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Haut potentiel intellectuel : entre mythes et réalités

Publié en ligne le 19 juillet 2023 - Cerveau et cognition -

Le haut potentiel est un thème à la mode, qui ne surprend plus lorsqu’il est évoqué au détour d’une conversation entre amis ou professionnels. Mais cela n’a pas toujours été le cas. J’ai eu l’occasion de suivre ces changements en France et en Belgique en tant que psychologue clinicienne et chercheuse en sciences psychologiques.

L’Enfance de Mozart, Ebenezer Crawford (c.1830-1873)

Cette évolution, nous la devons, entre autres, au psychologue Jean-Charles Terrassier qui a été le premier à parler en France des jeunes à haut potentiel (à l’époque on parlait d’enfants précoces ou surdoués) et à porter leurs voix à travers un des premiers livres grand public sur le thème (Les Enfants surdoués ou la précocité embarrassante, ESF Éditeur, 1989). En France, en Suisse et en Belgique, les associations de parents d’enfants à haut potentiel se sont mobilisées pour mettre en avant leur cause, en particulier dans le monde scolaire. En se fédérant et en criant fort, elle se sont fait entendre. Il faut dire qu’il y a une vingtaine d’années, on ne voyait pas trop pourquoi il fallait mobiliser le système éducatif pour, disait-on, « ces élèves qui avaient déjà plus que les autres » et « qui réussissaient très bien à l’école ».

Aujourd’hui, en France, les jeunes à haut potentiel « font partie des élèves à besoins éducatifs particuliers » reconnus par l’Éducation nationale [1]. Cette reconnaissance par les professionnels de l’éducation est également effective en Belgique [2] et en Suisse [3]. La prise en compte du haut potentiel dans l’accompagnement des adultes est également mieux reconnue.

Des représentations stéréotypées

Toutefois, si le terme « haut potentiel » est maintenant largement connu, l’expression est devenue galvaudée, tant ce qu’on lui attribue comme signification est hétéroclite. En quelques années, nous sommes passés d’un profil de personnes qui réussissent bien à des portraits d’individus plutôt en difficulté avec des modes de fonctionnement distincts des autres. Ces croyances ont la vie dure : les personnes à haut potentiel seraient fréquemment en échec scolaire et ne pourraient pas s’épanouir dans le système ordinaire, elles seraient en mal-être important, elles seraient perfectionnistes, intolérantes à l’injustice, hypersensibles ou auraient du mal à gérer leurs émotions. Ces représentations correspondent aux caractéristiques des stéréotypes : elles sont simplifiées, parfois erronées, mais également bien ancrées.

À l’opposé de cette vision, j’ai encore l’occasion d’entendre lors de formations dans les écoles que le haut potentiel ne serait qu’un effet de mode, une vue de l’esprit ou un artefact culturel. La non-reconnaissance de l’existence même du haut potentiel rejoint d’une certaine manière les résistances d’il y a vingt ans.

Comment éviter de passer d’une vision stéréotypée à une autre sans tomber dans une forme de déni ? Pour dépasser ces « théories intuitives », il nous semble primordial de nous référer à des points de repères fondés scientifiquement.

Vers une définition du haut potentiel

La littérature relative aux théories sur le haut potentiel [4] montre qu’il y a peu de consensus sur sa définition, même si des recoupements existent. De manière très synthétique, les définitions s’organisent autour de l’importance accordée à la conception de l’intelligence et celle accordée au développement du talent (d’un haut niveau de réalisation dans un domaine donné).

Conception de l’intelligence
Les différentes théories sur le haut potentiel vont tout d’abord se distinguer selon la manière dont l’intelligence est considérée. Elle peut être globale (mesurée par un facteur unique comme le facteur G de Spearman [5]) ou multiple. Elle peut faire référence à différentes capacités plus ou moins corrélées entres elles [6, 7]. Elle peut enfin prendre en compte différentes formes d’intelligences : intellectuelle, créative, adaptative, corporelle… [6, 8].

Développement du talent
La définition du haut potentiel se module également en fonction de ce que l’on considère comme important pour comprendre, prédire et accompagner le développement du talent. La question de l’éducation est intimement liée au haut potentiel. En effet, la plupart des modèles théoriques du haut potentiel ont pour objectif de prédire ou de rendre compte de l’atteinte de réalisations remarquables [9]. Ils s’appuient sur différents types d’éléments : les prédispositions de la personne, ses motivations, ou son tempérament, son environnement (famille, enseignants, accès à des cursus spécialisés, etc.), le processus d’émergence du talent (à partir d’une pratique intensive, via des étapes de progrès, etc.), ou encore la démonstration effective de productions remarquables. Selon le modèle considéré, on trouvera un, plusieurs, ou même l’ensemble des éléments.

