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Était-ce mieux avant ?

Idéaliser le passé pour affronter le futur ?

Publié en ligne le 31 août 2019 - Rationalisme -

Le monde va de plus en plus mal et c’était mieux avant. Ce sentiment est très répandu dans l’opinion publique. Mais est-il fondé ? Bien sûr, si on compare notre situation à celle du XIXe siècle ou des siècles précédents, la plupart d’entre nous savent que la famine et les épidémies étaient fréquentes, que l’espérance de vie était réduite et que les conditions d’existence étaient bien difficiles pour la plupart des habitants. Et malgré une certaine idéalisation d’une vie « plus proche de la nature », les conditions des agriculteurs et de leurs familles étaient bien pire (voir l’article d’André Fougeroux, « La protection des cultures : était-ce vraiment mieux avant ? »). De façon très imagée, le journaliste suédois Johan Norberg compare les conditions de vie dans son pays il y a cent cinquante ans à celles de la moyenne des pays de l’Afrique sub-saharienne d’aujourd’hui : il remarque que la Suède était alors plus pauvre que ces pays aujourd’hui, que la population souffrait davantage de sousalimentation chronique et avait une espérance de vie moindre, et que la mortalité infantile était supérieure ([1]p. 19).


Le jardin d’Eden,
Erastus Salisbury Field (1805-1900)

Le monde aujourd’hui et l’héritage des Lumières

En ne considérant que les trente ou cinquante dernières années, et si l’on examine quelques indicateurs statistiques relatifs, par exemple, à la santé, à la pauvreté, à l’éducation, aux maladies ou à l’alimentation, on constate une amélioration (voir l’article « C’était mieux avant… vraiment ? »).

Dans son livre Le triomphe des Lumières [2], Steven Pinker, professeur de psychologie à l’université Harvard, attribue cet état de fait à l’héritage du siècle des Lumières et plaide pour cette approche humaniste alliant l’usage de la science et de la raison pour la conduite des affaires et le progrès de l’humanité (voir la note de lecture de Franck Ramus, « Steven Pinker et le triomphe des Lumières »).

Précisons que le constat que « ce n’était pas mieux avant » ne vaut pas forcément pour tous et partout dans le monde, qu’il ne rend pas la situation présente plus acceptable pour ceux qui souffrent et ne justifie en rien l’existence d’injustices ou d’inégalités. Bien entendu, il n’affirme pas non plus que le progrès s’est fait grâce à (ou malgré) tel ou tel système politique ou économique et n’écarte pas la possibilité que les choses pourraient aller bien mieux avec une organisation économique ou politique différente (voir le point de vue d’Antoine Pitrou, « Quelques critiques à l’ouvrage de Steven Pinker »).

La perception du public

La perception du public, au moins celui des pays riches, est tout autre. La fondation Gapminder est une association qui se donne pour objectif de mettre à disposition gratuitement des données et des ressources pédagogiques pour combattre « des idées fausses dévastatrices sur le développement mondial » [3]. Dans une enquête menée en 2013 au Royaume-Uni [4], elle confirme ce décalage. Par exemple, seulement 30 % des personnes savent que l’espérance de vie a maintenant atteint 70 ans à l’échelle de la planète, alors qu’ils sont 33 % à penser que c’est 60 ans et 23 % que c’est 50 ans ou moins. D’une façon générale, si l’on en croit une étude de l’association YouGov [5], le sentiment qui prévaut est que le monde va de moins en moins bien (pour 58 % des personnes interrogées dans 17 pays, dont la France).


Peut-on réduire l’état du monde à un indicateur statistique ?

L’ouvrage de Steven Pinker a suscité de nombreuses discussions et certaines se sont focalisées sur la mesure d’un indicateur en particulier, celui relatif à l’extrême pauvreté. Pour l’un de ses détracteurs [1], cet indicateur construit autour du seuil de 1,90 dollar par jour n’est pas adapté car ce niveau serait trop bas et ne permettrait pas de vivre d’une façon suffisante au regard des besoins fondamentaux de l’être humain. Il oppose un seuil de 7,40 dollars par jour et indique alors que le nombre total de pauvres dans le monde augmente régulièrement en valeur absolue dans les années 1980–1990 et ne commence à diminuer que très progressivement à la fin des années 2000. Par ailleurs, il ajoute que, selon la FAO, le nombre de personnes en sous-alimentation chronique a augmenté, toujours en valeur absolue, passant de 804 à 821 millions entre 2016 et 2017 [2].

Steven Pinker, de son côté [3], met en avant la source de données (celles de la Banque mondiale) et la méthodologie très détaillée mise en œuvre autour de cet indicateur [4], et affirme que  « toute la distribution a été modifiée, de sorte que la tendance est identique » où que vous placiez le seuil. Ajoutons qu’une augmentation en valeur absolue doit être rapportée à une population en augmentation pour calculer la proportion et juger de l’évolution. Ainsi, en ce qui concerne la sous-alimentation chronique, la proportion est passée de 23,2 % en 1990–1992 à 14,9 % en 2010–2012 [5], et les 821 millions de 2017, rapportés à une population de 7,6 milliards d’habitants, représentent 10,8 %.

