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La menace des fausses sciences au Brésil

Publié en ligne le 19 février 2021 - Pseudo-sciences -
Cet entretien a été relu et commenté par deux spécialistes de l’histoire de la laïcité au Brésil, les professeurs Carlos Roberto Jamil Cury et Luiz Antonio Cunha.

Propos recueillis le 21 juillet 2020, traduits et annotés depuis le portugais par Arkan Simaan. Les références dans le texte sont du traducteur.

Voir aussi l’article d’Arkan Simaan : « Les propos sur la science d’Olavo de Carvalho, maître à penser de Jair Bolsonaro ».

Arkan Simaan : Merci professeur Nelio Bizzo d’avoir accepté cet entretien. L’État brésilien a une vieille tradition laïque. En 1889, les militaires qui ont proclamé la République étaient-ils positivistes ?

Nelio Bizzo : Notre dernier empereur, Pedro II (1825-1891), gouvernait adossé à une constitution où le catholicisme était religion d’État, avec laquelle il entretenait des relations étroites. Le professeur Carlos Roberto Jamil Cury prétend même que les évêques défendaient alors plus l’empereur que le pape. À la chute de l’Empire en 1889, la République a adopté une constitution laïque. Il s’agissait cependant davantage d’une réaction contre l’Église qu’une acceptation des idées qui avaient inspiré la Révolution française. Selon l’historien José Murilo de Carvalho, la fin de l’Empire ne résultait pas d’un mouvement idéologique cohérent, mais d’un mélange d’idées importées et mal assimilées, liées au libéralisme, au positivisme, au socialisme et à l’anarchisme. Les idéaux européens liés au positivisme étaient discutés tant dans les cercles monarchistes que républicains. La constitution républicaine de 1891 a adopté la laïcité sous influence des positivistes, après une âpre dispute, ce qui nous permet de comprendre les concessions successives accordées ultérieurement à l’Église catholique dans les constitutions suivantes, surtout après 1934, puis 1946 et jusqu’à aujourd’hui : le préambule de notre Constitution actuelle, rédigée en 1988, affirme qu’elle a été promulguée « sous la protection de Dieu ». L’article 19 qui interdit à l’État « de créer des cultes religieux ou des églises, ainsi que de les subventionner », se réserve cependant la possibilité d’établir une « collaboration » en cas d’« intérêt public ». Voilà le fragile fondement constitutionnel de la laïcité de l’État brésilien aujourd’hui.

Proclamation de la république en 1889, - Benedito Calixto (1853-1927)

Quand, en janvier 2019, Jair Bolsonaro a été investi président de la république, nous savions tous déjà qu’il était un fervent climatodénialiste. Mais notre grande stupéfaction fut d’apprendre qu’il rejetait la science en général et qu’il voulait mettre en œuvre l’enseignement du créationnisme au Brésil.

Les premières actions visant à introduire timidement le créationnisme dans les écoles publiques au Brésil, sous couvert d’enseignement religieux, ont eu lieu bien avant l’arrivée de Bolsonaro aux affaires. En l’an 2000, dans l’État de Rio de Janeiro, le gouverneur Anthony Garotinho, un évangélique conservateur, promulgue une loi régionale qui confie cet enseignement aux « différentes autorités religieuses », le rôle de l’État se réduisant alors au « devoir de le soutenir intégralement », en payant le salaire des professeurs [1].

Les choses deviennent bien plus claires en 2014 : le député fédéral Marco Feliciano, également pasteur évangélique, va proposer une loi visant à imposer l’enseignement du créationnisme dans l’ensemble des écoles publiques et privées du Brésil, sans prendre des précautions oratoires comme celle de dire que cet enseignement doit se cantonner aux seules disciplines religieuses. Cette initiative sera cependant archivée, mais elle va sortir des tiroirs en 2019, après la victoire de Bolsonaro [2].

