspicion à l’égard de ceux qui en sont l’objet surtout lorsque la manifestation reste subjective.
 l’analyse pour essayer de comprendre, ce qui aboutit le plus souvent à la maîtrise de la question.

C’est le cas de la lévitation, de la sortie du corps, du dédoublement corporel, du membre fantôme ou de la main étrangère, pour ne citer qu’eux.

Les exemples historiques ne manquent pas, qui, dans un contexte contemporain auraient trouvé une explication rationnelle.

Physiologie succinte

La perception de notre espace intérieur (le corps) est intimement liée à celle de l’espace extérieur et au geste qui est le déplacement de l’un dans l’autre. Nous n’entrerons pas dans les détails car ce qui est important est de comprendre le principe de l’organisation nerveuse de ces processus. Il est en effet très regrettable que la plupart des journalistes abreuvent le public de détails pointus jetés en vrac dans un afflux de mots barbares sans apporter un éclairage de fond sur les questions qu’ils abordent au point que l’on peut se demander si c’est le public ou eux-mêmes qu’ils essaient de convaincre de leur science. Ce qui a pour effet pervers de décourager le public qui cherche à comprendre et qui va garder de la méfiance envers, non pas les journalistes, mais envers la science et les scientifiques. « Ce qui se conçoit bien s’exprime clairement, et les mots pour le dire... » Donc...

Divers systèmes participent à la perception du schéma corporel
 la vision (du corps et du décor)
 les sensibilités tactiles et proprioceptives (positions, étirements musculaires et articulaires, etc..)
 le système vestibulaire de l’oreille interne (gravitation, accélération, espace egocentré 1)
 l’hippocampe (espace allocentré 2).

Les informations qui en émanent convergent vers le cortex pariétal qui est une zone d’intégration. Au cours de leurs trajets, relais et confrontations multiples d’informations sensorielles, le cerveau construit une cohérence. Quand il y a distorsion et perte de cohérence, il émet des hypothèses : illusion (le sujet reste critique) ou hallucination (le sujet adhère à l’hypothèse cérébrale).

Une expérience assez courante est de ne pouvoir savoir si le train dans lequel on attend le départ avance ou si le train voisin recule, tant que d’autres éléments n’interviennent pas comme, par exemple de regarder le quai controlatéral : l’angoisse ou le vertige ressenti cesse aussitôt. Lorsque les trains de jadis secouaient hardiment leurs voyageurs, les informations proprioceptives suffisaient pour faire la différence.

Héautoscopie 3

C’est l’apparition d’un double de soi-même : le sujet se voit, là, devant ou à côté de lui. Le plus souvent il critique ce phénomène qu’il juge anormal. Les montagnards de haute altitude le décrivent en fonction de leurs références culturelles. Pour les alpinistes 4, ce peut être considéré comme un des effets de l’anoxie, mais pour des populations privées d’accès à la connaissance ce peut être la preuve de l’existence d’un ange gardien.

Dans ce cas, l’anoxie touche particulièrement l’hippocampe dont le territoire vasculaire 5 est ce qu’on appelle « un dernier pré », c’est-à-dire « le moins bien arrosé » et plus sensible à une baisse du débit d’oxygène.

Une cause de baisse du débit non plus purement métabolique, mais circulatoire est la migraine due à un spasme vasculaire dans le même territoire. La phase la plus souvent évoquée dans la migraine est la douleur consécutive à la dilatation qui survient en rebond du spasme artériel qui peut donner des signes de souffrance tissulaire. Ces signes dépendent de la zone concernée. Si elle intéresse le territoire choroïdien qui irrigue l’hippocampe, il peut se produire une impression de dédoublement du corps comme aura de crise migraineuse. La répétition, les circonstances et le bilan médical dédramatisent la situation. Mais en fait, les cas sont fréquents où les patients cachent le trouble du schéma corporel par crainte d’être jugés déséquilibrés.

La distorsion peut aussi provenir d’une surstimulation localisée qui induit aussi un déséquilibre informatif, comme par exemple une crise d’épilepsie temporale : le sujet se dédouble mais à l’inverse « de l’ange gardien » évoqué plus haut, c’est souvent le double qui contemple depuis le plafond son corps resté dans le lit. Ce double peut être immobile ou se déplacer.

On conçoit que cette expérience puisse ébranler ceux qui en sont l’objet. Selon leur système de croyance, ils peuvent se déclarer « fous » ou être intimement convaincus d’avoir approché « le détachement de l’âme ». Certaines conduites ascétiques entraînent des perturbations métaboliques dont l’hypoglycémie est la plus connue. Si les circonstances le permettent, l’injection intraveineuse de sérum glucosé hypertonique met fin en quelques secondes à ces expériences « spirituelles ».

