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Humilité épistémique et pensée critique

Publié en ligne le 8 juin 2022 - Rationalisme -
Cet article est tiré d’un chapitre de la thèse de Denis Caroti soutenue en janvier 2022 à Aix-Marseille Université et intitulée : « Effets des formations à l’esprit critique sur les croyances et les dispositions épistémiques des enseignants ».

L’approche rationnelle, quand il s’agit de se forger une opinion solide sur un sujet donné, consiste à acquérir des données et être motivé à utiliser sa capacité de raisonnement pour en évaluer leur solidité (rationalité épistémique). Elle est sous tendue par la compétence à évaluer la fiabilité des informations et de leurs sources [1]. Mais cette recherche de preuves n’est pas une garantie en soi, notamment quand les informations reçues conduisent à remettre en cause nos perceptions sensorielles, nos souvenirs, nos idées, préjugés ou croyances. Elle doit donc s’associer à une certaine humilité intellectuelle s’attachant à critiquer et remettre en cause notre capacité de jugement elle-même (on parlera d’« humilité épistémique »).

Faire preuve d’humilité intellectuelle

On peut définir cette humilité en lui opposant certaines attitudes mentales perçues comme négatives dans leur démesure : l’arrogance, la fierté, la vanité, l’égotisme ou l’hyper-individualisme [2]. En conséquence, être intellectuellement humble consisterait à ne pas adopter ce type d’attitude. Mais nous pouvons aussi adopter une définition positive en la décrivant comme une vertu intellectuelle. Pour reprendre la définition classique des vertus selon Aristote [3], il s’agirait d’une moyenne entre deux pôles, l’un se caractérisant par le défaut de vices, l’autre par l’excès. La liste des premiers est longue, vanité et arrogance marquant sans ambiguïté cette carence d’humilité.

À l’inverse, la modestie exacerbée et le manque de ténacité et de confiance dans ses propres capacités sont des formes de dévalorisation permanente qui marquent l’excès d’humilité : ne pas être capable de reconnaître ses véritables forces et succès, abandonner tout courage intellectuel à défendre ses idées à la moindre opposition, penser que notre jugement est continuellement biaisé et ne nous conduit qu’à l’erreur, que nos opinions ne valent et ne vaudront rien, etc. Cette dernière manière de considérer l’humilité intellectuelle dans ce qu’elle peut avoir d’excessif est par ailleurs très proche de ce que décrit la tradition chrétienne [4].

Allégorie de la Vanité, suiveur de Pieter Brueghel (c.1650)

Dès lors, il s’agit de prendre en compte nos capacités ainsi que les limites cognitives qui nous rendent faillibles [5]. En écartant ses éléments négatifs, on préférera définir l’humilité intellectuelle comme une motivation à bien calibrer la confiance en soi et en la manière de percevoir, de mémoriser, de réfléchir et de mener des raisonnements.

C’est donc une sorte de confiance au sens de l’évaluation de la fiabilité des processus nous permettant de former et de réviser nos opinions. Le penseur critique qui possède cette vertu sera, par conséquent, motivé et apte à reconnaître les conditions dans lesquelles ses capacités intellectuelles pourront correctement fonctionner, et celles où elles risquent d’être malmenées. C’est ainsi le cas de situations où les données sont insuffisantes, où l’argumentaire proposé utilise un vocabulaire obscur et des raisonnements alambiqués, où un effet de groupe peut amener à changer d’avis indûment, etc. Dans la mesure où notre confiance dans nos capacités à inférer, conclure, juger ou prendre une décision est affaiblie, la prise de recul, voire une suspension du jugement, sont parfois nécessaires et même conseillées dans ces situations d’incertitude et de manque de fiabilité des informations.