Un socle commun dans les définitions du haut potentiel
La signification du haut potentiel dépend de la position prise dans cette constellation de théories. Chaque modèle théorique va orienter la conception du haut potentiel selon différents axes : par exemple le considère-t-on comme inné ou acquis, ou encore est-il unidimensionnel ou multidimensionnel ? Le choix d’un modèle ou d’un autre se fera également en fonction de l’objectif visé [10].

Mais au-delà des divergences entre modèles, il importe de souligner que tous incluent la présence de capacités intellectuelles nettement supérieures à la moyenne de la population, même si leurs caractéristiques et leur importance peuvent varier d’un auteur à l’autre [11]. Ces capacités peuvent se rapporter à des registres restreints ou à une estimation générale. Dans le premier cas, il peut être intéressant de repérer une ou plusieurs zones de haute potentialité afin de mettre en lumière le profil de capacités singulier de la personne [12]. Cette perspective est très utile dans le cas des profils intellectuels hétérogènes (voir encadré ci-dessous) fréquents chez les personnes ayant un QI élevé [13].

Les profils intellectuels hétérogènes


Les échelles de Wechsler permettent de calculer différents scores : le QI total et des indices (4 pour la version adulte et 5 pour la version enfant). Dans le langage psychologique, on parle généralement de profil hétérogène lorsque certains de ces indices se distinguent statistiquement des autres. Il arrive aussi que certaines personnes qui obtiennent des résultats très élevés à certains indices de l’échelle d’intelligence de Wechsler ne soient pas considérées comme présentant un haut potentiel si l’on se réfère uniquement au score total (le QI). Dans ces cas de figure, on pourra alors parler, comme le propose la psychologue Isabelle Goldschmidt [1], d’un profil intellectuel comprenant une, voire deux zones de haute potentialité.

Référence
1 | Goldschmidt I, « Haut potentiel ou zone(s) de haute potentialité », in Le Haut Potentiel en questions, Mardaga, 2017, 27-32.

Dans le deuxième cas, on se réfère à une intelligence générale, telle que le facteur G qui fait l’hypothèse de l’existence d’un facteur commun, propre à l’individu, qui influence les performances dans différentes tâches. C’est alors l’usage d’un test d’intelligence permettant de calculer un quotient intellectuel qui va définir le haut potentiel intellectuel. La mesure reposant sur l’intelligence générale est la plus fréquemment utilisée dans le milieu de la recherche et le seuil retenu est souvent celui de 130 de quotient intellectuel (QI). Par définition, le seuil de 130 sépare les 2,2 % meilleurs résultats des personnes du reste de leur classe d’âge.

Rorot Bébé, Jules Flandrin (1871-1947)

Le choix du seuil reste cependant arbitraire et relatif, et cela est particulièrement problématique pour l’accompagnement des personnes à haut potentiel : pourquoi ne pas choisir 125 (les 5 % supérieur de la population) ou 120 (10 % supérieur) ? Une vision du haut potentiel supposant un continuum permet de sortir de ce dilemme : il s’agit alors de voir dans quelle mesure l’estimation de la capacité ou des capacités s’écarte de la norme de référence et, en fonction de ce degré, d’identifier quelles sont les implications potentielles pour la personne [9].

Que nous dit la recherche sur les caractéristiques de cette population ?

Structure et fonctionnement du cerveau
Tout d’abord, les résultats de recherche concernant la structure et le fonctionnement du cerveau chez les personnes à haut potentiel mettent en avant certaines spécificités. Un récent article [14] identifie ainsi trois éléments repérés de manière récurrente dans les études de neuroimagerie (voir aussi [15]).

Une plus grande activation des régions préfrontales et pariétales postérieures est identifiée chez les personnes HPI. Ces zones concourent entre autres à la gestion efficace de l’attention, de la concentration et du traitement de l’information. Ensuite, une plus grande connectivité anatomique et fonctionnelle (capacités de différentes régions à communiquer entre elles) est observée. Enfin, les personnes HPI ont un cerveau un peu plus volumineux, en moyenne.