Certaines souffrances cérébrales diffuses peuvent également être à l’origine de ce genre de manifestation. Il arrive que des patients ayant été réanimés aient un souvenir confus de l’épisode et, reconstruisant inconsciemment la chronologie des sensations éprouvées, pensent qu’ils sont allés au-delà de la mort, leur âme ayant quitté le corps, alors qu’en fait c’est aux franges du retour à la conscience que les phénomènes se produisent. Les phénomènes lumineux souvent signalés témoignent de manifestations dans les zones occipitales visuelles qui sont aussi vascularisées par les artères cérébrales postérieures.

La lévitation

La lévitation, soit du corps entier, soit d’un membre ressort des mêmes mécanismes. Cette sensation peut survenir au cours de crises d’épilepsie temporale. Le patient dit parfois se sentir dans un ascenseur, mais il peut aussi se dire comme « soulevé du sol ». La plupart du temps, la sincérité du sujet est indiscutable : ce qui a changé au cours du temps est la réaction sociale : combien d’épileptiques jetés au bûcher pour avoir été considérés comme possédés du démon ? Combien d’extases et d’élévations vers le Seigneur auraient été corrigées par un traitement adapté ?

Le membre fantôme

L’illusion des amputés est connue de longue date. Ce n’est pas une hallucination, le patient est conscient du caractère illusoire de ce membre.

Les mécanismes en sont connus grâce à l’étude magnétoencéphalographique 6 du cortex de patients dont le membre manquant se projette sur une autre partie du corps : par exemple, si la stimulation de la peau du thorax déclenche la sensation d’une stimulation de la main manquante, l’enregistrement montre alors en effet l’activation de la zone sensitive de la main en réponse à la stimulation du thorax. Il s’est donc produit une sorte de colonisation de la zone de la main manquante par les fibres en provenance du thorax.

La main étrangère

Le phénomène de la main étrangère ou de la main opposante ou même de la main ennemie est encore plus troublant.

La main étrangère 7 est la main gauche qui, mise dans la main droite (hors de la vue) est identifiée par le patient comme « une main », mais pas comme « sa main ».

La main opposante 8 est la main gauche qui contrarie les actions de la droite : celle-ci veut enfiler des collants, la gauche les enlève au point de les déchirer, la droite ouvre une porte, la gauche la referme, la droite emplit un verre, la gauche le vide. La main droite qui dépend de l’hémisphère gauche qui est celui qui s’exprime. Cet hémisphère s’insurge contre cette situation créée par la main gauche qui dépend de l’hémisphère droit qui ne s’exprime pas et à laquelle il n’a plus accès.

La main ennemie est la main frontale désinhibée qui s’agrippe de façon réflexe à ce qui l’effleure. Le jeune enfant dont le lobe frontal n’est pas encore mature agrippe ce qui effleure sa paume. Ce réflexe archaïque, qui permet au petit singe de s’accrocher à sa mère sautant d’arbre en arbre est inhibé au cours de la maturation. Une souffrance des zones frontales qui perturbe métabolisme neuronal entraîne la réapparition de ce réflexe.

Ces tableaux cliniques de mains étranges sont en relation avec une atteinte du corps calleux qui est le lieu de transfert interhémisphérique. La zone d’intégration pariétale gauche n’est pas atteinte mais privée d’une partie des informations controlatérales. Le pronostic dépend, bien entendu, de la cause étiologique.

Le survol très simplifié de ces questions montre que l’approche scientifique a permis de passer d’un jugement de valeur (négative comme le démon, ou positive comme le signe du ciel) à une démarche thérapeutique parce que rationnelle.

1 L’espace dont le centre est la personne

2 L’espace perçu par projection comme la lecture d’un itinéraire sur une carte par exemple.

3 J. Lhermitte. Les hallucinations, Doin, Paris 1951.

4 A. Berthoz. La décision., O Jacob 2003

5 G. Lazorthes, Vascularisation de l’encéphale, Masson, 1977.

6 J. Lhermitte, Pathologie de l’image de soi. Les hallucinations des amputés. La Presse médicale 1938

7 S. Brion, « Le signe de la main étrangère », Revue neurologique, Paris 1972

8 S. Brion et C.P. Jedynak, Les troubles du transfert inter-hémisphérique, Rapport de neurologie, Congrès de langue française, 1972.
ibid.