Accueil / Un monde fou, fou, fou... / L’expérience de Stanford : science ou cinéma ?

L’expérience de Stanford : science ou cinéma ?

Publié en ligne le 11 avril 2019 - Psychologie -

En 1971, une expérimentation psychologique fascinante avait été conduite par le professeur de psychologie Philip Zimbardo dans les sous-sols de la prestigieuse université californienne Stanford, à Palo Alto. Elle portait sur les effets des conditions carcérales. Zimbardo avait défini ainsi son objectif :  « Nous voulions savoir ce que le fait de devenir prisonnier ou gardien de prison produit au juste comme effets sur le comportement et sur le psychisme. » [1]

À la fin de l’expérience, alors que les sujets avaient cessé de faire la distinction entre le rôle qui leur avait été attribué et leur identité personnelle, il dira :  « Nos gardiens semblaient se délecter de ce qui avait été décrit comme “l’aphrodisiaque ultime du pouvoir” : harceler et humilier les prisonniers sans aucune incitation à le faire. » Il avait donc d’après lui atteint son objectif : en quelques jours transformer de jeunes hommes équilibrés et en bonne santé en véritables loques ou en gardiens zélés et sadiques, selon le rôle qu’on leur attribuait dans un univers carcéral expérimental calqué sur l’univers carcéral réel. L’hypothèse de Zimbardo était proche des thèses de Rousseau, l’homme est bon par nature, c’est la société qui le pervertit :  « Nous sommes naturellement bons, c’est notre environnement qui nous pousse à la violence. » Zimbardo voyait dans ses recherches une démonstration du pouvoir des situations sur les dispositions individuelles.

Nous avions décrit cette expérience en 2015 dans un article intitulé « Le diable est-il en chacun de nous ? » (voir encadré).

En 2018, quelles ne furent pas notre surprise et aussi, il faut le dire, notre déception de découvrir dans le livre de Thibault Le Texier, chercheur en sciences sociales, intitulé Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford [2], une critique exhaustive de cette expérience à laquelle beaucoup avaient cru jusque-là. En avril 2018, dans une interview pour Contretemps, intitulée « Anatomie d’une fraude scientifique : l’expérience de Stanford », Grégory Salle avait posé cette question à Le Texier :  « Avant d’être l’histoire d’un mensonge, d’une fraude scientifique, le livre est l’histoire d’une déception : la tienne. Ton intention de départ n’était pas de faire un livre critique, mais un documentaire sinon bienveillant, du moins réellement intéressé par cette “expérience”. Peux-tu revenir là-dessus ? Quel est ton état d’esprit quand tu te rends à Stanford pour y dépouiller les archives ? Nourris-tu déjà quelques doutes, même vagues, ou pas encore ?  » Le Texier avait répondu :  « Oui, c’est vrai, au début j’ai pris l’expérience pour argent comptant. Elle était très crédible : elle était validée par le monde académique depuis quarante ans, elle était reprise abondamment dans les médias. »

Selon Le Texier, l’expérience de Stanford relèverait davantage du cinéma que de la science et friserait l’imposture.

The Stanford Prison Experiment, de Kyle Patrick Alvarez
Capture d’écran de la bande-annonce du film

Le contexte sociologique

Dans le contexte des années 1970-71 à Stanford, Zimbardo considérait que la psychologie ne devait plus se contenter d’expliquer le monde, mais devait le transformer et, en l’occurrence, améliorer les conditions d’existence du monde carcéral. En 1992, dans une lettre, il décrivait ainsi cette période :  « C’était une époque de troubles sociaux, de manifestations anti-Vietnam sur les campus, de montée du Black Power, des hippies, de l’amour libre et des styles de vie alternatifs. C’était une époque où on questionnait les valeurs traditionnelles et les effets contraignants des structures sociales sur les individus [...] La prison était un sujet à la mode en 1971 parce que des Noirs, comme George Jackson, se proclamaient “prisonniers politiques” d’un système d’oppression raciste et fasciste. Les prisons étaient aussi un lieu où étaient détenus des militants des droits civiques et anti-guerre, qui n’étaient pas des criminels et dont c’était la première infraction. Le passage derrière les barreaux de tant de gens éduqués de la classe moyenne et de tant d’écrivains doués dénonçant par la suite les conditions de vie carcérales dégradantes a conduit à une prise de conscience nationale à ce moment-là. » [3]

Zimbardo n’était pas un militant dans l’âme, mais en 1975 il expliquera ainsi son implication :  « c’est mon audition devant le sous-comité de la Chambre des représentants pour la réforme des prisons (le 25 octobre 1971) qui m’a vraiment fait passer du statut de psychologue social universitaire à celui d’avocat du changement social. » [4]

C’est dans la foulée qu’il mit sur pied l’expérience dite de Stanford. Le Texier remarque que Zimbardo a cherché dès le départ  « à lier son expérience à des événements historiques, comme pour en asseoir la véracité et en accroître la puissance explicative » 1.