Ces données sont assez cohérentes avec les caractéristiques du haut potentiel et elles permettent de rendre compte d’une série de compétences cognitives en lien étroit avec les hautes capacités intellectuelles. Ce qui est observé dans le fonctionnement cérébral est de nature quantitative (le reflet d’un continuum) et non qualitative (une catégorie de cerveau à part ou une structure spécifique).

Précocité chez les enfants à haut potentiel
Chez l’enfant, on repère des différences dans la précocité d’apparition de certaines acquisitions. Une étude longitudinale rétrospective [16] montre que les enfants à haut potentiel commencent à marcher de manière autonome vers douze mois, avec deux mois d’avance en moyenne. Ils ont tendance à commencer à manger seuls à la cuillère vers un an alors que les autres enfants le font vers dix-huit mois. En moyenne, c’est vers deux ans que les enfants à haut potentiel peuvent faire du tricycle ou du vélo avec stabilisateur alors que les autres enfants maîtrisent cette compétence à trois ans. Une avance notable du langage, au niveau des premiers mots, des premières phrases, mais aussi de l’apprentissage de la lecture peut également être observée plus fréquemment. Les enfants à haut potentiel se caractérisent donc, en moyenne (ce n’est pas le cas pour tous), par une avance posturo-locomotrice et cognitive assez générale dans leurs premières années de vie.

Une analyse de la littérature scientifique indique clairement que seules les caractéristiques découlant directement du fonctionnement intellectuel peuvent être considérées comme spécifiques au haut potentiel [17]. C’est le cas de la précocité des premiers apprentissages durant l’enfance que nous avons relevée plus haut, ou encore de la capacité à réaliser des performances élevées à des tests d’intelligence.

Assez logiquement, moins le lien est direct entre la caractéristique explorée et les capacités intellectuelles, moins on va retrouver d’association avec le haut potentiel. Ainsi, si l’on s’intéresse à la manière dont les personnes à haut potentiel gèrent leurs émotions au quotidien (compétences émotionnelles), des recherches récentes ne relèvent pas de différence notable avec le reste de la population [18]. Toutefois, une analyse plus ciblée montrerait que dans certains cas les personnes à haut potentiel pourraient, par exemple, rencontrer des difficultés à comprendre leurs propres émotions parce qu’elles auraient tendance à privilégier une analyse cognitive de la situation [19].

Par ailleurs, plus il y a de facteurs qui influencent la caractéristique explorée, moins on a de chance de mettre en lumière un lien important avec le haut potentiel. Par exemple, une précocité dans les apprentissages peut être présente en raison d’une plus forte appétence pour l’acquisition de nouvelles connaissances. À l’inverse, un certain retard peut être observé en raison d’un manque de défi pour les élèves concernés scolarisés en classe ordinaire [9, 20]. De nombreux autres facteurs peuvent aussi influencer les apprentissages scolaires : la qualité du personnel enseignant, le niveau d’adéquation entre la pédagogie et le profil d’apprenant de l’élève, le désintérêt pour les apprentissages qui peut toucher plus généralement les adolescents, des difficultés personnelles…

À contre-courant des stéréotypes

Malgré les nombreuses données scientifiques sur le haut potentiel, la thématique reste empreinte de nombreux stéréotypes. La liste est longue des représentations véhiculées dans les médias et sur Internet : en échec scolaire, inadaptés, hypersensibles, anxieux, dépressifs, dyslexiques. Mais la plupart de ces allégations sont sans fondements (voir par exemple [21], [22] et [23] plus spécifiquement sur l’hypersensibilité).

La formation et la ténacité de ces croyances erronées peuvent être en partie expliquées par des mécanismes bien étudiés en psychologie sociale (voir par exemple [24]). Ainsi, par exemple, les anecdotes nous convainquent souvent mieux que les statistiques, l’information issue de sa propre expérience est privilégiée, le témoignage a un effet persuasif important, l’information concernant la majorité du groupe a tendance à être négligée au profit des caractères distinctifs du cas considéré. En outre, si nous trouvons sans peine des exemples d’un fait, nous présupposons qu’il est répandu (phénomène appelé « heuristique de la disponibilité »).

Ces fausses représentations ont de nombreux effets néfastes. Ainsi, les personnes concernées qui peuvent avoir du mal à se situer entre l’image qu’elles ont d’elles-mêmes et celle qu’elles se font du haut potentiel intellectuel. Par exemple, l’idée que « lorsque l’on est à haut potentiel on réussit sans travailler » peut amener certaines personnes à développer un lourd sentiment d’imposture à porter ou à se désengager des apprentissages [9].

