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La leçon d’échecs

Publié en ligne le 22 juillet 2025
La leçon d’échecs
Petite histoire de l’IA
Alexis Gladine-Bozio
HumenSciences, 2025, 189 pages, 18 €

L’apparition très médiatique de l’intelligence artificielle générative s’est accompagnée d’une profusion d’ouvrages allant du recueil de recettes pour mieux se servir de cet outil (le « prompting ») aux réflexions sur le risque existentiel que feraient peser ces systèmes informatiques sur l’espèce humaine. Les ouvrages de qualité, dans cette masse, sont rares. Il convient donc de saluer ce livre rédigé par un spécialiste du numérique au sein de l’entreprise EDF. L’auteur est également un passionné du jeu d’échecs, et cela a ici son importance comme on le devine dans le titre.

La Leçon d’échecs s’intéresse à la portée de la « rupture technologique » que représentent les développements de l’intelligence artificielle depuis une quinzaine d’années : les bénéfices, les risques, la manière dont le monde du travail va être affecté, mais surtout les « vieilles questions philosophiques qui refont surface ». L’histoire de la discipline y est retracée de façon précise et vivante et, avec elle, les discussions qui ont toujours animé la communauté des scientifiques travaillant sur le sujet : une machine peut-elle penser ? Qu’est-ce que l’intelligence ? L’Homme est-il forcément la seule référence à laquelle il convient de comparer les machines ? Le cœur de l’ouvrage porte sur l’intelligence artificielle dite connexionniste, celle des réseaux de neurones et de l’apprentissage profond. C’est elle qui a fait la percée scientifique et médiatique des quinze dernières années. Le lecteur trouvera une réflexion précise et étayée sur l’interprétation qu’il convient de donner aux impressionnantes performances des intelligences artificielles génératives, ChatGPT et ses analogues. Il permet également de saisir leurs limites, montrant ainsi le caractère infondé des spéculations et déclarations médiatiques fracassantes autour d’une très prochaine intelligence artificielle générale.

On trouvera chez A. Gladine-Bozio une vision posée : « Ce n’est pas parce que ces machines font quelque chose qui nous demande à nous de l’intelligence qu’elles sont intelligentes. » Un « effet déceptif de l’IA » est décrit selon lequel, « une fois qu’une machine parvient à effectuer une tâche qui semblait être le propre de l’Homme, comme le jeu d’échecs, on la pense plus intelligente que nous ». Il aurait été intéressant que l’auteur discute les raisons pour lesquelles, lors de la précédente vague médiatique de l’IA, celle des années 1980 et 1990 autour de l’approche dite « symbolique », c’est l’effet inverse qui était rapporté : dès lors qu’une tâche jugée spécifique de l’Homme était réalisée par une machine, elle cessait d’être considérée comme intelligente. C’est ce que Larry Tesler, l’un des pionniers de l’interaction homme-machine, résumait dans les années 1970 par cette formule : « L’intelligence est tout ce que les machines n’ont pas encore fait. » Ce changement de jugement reflète à sa manière le fait que ces nouveaux outils informatiques ont une puissance impressionnante que tout le monde peut expérimenter directement.

Face aux discours alarmistes de fin du monde ou de « grand remplacement » de l’être humain, A. Gladine-Bozio s’interroge : « Comment peut-on aussi bien connaître le domaine de l’IA et se tromper ? » L’auteur suggère une explication concernant les grands scientifiques en cause : « On sent bien que le rapport avec ces machines intelligentes n’est pas un rapport intellectuel, mais affectif », ajoutant que « les plus virulents partisans [de la thèse] du risque existentiel de l’IA sont également ceux qui ont le plus contribué à développer ces outils », manière pour eux de valoriser la puissance de leurs créations. Et concernant les chefs d’entreprise qui leur emboîtent le pas, Sam Altman (patron de OpenAI, créateur de ChatGPT) ou Elon Musk, il ajoute des raisons économiques à cette agitation : « Plus on vante l’intelligence des programmes et les risques associés et plus on attire de la cupidité d’investissement. » Est ainsi décrit « un marketing qui légitime la puissance de l’outil qu’on doit vendre, et pour lequel on doit en permanence chercher des financements ».

Et le jeu d’échecs présent dans le titre ? La rivalité entre l’Homme et la machine sur un jeu supposé requérir de la rationalité a jalonné l’histoire de l’intelligence artificielle. Le Turc mécanique des XVIIIe et XIXe siècles qui a battu quelques têtes couronnées de l’époque était une tromperie (une personne de petite taille dissimulée sous la forme d’un automate intelligent). Edgar Alan Poe dénonçait la supercherie avec, entre autres, l’argument selon lequel une vraie machine gagnerait à chaque fois. Kasparov a été battu en 1997 par Deep Blue, l’ordinateur conçu par IBM. La « leçon d’échecs » à en tirer, c’est que cela n’a pas été ni « la fin du cerveau », ni « la fin de la supériorité de l’intellect humain ». Ni même la fin de l’intérêt pour le jeu d’échecs, bien au contraire.


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Auteur de la note

Jean-Paul Krivine

Rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences (…)

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