Humilité intellectuelle et degré de confiance dans ses raisonnements

Être humble intellectuellement consiste aussi à remettre en question nos croyances et connaissances face à des éléments nouveaux et pertinents. En effet, si je suis capable de bien ajuster ma confiance en mes capacités, je serai en mesure de pouvoir changer d’opinion plus facilement à la lumière de nouvelles informations. Cet ajustement de notre confiance en nos propres jugements a fait l’objet d’un grand nombre d’études dans le domaine de la métacognition (c’est-à-dire l’étude de nos capacités à réfléchir et évaluer nos propres pensées et comportements) [6]. Elles ont permis d’identifier et de définir la « sensibilité métacognitive » d’un individu, c’est-à-dire sa capacité à bien identifier ses succès et échecs cognitifs et à calibrer le degré de confiance qu’il accorde à ses propres raisonnements [7].

Il est possible d’étudier et d’évaluer cette sensibilité de manière rétrospective (en s’intéressant à une tâche déjà réalisée) ou prospective (une tâche à venir). La confiance dans son raisonnement (et donc les conclusions que l’on en tire) peut être excessive ou déficitaire. Dans le premier cas, deux effets possibles sont bien décrits dans la littérature scientifique : l’« effet Dunning-Kruger » (tendance des moins qualifiés dans un domaine à surestimer leurs compétences 1) [8] et l’« illusion de profondeur explicative » (tendance à penser que l’on comprend des phénomènes complexes avec beaucoup plus de précision, de cohérence et de profondeur que ce qu’on comprend réellement) [9].

Sur un autre plan, un faible niveau de compétences métacognitives générales permet d’expliquer l’incapacité de certains individus à changer d’opinion malgré les évidences opposées. Plus grave, cette résistance à reconnaître ses erreurs et à maintenir une opinion sans fondement est un facteur potentiel de radicalisation [10].

Incertitude et capacité à changer d’avis

Un autre facteur qui participe au mauvais ajustement de la confiance dans nos raisonnements est l’incertitude vis-à-vis de nos connaissances et leur remise en question. Elle a été évaluée par une étude sur l’influence des conseils d’autrui sur le changement d’attitude [11]. Les sujets devaient répondre à des questions de culture générale puis étaient invités à les reconsidérer suite aux suggestions plus ou moins différentes apportées par d’autres personnes. On a pu constater que plus les suggestions étaient proches de la réponse donnée initialement, plus les sujets avaient tendance à la modifier. De même, plus les sujets s’estimaient compétents, plus ils conservaient leurs réponses initiales et négligeaient les suggestions faites, quel que soit leur degré de proximité. Par contre, lorsque les sujets ne s’estimaient pas très compétents (en grande incertitude donc), leur changement d’opinion intervenait sans rapport avec le niveau de divergence de la suggestion.

On retrouve cette tendance à changer d’avis en situation d’incertitude chez de très jeunes enfants, ce qui confirme le rôle de la confiance en soi dans le changement d’opinion [7]. D’autres travaux ont par ailleurs permis d’évaluer le mouvement inverse, c’est-à-dire l’effet de la capacité à changer d’avis sur l’humilité intellectuelle. Il est apparu que la capacité à restructurer spontanément ses connaissances, à faire preuve de souplesse intellectuelle et à se remettre en question face à des situations nouvelles ou changeantes était corrélée à l’humilité intellectuelle. En d’autres termes, plus grande est notre flexibilité mentale, meilleure est notre humilité intellectuelle [12, 13]. D’autre part, la flexibilité mentale est inversement corrélée à des prises de positions radicales : être exagérément confiant dans ses propres croyances mène à un extrémisme idéologique [14].

Humilité intellectuelle et éducation à l’esprit critique

Cette aptitude à se remettre en question, qui peut conduire à changer d’opinion, est un effet direct de l’humilité intellectuelle qui joue alors le rôle de régulateur de la confiance en soi. Celle-ci, correctement ajustée à nos capacités cognitives et à leur fiabilité, constitue un point essentiel pour exercer son esprit critique [7] et permet d’éviter le dogmatisme et l’immobilisme de la pensée : on ose changer d’avis, même si cela peut être perçu, à tort, comme une faiblesse, un manque de cohérence ou de conviction, et on accepte plus facilement l’incertitude. Dans le cas contraire, le risque est double : une certitude totale est le terreau fertile de certains biais cognitifs car elle fige l’opinion et accentue la sur-confiance, alors qu’une incertitude excessive nous entraîne dans un doute disproportionné et stérile. Car un doute extrême peut conduire à ne jamais faire confiance à autrui et à son opinion, à ne jamais reconnaître les raisons d’accepter ou de refuser une affirmation. Sans critères valides de décision, tout se vaut, croyances, opinions ou connaissances.