Ensuite, ces représentations peuvent mettre à mal la prise en considération des besoins spécifiques des hauts potentiels. À force d’associer une série d’éléments hétéroclites et non fondés, la crédibilité de l’existence même du haut potentiel et la nécessité de sa prise en compte s’en trouvent minées.

Dans ce domaine où les fausses représentations sont encore nombreuses et tenaces, il importe de se référer aux résultats issus de la recherche afin d’éviter d’enfermer les personnes dans des représentations erronées et de pouvoir les accueillir dans toute leur singularité, en faisant preuve de nuances : hypersensible ou pas, en réussite ou pas, en souffrance ou pas.

Références


1 | Ministère de l’Éducation nationale, « La scolarisation des élèves intellectuellement précoces », septembre 2021. Sur education.gouv.fr
2 | Fédération Wallonie-Bruxelles, « Les implications des hauts potentiels sur la scolarité », portail de l’enseignement, 30 janvier 2023. Sur enseignement.be
3 | Cap intégration, « Le haut potentiel intellectuel », 4 juillet 2022. Sur edu.ge.ch
4 | Dai D, Gauvrit N, « Une brève histoire du haut potentiel », in Psychologie du haut potentiel, De Boeck, 2021, 23-36.
5 | Spearman C, The abilities of man, Macmillan, 1927.
6 | Sternberg RJ, “A triarchic view of giftedness : theory and practice”, in Handbook of gifted education, Allyn and Bacon, 1997, 43-53.
7 | Schneider WJ, McGrew KS, “The Cattell-Horn-Carroll model of intelligence”, in Contemporary intellectual assessment : theories, tests, and issues, The Guilford Press, 2012, 99-144.
8 | Gardner H, Intelligence reframed : multiple intelligences for the 21st century, Basic Books, 1999.
9 | Cuche C, Étude des croyances motivationnelles chez les adolescents à haut potentiel intellectuel : des représentations à dénouer, Presses universitaires de Louvain, 2014.
10 | Dai DY, “Essential tensions surrounding the concept of giftedness”, in International handbook on giftedness, Springer, 2009, 39-80.
11 | Labouret G, « Les enjeux de la définition du haut potentiel entre pratique et théorie », in Psychologie du haut potentiel, De Boeck, 2021, 37-45.
12 | Goldschmidt I, « Haut potentiel ou zone(s) de haute potentialité », in Le Haut Potentiel en questions, Mardaga, 2017, 27-32.
13 | Liratni M, Drey M, « Psychométrie et WISC-IV : quel avenir pour l’identification des enfants à haut potentiel intellectuel ? », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 2007, 55 :214-9.
14 | Ramus F, Gauvrit N, « La biologie du haut potentiel », in Psychologie du haut potentiel, De Boeck, 2021, 137-50.
15 | Ramus F, « Les surdoués ont-ils un fonctionnement cérébral qualitativement différent ? », Ramus méninges, Blogs de Pour la science, 16 août 2018. Sur scilogs.fr
16 | Vaivre-Douret L, « Aspects neuro-développementaux de l’enfant à haut potentiel », in Psychologie du haut potentiel, De Boeck, 2021, 126-31.
17 | Brasseur S, Cuche C, Le Haut Potentiel en questions, Mardaga, 2017.
18 | Brasseur S, « Fonctionnement social et émotionnel », in Psychologie du haut potentiel, De Boeck, 2021, 175-98.
19 | Brasseur S, Les compétences émotionnelles des jeunes à haut potentiel intellectuel, Thèse de doctorat, Université de Louvain, 2013.
20 | Courtinat-Camps A, Expérience scolaire et représentations de soi chez des collégien(ne)s à haut potentiel dans des contextes de scolarisation différenciés, Thèse de doctorat, Université de Toulouse Le Mirail, 2008.
21 | William C et al., “High intelligence is not associated with a greater propensity for mental health disorders”, European Psychiatry, 2003, 66 :E3.
22 |[22] Clobert, N « Le concept d’hypersensibilité », in Psychologie du haut potentiel, De Boeck, 2021, 188-90.
23 | Ramus F, Gauvrit N, « La pseudoscience des surdoués », Ramus méninges, Blogs de Pour la science, 3 février 2017. Sur scilogs.fr
24 | Kahneman D, Thinking, fast and slow, Penguin, 2012.

Publié dans le n° 344 de la revue


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L' auteur

Catherine Cuche

Docteure en sciences psychologiques et de l’éducation. Elle enseigne à l’université de Louvain et à la Haute École (…)

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