L’ouverture des archives de Stanford en 2011

Le Texier s’est interrogé sur la validité scientifique de l’expérience et en a démonté les biais méthodologiques en analysant méthodiquement les archives conservées à Stanford et ouvertes depuis 2011. Elles comportent une quinzaine de boîtes contenant les dossiers des candidats, les enregistrements audio et vidéo de l’expérience (filmés en caméra cachée), les notes prises jour après jour par Zimbardo et ses assistants, les rapports des gardiens, les questionnaires remplis par tous le dernier jour de l’expérience. Le Texier dit avoir commencé à s’intéresser à l’expérience en juin 2013 lorsqu’il est tombé par hasard sur une conférence TED 2 donnée quelques années plus tôt par Zimbardo et s’être plongé ensuite dans les archives. Ses conclusions sont sévères.

Meneurs de l’émeute de 1954 au pénitencier d’État du Missouri
© Archives de l’État du Missouri

Le diable est-il en chacun de nous ?

L’expérience de Stanford fut réalisée en 1971 avec 24 étudiants volontaires. Philip Zimbardo avait fait passer cette annonce dans le journal local :  « Recherchons étudiants masculins pour étude psychologique de la vie carcérale contre 15 $ par jour. Devrait durer deux semaines. » Il obtint 70 réponses. Après plusieurs tests psychologiques et physiques, il retint 24 participants, issus de différents milieux sociaux et culturels, tous étudiants en psychologie. Les rôles de gardiens et de prisonniers leur furent attribués au hasard : 9 prisonniers, 9 gardes et 6 remplaçants.

Elle se déroula dans le sous-sol du département de psychologie de l’université Stanford. L’aspect physique de la prison fut fidèlement reproduit : cellules de 5 m² avec barreaux et serrures, tours de garde des surveillants, etc. La hiérarchie fut établie, le directeur de la prison était P. Zimbardo lui-même.

L’aspect psychologique de la prison fut minutieusement étudié. Les gardiens reçurent un uniforme et tout l’équipement destiné à signifier leur pouvoir, mais on leur interdit d’utiliser la violence physique. Les prisonniers furent arrêtés chez eux à l’aube en présence des voisins, fouillés, menottés. Dans la rue, les policiers leur lurent leurs droits. Puis ils furent emmenés en fourgon cellulaire, enchaînés et enfermés dans une cellule.

Prisonniers et gardiens s’adaptèrent si rapidement aux rôles qu’on leur avait assignés, comportements sadiques et vexatoires des gardiens, révoltes et mutineries des prisonniers dont certains craquèrent, que P. Zimbardo mit fin à l’expérience au bout de six jours (au lieu de 15) sur l’insistance de sa collègue, Christina Maslach, la seule personne qui s’opposa pour des raisons morales à sa poursuite. Lui-même s’était pris au jeu du pouvoir.

Description de l’expérience faite dans SPS n° 314, octobre 2015.

Un protocole biaisé

Le Texier remarque que dans toute expérience scientifique, il est nécessaire que les hypothèses soient cachées aux sujets pour ne pas fausser les résultats. Or, dans l’expérience de Stanford, les candidats, dont plusieurs étaient des élèves de Zimbardo, en connaissaient l’objectif. Ils savaient d’entrée de jeu qu’il s’agissait de démontrer la toxicité de la prison, comme l’avait dit Zimbardo dans l’annonce destinée à recruter des volontaires et comme il le répétera dans son livre L’effet Lucifer, en 2013 3. Par comparaison, le but annoncé de l’expérience de Milgram sur la « soumission à l’autorité », à laquelle celle de Stanford a été souvent comparée, était de tester la mémoire [5]. Les candidats de Zimbardo avaient à cœur que l’expérience réussisse, partageaient sans doute la thèse de leur professeur sur l’influence de l’environnement sur l’individu, et cherchaient à se conformer aux stéréotypes du gardien et du prisonnier [6].
Le Texier souligne également un manque de réalisme et un protocole bancal à cause notamment de l’homogénéité sociologique des sujets, étudiants blancs sans histoire, tous en bonne condition physique et mentale, tous étudiants en licence de psychologie, ce qui n’est représentatif ni de la jeunesse américaine, ni de la population en général, ni de celle d’une prison.