Une autre tentative date de 2016. Elle vient du député fédéral Jefferson Alves de Campos, également pasteur évangélique et vice-président de la Foursquare Church. Il veut amender la loi 9.394 du 20 décembre 1996 afin d’imposer dans les programmes des enseignements primaire et secondaire « l’étude de la “théorie créationniste”, basée sur les enseignements de la théologie, sous une forme adaptée à chaque étape du développement de l’élève ». Elle aussi sera archivée, elle aussi va sortir des tiroirs et être remise en discussion en 2019 après la victoire de Jair Bolsonaro [3].

D’autre part, le Brésil étant une fédération, il faut encore tenir compte des innombrables harcèlements sur les autorités locales pour qu’elles forcent les écoles publiques et privées à suivre les orientations idéologiques des familles, notamment celles concernant le créationnisme. Ces pressions ont déjà abouti par exemple dans l’État d’Alagoas. Cependant, leur constitutionnalité est à l’étude par la Cour suprême [4, 5].

L’actuel chef de l’exécutif, l’ex-capitaine Jair Bolsonaro, qui exhibe ostensiblement ses liens avec les pasteurs néo-pentecôtistes les plus radicaux, qui affiche son admiration pour Donald Trump, sitôt élu à la présidence de la République, s’est empressé de placer à la tête du Conseil national de l’éducation un représentant du réseau des écoles baptistes et un notoire adepte du rejet de la science, Olavo de Carvalho [6].

Depuis la prise de fonction de Jair Bolsonaro, nous assistons à un flot d’attaques contre la recherche, matérialisées dans un premier temps par des coupes massives dans les budgets des universités publiques, des bourses et des laboratoires. Plus récemment, sur la seule base de sa propre conviction, il recommande l’utilisation de l’hydroxychloroquine dans le traitement de la Covid-19. Pire : il en fait la publicité, se faisant filmer en avalant les dragées [7].

Sa déclaration qu’il nommera désormais à la Cour suprême des ministres « terriblement évangéliques » (selon ses propres expressions [8]), a libéré d’étonnantes paroles de Damares Alves, ministre des Droits de l’homme, de la famille et des femmes, également pasteur évangélique. D’après cette dernière, la « vision des scientifiques doit être extirpée » des écoles : « Nous [Église évangélique] avons perdu de l’espace dans la science lorsque nous avons laissé la théorie évolutionniste entrer dans les écoles », at-elle déclaré [9].

Enfin, pour bien des leaders évangéliques, ce virus qui afflige le Brésil pourrait servir non seulement à remplir les hôpitaux, mais aussi les bancs de leurs églises néo-pentecôtistes. Ils y encouragent même les agglomérations, alléguant que « la foi guérit la Covid-19 » [10]. Le rejet de la science a désormais un terrain de choix au Brésil.

Pourriez-vous nous décrire la tentative du gouvernement de Jair Bolsonaro d’enseigner le créationnisme sur un pied d’égalité avec la théorie de l’évolution ?

La personne chargée de cela était l’ancien ministre de l’Éducation, Abraham Weintraub, devenu célèbre par sa capacité à insulter et à offenser les gens. En janvier 2020, il a nommé Benedito Aguiar Neto à la présidence de la Capes (Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior), la principale agence chargée des programmes de troisième cycle universitaire dans le pays. Il était auparavant recteur de l’université presbytérienne Mackenzie, établissement confessionnel privé de la ville de São Paulo qui abrite une branche du Discovery Institute, organisation américaine qui combat la théorie de l’évolution en promouvant ce que l’on appelle le « dessein intelligent », théorie pseudo-scientifique qui explique la vie sur la Terre comme issue d’une intelligence supérieure. Dotée d’un budget annuel généreux, cette dernière organisation finance des événements et des publications qui nient l’évolution biologique, en répandant la conviction qu’il y a une cause finale pour chaque détail biologique, en partant de la supposition que rien ne peut être expliqué par le hasard. Deux mois avant sa nomination, lors d’un congrès créationniste en octobre 2019, Aguiar Neto avait déclaré qu’il s’efforcerait de généraliser « l’enseignement du créationnisme comme contrepoint à celui de l’évolution  » [11]. Pour lui, il existerait des « preuves scientifiques » en faveur du créationnisme « scientifique ». Lors de son arrivée à la tête de la Capes, de nombreuses voix, y compris à l’étranger, se sont alarmées à l’idée que, placé maintenant au gouvernement, cet homme s’efforcerait de mettre ses idées en pratique, comme par exemple la prestigieuse revue Science [12].