Mais surtout, Pinker souligne que  « la baisse drastique de l’extrême pauvreté est corroborée par des mesures du bien-être autres que le revenu, en corrélation avec la prospérité, telles la durée de vie, la mortalité infantile, la mortalité maternelle, l’alphabétisation, l’éducation de base, la sous-alimentation et l’accès aux biens de consommation tels que les vêtements, les téléphones ou même la bière, qui se sont tous améliorés. »


Références

1 Hickel J, “A letter to Steven Pinker (and Bill Gates, for that matter) about global poverty”, 4 février 2019. Sur jasonhickel.org

2The State of Food Security and Nutrition in the World”, FAO, 2018. Sur fao.org

3Is the world really getting poorer ? A response by Steve Pinker”. Sur whyevolutionistrue.wordpress.com

4 Roser M, Ortiz-Ospina E, “Global Extreme Poverty”. Sur ourworldindata.org/extreme-poverty

5 United Nations, “We can end poverty, millennium development goals and beyond 2015. Goal 1 : eradicate extreme poverty and hunger”, fact sheet. Sur un.org

Au-delà de raisons objectives, nos propres biais cognitifs jouent un rôle dans la manière dont nous percevons le monde, comme le soulignent Steven Pinker et Johan Norbert dans leurs ouvrages. Daniel Kahneman et Amos Tversky [6], pionniers de l’économie comportementale, mettent ainsi en avant l’ « heuristique de disponibilité » selon laquelle nous fondons nos évaluations d’abord sur les informations facilement disponibles dans notre mémoire, au détriment de la recherche de données empiriques plus factuelles et plus complètes : plus un incident est mémorable, plus il nous apparaîtra probable. Par exemple, pour les deux psychologues,  « les estimations de cause de la mort sont déformées par la couverture médiatique […], elle-même […] biaisée pour mettre en avant la nouveauté et le caractère poignant » ([6]p. 170). Et justement, le spectaculaire et le dramatique suscitent une abondante couverture médiatique, alors que les trains qui arrivent à l’heure n’intéressent personne. Un avion qui s’écrase fera la une des journaux alors que, comme le note Johan Norberg déjà cité,  « le plus impressionnant, c’est que 40 millions d’avions décollent chaque année et qu’ils atterrissent presque tous sans problème ». Cela ne tient pas uniquement à une sorte de déformation journalistique, mais aussi à une attente de notre part, à une plus grande sensibilité aux mauvaises nouvelles que nous aurons tendance à analyser plus en détail [7]. Reste qu’un travail journalistique complet pourrait inclure une remise en contexte avec l’apport de statistiques complémentaires. D’autres biais entrent en ligne de compte [6] : notre tendance à traiter le peu d’informations dont nous disposons sur un sujet comme s’il n’y en avait pas d’autres, le renforcement de nos croyances quand elles sont partagées par la communauté qui nous entoure, etc.

American Gothic
American Gothic, Grant Wood (1891-1942)

Que sera demain ?

Le passé ne présage pas du futur. Il se peut que demain soit pire qu’aujourd’hui. Steven Pinker et la plupart de ceux qui refusent la vision d’un passé idéalisé s’accordent à reconnaître que des risques majeurs se présentent à nous, en particulier ceux liés aux conséquences du changement climatique. Les défis auxquels font face nos sociétés sont nombreux et très souvent interdépendants, avec, par exemple, la nécessité de nourrir près de dix milliards de personnes en 2050 (voir les articles d’Hervé Le Bras « Combien serons-nous en 2050 ? Le miroir de la prévision démographique  » et de Léon Guéguen « Nourrir durablement dix milliards de personnes »).

Sur de tels sujets, il importe néanmoins de fonder notre analyse sur les faits les plus objectifs et non sur des hypothèses influencées par l’idéologie, ou sur des modèles obsolètes, sur les peurs et les fausses informations, ou sur des vues apocalyptiques qui seraient purement spéculatives. Pour affronter ces difficultés, l’humanité se doit de faire appel à la raison et à la connaissance.


Références

1 Norberg J, Non, ce n’était pas mieux avant, dix bonnes raisons d’avoir confiance en l’avenir, Plon, 2017.

2 Pinker S, Le triomphe des Lumières, Les Arènes, 2018.

3 Le site de la fondation Gapminder : gapminder.org

4 Gapminder Foundation, “Highlights from Ignorance survey in the UK”, 3 novembre 2013. Sur gapminder.org

5Is the world getting better or worse ?”, in : Politics & current affairs, YouGov Daily, 8 janvier 2016. Sur yougov.co.uk

6 Kahneman D, Système 1, Système 2 : les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2013.

7« Le biais de négativité », Dictionnaire sceptique. Sur sceptiques.qc.ca/dictionnaire


Thème : Rationalisme

Mots-clés : Histoire