Quinn McNemar, professeur de psychologie et de statistique à Stanford, avait émis, en 1946, cette critique de l’expérimentation en psychologie sociale en général, rapportée par Le Texier :  « La science actuelle du comportement humain n’est en fait que la science du comportement des étudiants en deuxième année, et en particulier des étudiants en psychologie. » Robert Rosenthal, psychologue américain, professeur à l’université de Californie à Riverside, avait ajouté en 2009 :  « McNemar a été trop généreux. Notre science ressemble souvent plutôt à la science des étudiants en deuxième année qui se sont portés volontaires pour nos recherches et qui se sont présentés à leur rendez-vous avec l’expérimentateur. »

Un mensonge

Plus grave, Zimbardo avait inventé un mensonge pour accréditer la thèse selon laquelle la prison rend tout individu mauvais. En effet, Zimbardo a toujours prétendu qu’il n’avait pas donné d’instructions aux sujets pour leur dire comment ils devaient se comporter en tant que gardiens et en tant que prisonniers.  « Les gardiens dressèrent leur propre liste de règles » at-il répété dans toutes ses communications du début à la fin. Il avait affirmé dans le premier et le plus complet article scientifique consacré à l’expérience :  « aucun des deux groupes n’a reçu la moindre formation pour assumer son rôle. » [7]

Au contraire, d’après les archives de l’expérience ouvertes en 2011, Zimbardo et ses assistants, étudiants en thèse, étaient guidés par un ancien détenu, Carlo Prescott, qui avait fait sept ans à la prison de Vacaville pour vol à main armée. Celui-ci apportait son expérience en tant que consultant et intervenait en permanence par des suggestions qui induisaient les comportements des sujets. Investi du double rôle de directeur de la prison et d’expérimentateur, Zimbardo instruisait les gardiens de la façon dont ils devaient créer un environnement oppressant, calqué sur celui d’un camp d’entraînement militaire plus encore que sur celui d’une prison, en leur disant par exemple :  « Si tu n’es pas assez dur, tu vas faire échouer l’expérience, et on ne pourra pas aller devant les médias dénoncer les prisons. »

Dans les archives sonores, on entend Jaffe, le gardien-chef, un des étudiants de Zimbardo, exhorter l’un des gardiens :

 « – On a remarqué ce matin que t’avais pas vraiment mis la main à la pâte [...] mais on veut vraiment que tu sois actif et impliqué [...] Il faut que t’essaies d’avoir ça en toi.

– Je ne sais pas si je vais y arriver [...].

– Parce que si on veut que ce truc ressemble à une prison, ce qui est notre objectif...

– Ouais

– …ben ça dépendra beaucoup du comportement des gardiens [...] J’ai donné un cours là-dessus ce dernier semestre [...] l’idée c’est de faire quelque chose qui est censé copier aussi fidèlement que possible ce qui existe. Autrement dit, on veut voir ce que ça fait aux gens ordinaires qui sont innocents, et on sait que c’est pas joli. C’est ce qu’on essaie de trouver. Et avec un peu de chance, ce qui va ressortir de cette étude, ce sont des propositions de réforme très sérieuses [...] c’est ça notre but. »

Prison du bout du monde à Ushuaia, 2007
© Luis Argerich, Wikimédia

De même, l’équipe suggérait aux prisonniers comment se soumettre et se révolter pour créer l’affrontement. Selon Zimbardo, certains prisonniers se seraient enfermés eux-mêmes dans une sorte de  « prison psychologique ». En réalité, ils étaient maintenus en détention forcée par leur professeur. Des témoignages comme celui du prisonnier Glenn Gee en attestent :  « On était peut-être dans l’expérience de Zimbardo, et on était peut-être payés pour ça, mais nom de nom, on était prisonniers, on était vraiment prisonniers de ce truc. » Le Texier écrit :  « Cette confusion entretenue entre fiction et réel (pouvaientils ou non sortir ?) et la frontière poreuse du jeu et de l’immersion est ce qui, intrinsèquement, détermine l’expérience de Stanford. Mais l’invalide scientifiquement. » Il ajoute :  « L’expérience de Stanford ne vise donc pas à tester des hypothèses mais à donner corps à un jugement, non pas à expliquer mais à édifier. »