Une des premières initiatives de Benedito Aguiar Neto à la Capes a été d’essayer d’établir un protocole d’intention avec une obscure université de Floride qui promeut des cursus conduisant à un baccalauréat en « Conseil chrétien », pour rendre l’élève « capable d’intégrer les connaissances philosophiques, littéraires et historiques dans la vision biblique » [13]. Il est donc inquiétant que l’avenir de la science brésilienne ait été placé entre les mains d’une personne qui n’admet pas une contribution aussi fondamentale au progrès de l’humanité que la théorie de l’évolution. Pour avoir une idée du revers que cela représente, il suffit de se rappeler que l’empereur du Brésil, Pedro II, avait déjà reconnu au XIXe siècle l’importance de la théorie de Charles Darwin.

Aussitôt que la nomination de M. Benedito Aguiar Neto a été annoncée, notre groupe 1 a fait une déclaration publique [14] dont la presse non alignée sur le bolsonarisme a fait grand écho : on y montrait que si sa proposition était mise en œuvre, cela entrerait en conflit direct avec la Constitution. La note officielle de notre groupe a fait un pas important dans une direction que les scientifiques empruntent assez peu. En effet, le créationnisme ne contredit pas seulement les connaissances scientifiques existantes, mais son introduction obligatoire dans l’école brésilienne heurte de front au moins trois dispositions constitutionnelles. La première est celle des Droits et garanties fondamentales (art. 5, VI), qui comprend la liberté de conscience. En effet, le créationnisme est un dogme propre à certains courants religieux comme celui de la ceinture évangélique américaine (« Bible Belt »), à l’exclusion d’autres ; donc l’obligation de suivre cet enseignement remettrait en cause la liberté de conscience garantie par la Constitution fédérale. Ainsi avons-nous expliqué que les croyances de certains courants évangéliques conservateurs seraient imposées aux citoyens qui suivent d’autres religions, ou même qui n’en ont aucune.

Les animaux entrent dans l’arche de Noé, - Jacopo Bassano (1510-1591)

Le deuxième aspect concerne le fait de rendre obligatoire l’enseignement religieux, d’autant plus qu’il ne serait pas limité aux cours de religion, mais étendu également aux disciplines scientifiques, depuis les classes du primaire. Comme nous l’avons déjà vu, il s’agit là d’une autre violation évidente de la Constitution, qui définit l’éducation religieuse comme facultative. Enfin, ce changement de programme éroderait le niveau déjà faible des écoles publiques : assurer la qualité de l’éducation est une autre exigence constitutionnelle (art. 206, VII). Ainsi, cette forme de rejet de la science est manifestement anticonstitutionnelle. Bref, nous avons proposé de discuter cette proposition obscurantiste à la lumière du droit, pas seulement sur des bases épistémologiques.

Le Brésil est un pays très touché par la Covid-19…

Malheureusement, le rejet de la science par le gouvernement Bolsonaro a montré ses conséquences macabres à l’occasion de la pandémie de Covid-19. Tout d’abord, ce président s’est séparé de deux ministres de la Santé, tous les deux médecins, qui refusaient de minimiser la gravité de l’épidémie. Ensuite, il a laissé ce portefeuille acéphale, dirigé par un ministre intérimaire, Eduardo Pazuello, qui ne connaît rien à la médecine, et dont le plus insigne mérite est d’être général en activité.