Petit mais têtu, Wilhelm Busch (1832-1908)

Dans le champ de l’éducation à l’esprit critique dans les établissements scolaires, l’humilité intellectuelle s’exerce par des activités mettant en lumière les limites et biais cognitifs des élèves, avec l’utilisation des illusions perceptives notamment. Il est alors primordial de bien évaluer les enjeux de ces activités qui peuvent ébranler la confiance qu’ont les élèves dans leurs propres capacités et dans celles des autorités légitimes en termes de transmission des connaissances, si elles se focalisent uniquement sur les failles du raisonnement et des perceptions. L’objectif de ces activités va au-delà du constat que nos sens sont faillibles et que nos capacités cognitives sont limitées. Elles ne constituent qu’une étape pour faire découvrir et mettre en pratique des méthodes robustes et fiables de tri de l’information, d’évaluation de la qualité des sources, des preuves et des arguments auxquels nous sommes confrontés dans les différents domaines et temps de notre vie. Savoir évaluer quand on sait et quand on ne sait pas est une double attitude réflexive qui doit être cultivée dans le champ de l’éducation à l’esprit critique.

Références


1 | Caroti D, « Le niveau d’étude peut-il aggraver les préjugés ? », SPS n° 338, octobre 2021.
2 | Roberts RC, Woods JC, Intellectual Virtues : an Essay in Regulative Epistemology, Oxford University Press, 2009.
3 | Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 6, 1107.
4 | Massie A, « Recherche philosophique et humilité chrétienne dans la prédication de saint Augustin », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2013, 97 :213-41.
5 | Zmigrod L et al., “The psychological roots of intellectual humility : The role of intelligence and cognitive flexibility”, Personality and Individual Differences, 2019, 141 :200-8.
6 | Fleming SM, Lau HC, “How to measure metacognition”, Frontiers in Human Neuroscience, 2014, 8.
7 | Pasquinelli E, Bronner G, « Éduquer à l’esprit critique : bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement et la formation », Réseau Canopé, Conseil scientifique de l’Éducation nationale, 2020.
8 | Kruger J, Dunning D, “Unskilled and unaware of it : how difficulties in recognizing one’s own incompetence lead to inflated self-assessments”, Journal of Personality and Social Psychology, 1999, 77.
9 | Rozenblit L, Keil F, “The misunderstood limits of folk science : an illusion of explanatory depth”, Cognitive Science, 2002, 26.
10 | Rollwage M et al., “Metacognitive Failure as a Feature of Those Holding Radical Beliefs”, Current Biology, 2018, 28 :4014-21.
11 | Yaniv I, “Receiving other people’s advice : Influence and benefit”, Organizational Behavior and Human Decision Processes, 2004, 93 :1-13.
12 | Martin M, Rubin R, “A New Measure of Cognitive Flexibility”, Psychological Reports, 1995, 76 :623-6.
13 | Yaniv I, “Receiving other people’s advice : Influence and benefit”, Organizational Behavior and Human Decision Processes, 2004, 93 :1-13.
14 | Ortoleva P, Snowberg E, “Overconfidence in Political Behavior”, American Economic Review, 2015, 105 :504-35.

1 Cet effet se manifeste aussi pour les plus compétents, mais à l’inverse, ils ont tendance à se sous-estimer. En revanche, ils s’évaluent plus compétents (et à juste titre) que les moins compétents.

Publié dans le n° 339 de la revue


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L' auteur

Denis Caroti

Enseignant de physique-chimie, formateur et docteur en philosophie sur la formation à l’esprit critique (2022). (...)

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