Pour être scientifiquement valide, l’expérience aurait dû être menée plusieurs fois, suivant différentes variables. Or elle ne l’a été qu’une fois, ce que l’on comprend aisément pour des raisons éthiques. Trois jours après la fin de l’expérience, un étudiant en médecine écrivait dans une lettre au président pour la recherche de l’université :  « Je n’ai jamais vu un protocole de recherche aussi effrontément immoral, sinon dans les cas de certaines recherches médicales conduites dans les camps de concentration. » [8]

Par comparaison, l’expérience de Stanley Milgram sur la « soumission à l’autorité », à laquelle Zimbardo aimait comparer la sienne, a été reproduite 780 fois, en testant différentes variables.

Des statistiques effarantes

Le Texier remarque que Zimbardo a publié des statistiques effrayantes sur la proportion de comportements violents de la part des gardiens. Mais il n’a en réalité enregistré que 10 % des six jours de l’expérience, à savoir les moments les plus rudes qui prennent en compte les tours de garde du gardien le plus brutal, surnommé John Wayne. Compte-tenu de ce que les mauvais traitements infligés aux prisonniers étaient dictés aux gardiens de l’extérieur et probablement amplifiés par l’impératif de réussite de l’opération, ces statistiques n’ont pas de valeur. Les données sont biaisées en faveur du spectaculaire à des fins militantes.

Le Texier rappelle l’objection d’Eric Fromm, qui commentait en 1973 l’expérience dans un livre sur le sadisme :  « Puisque les deux tiers des gardiens n’ont pas commis d’actes sadiques pour leur plaisir personnel, l’expérience semble plutôt prouver que l’on ne peut pas transformer les gens en sadiques simplement en les plaçant dans la situation appropriée. » [9]

L’enquête d’Ali Banuazizi et Siamak Movahedi

En 1975, afin d’évaluer dans quelle mesure les participants à l’expérience pouvaient deviner ce que Zimbardo attendait d’eux, A. Banuazizi et S. Movahedi, respectivement psychologue du Boston College et sociologue de l’université de Boston, avaient réuni un groupe de 185 étudiants et leur avaient soumis un questionnaire avec une brève description de l’expérience de Stanford, en leur disant :  « Supposons que vous décidiez de participer et que vous signiez les formulaires de libération appropriés. Un dimanchematin, un policier frappe à la porte de votre appartement et vous arrête. Il vous accuse d’un crime, vous avertit de vos droits constitutionnels, vous fouille, vous menotte et, à l’arrière de sa voiture, vous emmène au poste de police. On prend ensuite vos empreintes digitales et on vous laisse dans une cellule de détention isolée. Après un certain temps, vous avez les yeux bandés et vous êtes envoyés dans une prison. Là, vous vous déshabillez, on vous fouille, vous recevez un uniforme, de la literie, du savon, une serviette, du dentifrice et une brosse à dents. Et pendant tout ce temps, vous êtes maltraité et humilié. »

Dans un premier temps, les étudiants avaient été invités à deviner l’hypothèse expérimentale et les attentes quant au résultat de l’expérience. Sur les 185, 35 connaissaient déjà l’expérience de Stanford, de sorte que leurs réponses ont été exclues ; 81 % des 150 répondants restants ont exprimé avec assez de précision et d’exactitude l’intention de l’expérience. Dans un second temps, les étudiants avaient été invités à deviner le résultat de la recherche : 85 % des hommes et 94 % des femmes ont supposé que les participants désignés comme gardiens seraient oppressifs et hostiles [10]. En d’autres termes, les grandes lignes de l’expérience étaient évidentes. Le but était de prouver que les personnes normales placées dans la position de prisonnier ou de garde agiraient comme de « vrais » prisonniers et de « vrais » gardes. Mais est-ce que cela prouvait qu’ils le feraient vraiment de leur propre chef et deviendraient « naturellement » abusifs et sadiques ou soumis et révoltés, ou alors parce qu’ils y étaient incités ?