Une conseillère de Paulo Guedes, le puissant ministre de l’Économie, a déclaré : « C’est bien que les décès se concentrent chez les personnes âgées... Cela améliorera nos performances économiques, car cela réduira notre déficit avec les retraites » [15].

Un récent éditorial de la revue médicale The Lancet notait aussi que « la population autochtone a été gravement menacée avant même l’épidémie de Covid-19 parce que le gouvernement a ignoré ou même encouragé l’exploitation minière illégale et l’exploitation forestière dans la forêt amazonienne. Ces bûcherons et mineurs risquent maintenant d’apporter la Covid-19 aux populations éloignées » et se terminait ainsi : « Bolsonaro doit changer radicalement de cap, ou il devra être le prochain à partir » [16].

Nous espérons que le ballon d’essai macabre du négationnisme que nous voyons aujourd’hui au Brésil échouera et que le respect de la science prévaudra. Nous devons nous manifester, malgré les limitations que la pandémie nous impose. Dans le tableau de l’histoire, le prix du silence d’aujourd’hui est trop élevé pour nos consciences.

Références


1 | « Dispositions relatives à l’enseignement de la religion confessionnelle dans les écoles publiques de l’État de Rio de Janeiro ». Loi n° 3459 du 14 septembre 2000. Sur gov-rj.jusbrasil.com.br
2 | Projet de loi 8099/2014 sur l’inclusion du créationnisme dans les réseaux d’enseignement publics et privés. Sur camara.leg.br
3 | Projet de loi 5336/2016. Sur camara.leg.br
4 | Tribunal suprême fédéral, « Mesure de précaution en action directe d’inconstitutionnalité du projet de loi 5336/2016 ». Sur luisrobertobarroso.com.br
5 | Tribunal suprême fédéral, « Suspension de la loi Alagoas instituant le programme École libre ». Sur stf.jus.br
6 | « Bolsonaro nomme sept candidats de Weintraub au Conseil national de l’éducation », Correio Braziliense, 10 juillet 2020. Sur correiobraziliense.com.br
7 | « Voyez ce que Bolsonaro a déjà dit sur la chloroquine », Terra, 8 juillet 2020. Sur terra.com.br
8 | « En disant qu’il nommera un ministre “terriblement évangélique” à la Cour suprême, Bolsonaro ouvre la course à la vacance »,O Globo, 11 juillet 2019. Sur oglobo.globo.com
9 | « Damares Alves se révolte contre l’enseignement de Darwin dans les écoles », Catraca Livre, 10 janvier 2019. Sur catracalivre.com
10 | « Les méga-églises restent ouvertes et disent que la foi guérit le coronavirus », Ultimo Segundo, 24 avril 2020. Sur ultimosegundo.ig.com.br
11 | « Le nouveau président de la Capes défend le créationnisme en “contrepoint à la théorie de l’évolution” », Folha de S.Paulo, 24 janvier 2020. Sur folha.uol.com.br
12 | Escobar H, « Le choix par le Brésil d’un créationniste pour diriger son agence d’enseignement supérieur secoue les scientifiques », Science, 26 janvier 2020. Sur sciencemag.org
13 | « Accord entre le ministère de l’Éducation et l’université américaine de coaching religieux », Folha de S.Paulo, 7 mars 2020. Sur folha.uol.com.br
14 | Le site d’EDEVO-Darwin : mz.usp.br/acontece/nota-oficialedevo-darwin
15 | « L’assistant de Guedes célèbre le décès de personnes âgées dû au coronavirus : “Cela réduira notre déficit de retraite” », Brazil 247, 26 mai 2020. Sur brasil247.com
16 | « COVID-19 in Brazil : “So what ?” », éditorial, The Lancet, 2020, 395 :P1461. Sur thelancet.com

1 Il s’agit du Groupe de recherche en éducation, diffusion et épistémologie de l’évolution biologique Charles Darwin (EDEVO-Darwin).