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Regards sur la science

Gisements supergéants disparus : le pétrole du Précambrien

Publié en ligne le 5 juin 2015 - Vulgarisation scientifique -

Le pétrole et presque tous les gaz sont liés à l’évolution de la matière organique au cours de l’enfouissement des séries géologiques à des profondeurs de quelques kilomètres (< 6 km). Au-delà, tous les hydrocarbures sont perdus, transformés en graphite (carbone pur) sous l’effet de températures et de pressions trop élevées. Le processus qui conduit à la formation d’un gisement d’hydrocarbures est long et comporte plusieurs étapes. Si l’une d’entre elles manque, le gisement n’a aucune chance de se former. Ce processus, qui s’étend sur des dizaines de millions d’années (Ma), débute par le piégeage et la maturation de la matière organique, surtout planctonique et algaire (c’est-à-dire roches sources ou roches mères), se poursuit par l’expulsion des hydrocarbures vers des roches poreuses et perméables (= roches réservoirs) situées à proximité ou à des centaines de kilomètres. L’étanchéité du réservoir est assurée par le dépôt de couches imperméables (argiles, sels… = roches couvertures). Le processus qui expulse et permet la migration des hydrocarbures est lié, pour l’essentiel, aux structurations ou déformations tectoniques. Et si l’étanchéité n’est pas assurée, les hydrocarbures s’échappent à la surface terrestre, au fond des océans ou dans l’atmosphère (= dysmigration).

Exemple d’un piège pétrolier incomplet : pétrole asphaltisé (matériau noir) dans un affleurement crétacé du Kurdistan irakien. La roche source est Jurassique (180 Ma), ses hydrocarbures formés ont migré lors de la formation des Monts Zagros au Miocène (environ 20 Ma) et rencontré la roche réservoir (ici non étanche) crétacée (70 Ma). L’huile s’est ensuite épanchée à l’air libre (dysmigration) et s’est oxydée pendant 20 Ma en cet endroit.

Le piège pétrolier a fonctionné de nombreuses fois sur la Terre et permis le piégeage d’environ 6 000 milliards de barils 1 (pétrole conventionnel) dont 1 200 ont déjà été extraits, et dont 1 200 à 2 000 seraient encore extractibles. Le rendement du processus est très faible : 50 tonnes de matière organique donneront in fine un litre de pétrole ! En raison du recyclage permanent des bassins sédimentaires par la tectonique, seuls les bassins « récents » (paléozoïques, depuis 541 Ma et surtout mésozoïques, depuis 252 Ma), contiennent des hydrocarbures.

Qu’en était-il avant ? La plupart des bassins ont disparu suite au recyclage par les processus tectoniques et la matière organique était surtout microbienne en ces temps reculés. Des formations et migrations d’hydrocarbures ont cependant été mises en évidence il y a 3,25 Ga (milliards d’années) 2 dans l’Archéen en Australie et il y a 2,45 Ga au Canada. Mais l’un des plus beaux cas est celui d’un gisement supergéant de 5 milliards de barils (qui auraient été récupérables) à partir d’une formation du Paléoprotérozoïque (± 2,1-2,0 Ga) affleurant sur 9 000 km2 près du lac de Onega dans le NO de la Russie, au sud de la Mer de Barents. Cette formation (dite « de Zaonezhskaya ») qui présentait un potentiel de 500 milliards de barils, est épaisse de 800 m et présente des teneurs très élevées de carbone organique (de 0,5 à 98 %, moyenne de 25 %) dans neuf niveaux déposés dans un lagon d’eau saumâtre bordé de volcans apportant les nutriments nécessaires au développement massif des microorganismes. La géochimie isotopique du carbone et du soufre a en effet montré que la matière organique était liée aux cyanobactéries 3. L’activité métabolique de ces dernières a induit un fractionnement isotopique conduisant à une signature caractéristique. Cette matière organique fut partiellement chauffée lors de l’enfouissement (entre 1,0 et 1,4 km) et par l’apport de chaleur lié à la mise en place de roches volcaniques et

magmatiques (pendant le dépôt des neuf niveaux et quelques dizaines de Ma après leur dépôt). Les hydrocarbures ainsi formés migrèrent dans la formation en suivant de petites veines de 0,1-5 cm de largeur liées à un système de failles ou se concentrèrent en lentilles entre des couches. Ils s’y déposèrent sous forme de gouttelettes devenues des pyrobitumes (matériel carboné solide, insoluble, à poids moléculaire élevé) ou continuèrent leur chemin jusqu’à s’épandre en surface au fond d’un bassin lacustre plus récent (lié à une ouverture océanique) où ils furent oxydés. À l’époque il n’y avait donc pas de roche couverture efficace à cet endroit. De plus une grande partie des hydrocarbures fut détruite par des bactéries sulfato-réductrices avant leur épanchement. Mais l’histoire n’est pas finie ! Les pyrobitumes imprégnèrent les sédiments du lac qui furent ensuite érodés et redéposés ailleurs, ce qui dispersa encore plus les hydrocarbures. Cette histoire dura près de 100 Ma depuis le dépôt de la matière organique jusqu’au remaniement ultime des pyrobitumes et fut marquée par la perte d’au moins 5 milliards de barils récupérables sur le total de 500 milliards de barils. Cette matière organique transformée fut ultérieurement métamorphisée 4 il y a 1,8 Ga, lors des cycles liés à la tectonique des plaques et ainsi définitivement cuite à 300-350°C, donnant la fameuse shungite, minéral formé de carbone amorphe pur, provenant de Shunga près du lac de Onega, qui fut utilisé pendant la guerre pour chauffer les locomotives d’une ligne de chemin de fer soviétique…

1 1 baril = 159 litres.

2 La formation de la Terre date de 4,568 Ga ± 0,003 Ga, les premiers organismes « développés » (métazoaires) apparaissent au Cambrien il y a 0,541 Ga ± 1 Ma, les premières bactéries à l’Archéen il y a 3,8 Ga. Le Précambrien est divisé en Hadéen, Archéen et Protérozoïque (divisé en Paléo-, Méso- et Néoprotérozoïque).

3 Les cyanobactéries, appelées autrefois algues bleues, tirent parti, comme le font les plantes, de l’énergie solaire pour synthétiser leurs molécules organiques.

4 Métamorphisme : transformation d’une roche à l’état solide du fait d’une élévation de température et/ou de pression.

Publié dans le n° 311 de la revue


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L' auteur

Alain Préat

géologue et professeur à l’Université Libre de Bruxelles dans le département des Sciences de la Terre et de (...)

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