The Stanford Prison Experimen, de Kyle Patrick Alvarez
Capture d’écran de la bande-annonce du film

La réponse de Philip Zimbardo aux critiques

En 2018, Philip Zimbardo, après avoir cité les principaux auteurs des critiques de son expérience, a publié une longue réponse [10] qu’il introduit ainsi :  « Dans cette réponse à mes critiques, je soutiens qu’aucune de ces critiques ne présente de preuves substantielles qui modifient la principale conclusion de la SPE (Stanford Prison Experiment) concernant l’importance de comprendre comment les forces systémiques et situationnelles peuvent influencer le comportement individuel dans des directions négatives ou positives, souvent sans notre conscience personnelle. Le message principal de la SPE n’est pas qu’une simulation psychologique de la vie en prison est identique à la situation réelle, ou que les prisonniers et les gardes se comportent toujours ou même habituellement comme ils l’ont fait dans la SPE. Au contraire, la SPE sert de mise en garde sur ce qui pourrait arriver à chacun d’entre nous si nous sous-estimons la mesure dans laquelle le pouvoir des rôles sociaux et les pressions externes peuvent influencer nos actions. »

En ce qui concerne la rétention des informations qui lui a été reprochée, il répond :  « Ainsi, contrairement aux critiques qui suggèrent qu’ils ont découvert de nouvelles informations que j’avais cachées, la SPE était un modèle de science ouverte bien avant que des pratiques telles que l’archivage public et le partage de données ne soient courantes. » Pourtant, les archives de Stanford étaient fermées jusqu’en 2011 et c’est en les étudiant que les critiques ont constaté qu’il n’avait pas dit la vérité.

Il ajoute :  « Dans cette réponse, je traiterai d’abord des allégations concernant le caractère présumé frauduleux du processus et des conclusions de l’expérience. Je détaillerai certaines des caractéristiques uniques de l’étude, discuterai de sa validité scientifique et décrirai plusieurs applications réelles. Enfin, je conclurai en décrivant quelques extensions inattendues de valeur dérivées de mes expériences et réflexions sur l’expérience de Stanford. »

Une cellule dans la prison de Sing Sing (date inconnue)
© Bain News Service, Bibliothèque du Congrès

La suite est un long plaidoyer dans lequel Zimbardo défend à la lumière du présent et point par point le caractère scientifique de son expérience, en mettant l’accent sur les preuves de la reconnaissance de son travail apportées de toutes parts depuis des décennies. Par exemple, en août 2012, il reçut de l’Association américaine de psychologie une « médaille d’or pour l’ensemble de sa carrière scientifique en psychologie ». L’association remarquait que  « son étude classique sur la psychologie de l’emprisonnement – l’expérience de Stanford sur la prison – reste l’une des démonstrations les plus fameuses en psychologie que les facteurs situationnels peuvent puissamment modeler le comportement humain » p. 21).

Imperturbable dans ses convictions, Zimbardo conclut :  « J’espère que cette réponse aux détracteurs de la légitimité et de la valeur durable de la SPE aidera à mettre en évidence qu’ils font des erreurs substantielles dans leurs conclusions. Quels que soient ses défauts, je continue de croire que l’expérience de la prison de Stanford contribue à la compréhension de la psychologie du comportement humain et de sa dynamique complexe. Les forces multiples façonnent le comportement humain : elles sont internes et externes, historiques et contemporaines, culturelles et personnelles. Plus nous comprendrons toutes ces dynamiques et la façon complexe dont elles interagissent les unes avec les autres, mieux nous pourrons promouvoir ce qui est le meilleur dans la nature humaine. Cela a été ma mission de toute une vie. »

Sur Medium, Zimbardo a répondu au blogueur Ben Blum qui lui demandait s’il pensait que le livre de Le Texier changerait la façon dont les gens voyaient l’expérience :  « Je ne sais pas. En un sens, je ne m’en soucie pas vraiment. À ce stade, le gros problème est que je ne veux plus perdre mon temps. Après mon entretien avec vous, je ne vais pas faire de nouvelle interview à ce sujet. C’est juste une perte de temps. Les gens peuvent dire ce qu’ils veulent à ce sujet. C’est l’étude la plus célèbre de l’histoire de la psychologie. Il n’y a pas d’étude dont les gens parlent 50 ans plus tard [...] S’il veut dire que c’était un canular, ça dépend de lui. Je ne vais plus la défendre. Sa défense, c’est sa longévité. » [12] Philip Zimbardo précisera ainsi que  « l’expérience sur la prison sera mon héritage. C’est ce qui sera gravé sur ma tombe » [4].

Les objectifs de l’enquête de Le Texier

L’enquête de Le Texier n’est pas un ouvrage à charge contre Zimbardo, mais l’illustration d’un manque de rigueur scientifique, d’un détournement des faits, des preuves, au profit d’une pensée militante. Il ne désire pas, en critiquant l’expérience de Stanford, jeter le doute sur une carrière scientifique dont elle est le point d’orgue. Tout en récapitulant ses faiblesses, Le Texier conserve son admiration devant la carrière impressionnante de Zimbardo. Parlant de l’expérience, il ajoute :  « Il n’est pas facile de la critiquer pour autant [...] Pas facile non plus de critiquer Zimbardo, qui mérite tout de même plus de respect que les intellectuels va-t-en guerre, les idéologues nazillons et les propagandistes à louer. » Il croit Zimbardo « bien intentionné » :  « Il y a peu de manipulations devant lesquelles il a reculé pour médiatiser son expérience, c’est vrai, et il en a beaucoup profité ; mais je le crois bien intentionné. »

Montgomery County Jail, Indiana (date inconnue)
© Historic American Engineering Record, Bibliothèque du Congrès

Le manque de scientificité de l’expérience ne valide pas les thèses inverses. Le Texier écrit :  « [Zimbardo] a monté de toutes pièces l’enfer carcéral qu’il voulait dénoncer, avec ses gardiens brutaux et ses prisonniers tour à tour révoltés et apathiques. En somme, il a créé une fausse prison scandaleuse pour mieux dénoncer le vrai scandale des prisons [...] Ce faisant [...] il a quitté le sol de la science pour les vieilles lunes du spectacle. » Mais le mérite de Zimbardo, dit Le Texier, est d’avoir mis en relief que nous vivons sous l’influence de notre environnement et d’avoir accéléré la prise de conscience que la prison est presque toujours un enfer, qu’elle déshumanise, infantilise, aliène, stigmatise à vie, brise les familles, qu’elle est  « un terreau fertile pour l’endoctrinement et une école du crime ». Cependant, tout en étant surmédiatisée depuis le début, l’expérience n’a pas eu d’effets remarquables sur la politique pénale américaine.

Si, comme le montre l’analyse de Le Texier, l’expérience de Stanford n’est pas scientifique parce que biaisée, de nombreuses autres expériences présentées comme scientifiques ne le sont pas davantage. Le Texier cite l’essai de réplication 4 par un collectif de 270 chercheurs, avec la collaboration de leurs auteurs, de cent études empiriques publiées en 2008, dans les trois meilleures revues de psychologie :  « Parmi ces cent réplications, seules trente-six ont corroboré les résultats initiaux. » Les 64 expériences qui n’ont pu être répliquées ne sont pas nécessairement des cas de fraude. Toutes sortes de facteurs entrent en jeu. Mais les fraudes existent. De nombreux chercheurs ont des pratiques de recherche douteuses. Toutefois cela arrive aussi dans les autres sciences.  « Ces biais ne sont pas spécifiques à la psychologie », précise-t-il p. 233).

Ainsi que le dit Le Texier, Zimbardo a atteint un certain réalisme expérimental en induisant sur ses participants du stress, de l’agressivité, des attitudes et des sentiments propres à la situation d’enfermement carcéral, mais ces résultats n’ont pas de validité scientifique :  « Les participants ne répondent pas à l’enfermement en général, ils répondent à une situation expérimentale dont les innombrables variables interagissent d’une manière inédite et compliquée. Les résultats de l’expérience ne sont ainsi valables que pour ses étudiants masculins et blancs de la classe moyenne placés dans ce contexte si particulier. »

Par son enquête fine, fouillée et passionnante, Le Texier nous propose une réflexion approfondie non seulement sur la question de la validité scientifique de l’expérience de Zimbardo, mais aussi sur les conditions de validité des expériences scientifiques en psychologie et au-delà.

Finalement Zimbardo apparaît comme un bon metteur en scène, plus idéologue et militant que scientifique, « pionnier de la médiatisation de la recherche ». Ce n’est pas étonnant qu’il ait réussi à séduire et passionner tant de monde !

The Stanford Prison Experiment, de Kyle Patrick Alvarez
Capture d’écran de la bande-annonce du film

Conduite en 1971 par le professeur Philip Zimbardo, l’ « expérience de Stanford sur la prison » a vu vingt-quatre étudiants volontaires jouer les rôles de gardiens et de prisonniers au sein d’une fausse prison installée dans l’université Stanford.

L’expérience devait durer deux semaines mais elle fut arrêtée au bout de six jours, résume Zimbardo, car « les gardiens se montrèrent brutaux et souvent sadiques et les prisonniers, après une tentative de rébellion, dociles et accommodants, même si la moitié d’entre eux furent si perturbés psychologiquement qu’ils durent être libérés plus tôt que prévu ».

HISTOIRE D’UN MENSONGE

Enquête sur l’expérience de Stanford
Thibault Le Texier - La Découverte, 2018, 296 pages, 18 €

Devenue presque aussi célèbre que l’expérience de Stanley Milgram sur l’obéissance et souvent citée en exemple de l’influence des situations sur nos comportements, l’expérience de Stanford est pourtant plus proche du cinéma que de la science : ses conclusions ont été écrites à l’avance, son protocole n’avait rien de scientifique, son déroulement a été constamment manipulé et ses résultats ont été interprétés de manière biaisée.

Rassemblant archives et entretiens inédits, Thibault Le Texier mène une enquête haletante sur l’une des plus grandes supercheries scientifiques du XXe siècle, entre rivalités académiques, contre-culture et déploiement du complexe militaro-industrialo-universitaire.

D’après la présentation de l’éditeur

Thibault Le Texier, chercheur en sciences sociales, est notamment l’auteur de Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale, La Découverte, 2016.

Références


[1] Zimbardo PG, White G, “The Stanford Prison Experiment”, Slide-Tape Show produit par Philip G. Zimbardo Inc., 1972,p. 1-2 ; une version audio est disponible ici : “Slideshow narration, short version (80 slides)” 13 juillet 1972, ST-b01-f12,
purl.stanford.edu/nx359zx3949
[2] Le Texier T, Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford, La Découverte, 2018, 293p. [3] Lettre de Philip G. Zimbardo à Mark Janus, 23 novembre 1992, ST-b12-f03.
[4] Zimbardo P, “Transforming experimental research into advocacy for social change”, in Deutsch M, Hornstein HA (dir), Applying Social Psychology. Implications for Research, Practices, and Training, Hillsdale, Erlbaum, 1975.
[5] « La télévision nous manipule-t-elle ? », SPS n° 289,
janvier 2010.
[6] Site de Philip Zimbardo : lucifereffect.com
[7] Haney C, Banks WC, Zimbardo PG, “Interpersonal dynamics in a simulated prison”, International Journal of Criminology and Penology, 1973, 1 :69-97.
[8] Lettre de Joel E. Dimsdale au Dr. Joshua Lederberg,
23 août 1971, ST-b11-f02, purl.stanford.edu/wn708sg0050
[9] Fromm E, The Anatomy of Human Destructiveness,
Holt, Rinehart and Winston, 1973.
[10] Banuazizi A, Movahedi S, “Interpersonal dynamics in a simulated prison : A methodological analysis”, American Psychologist, 1975, 30 :152-160
[11] Statement from Philip Zimbardo, 2018. Sur prisonexp.org
[12] The Lifespan of a Lie. Sur medium.com

1 Par la suite, sans autre précision, les numéros de page renvoient au livre de Le Texier.

2  « Les conférences TED (Technology Entertainement Design), créées en Californie en 1984, rassemblent les esprits les plus brillants de leur génération. L’ambition de TED se résume en un slogan : partager auprès du plus grand nombre “des idées qui valent la peine d’être diffusées” ». Présentation sur tedxorleans.com

3 Par ailleurs, Zimbardo avait soumis le protocole de l’expérience intitulé “Human-Subjects Research Review” au Comité d’éthique de Stanford, le 31 juillet 1971.

4 Voir Maisonneuve H, « Comment améliorer la reproductibilité de la recherche scientifique », SPSn° 325, 2018 :  « La reproductibilité fait référence à la capacité d’un chercheur ou d’une équipe à reproduire les résultats d’une étude antérieure en s’appuyant sur les mêmes matériaux que ceux utilisés par le chercheur ou l’équipe initiale [...] La reproductibilité est une condition minimale nécessaire pour qu’une conclusion soit crédible et informative. »