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Le bonheur : facteurs et effets

Publié en ligne le 17 mai 2018 - Psychologie -

A en croire bon nombre de philosophes célèbres, nous serions toujours orientés, à travers la diversité de nos activités, vers la recherche du bonheur. Épicure écrivait à Ménécée : « En définitive, on doit se préoccuper de ce qui crée le bonheur, s’il est vrai qu’avec lui nous possédons tout et que sans lui nous faisons tout pour l’obtenir ». Aristote enseignait : « Quel est le bien le plus élevé de tous les biens qui peuvent être les fins de l’action humaine ? Sur son nom, la majorité des gens se trouvent à peu près d’accord : c’est le bonheur » [1]. Il précisait que la conception d’une vie heureuse varie selon les individus et les circonstances : « Le bonheur est une chose pour les uns, autre chose pour les autres, et voulut-on s’en tenir à un seul homme, il change souvent d’avis. Est-il malade ? Le bonheur, c’est la santé. Est-il pauvre ? C’est la richesse ». Epicure prônait un bonheur « hédonique » – le plaisir par la satisfaction des besoins naturels -, Aristote recommandait un bonheur « eudémonique » : vivre selon la raison et des valeurs, en faisant le bien et en réalisant ses potentialités.

Essai de définition du bonheur

Le mot « bonheur » désigne tantôt un sentiment de bien-être, tantôt les conditions qui induisent ce sentiment. L’étymologie du mot en français évoque la deuxième acception. « Bonheur » vient du latin bonum augurium (bon augure, événement heureux), sens qu’on retrouve dans des expressions comme « par bonheur il était là ».

Le bonheur - comme d’autres affects, la tristesse, l’anxiété – varie en intensité et en durée. À une extrémité, ce sont de brefs moments de petits plaisirs de la vie quotidienne, comme la vue d’un sourire. A l’autre pôle, on imagine la félicité totale et éternelle, que promettent des religions à ceux qui auront mérité le paradis.

Des psychologues scientifiques étudient « ce qui crée le bonheur » depuis environ un demi-siècle. Avant cela, ils s’occupaient surtout des obstacles au bonheur : les pathologies. Les recherches sont devenues pléthoriques depuis le lancement en 2000 du courant de la « psychologie positive » par Martin Seligman [2]. Ce courant se définit comme l’étude scientifique des conditions du fonctionnement optimal des individus et des groupes.

Danse à la campagne (1883), Pierre-Auguste Renoir (1841–1919)

Le mot « bonheur » donnant lieu à des opérationnalisations trop différentes pour des études scientifiques, les chercheurs préfèrent se centrer sur ces deux variables : les conditions de l’augmentation d’affects agréables et de la diminution d’affects pénibles ; le « bien-être subjectif » ou « bien-être psychologique », défini comme la satisfaction que l’individu éprouve de sa vie et la prépondérance d’affects positifs sur des affects négatifs.

Des recherches passionnantes mais de portée limitée

Malgré les efforts de rigueur, les résultats des recherches sont bien limités. Il n’y a pas de mesure précise du bien-être psychologique. La plupart des études se font à l’aide de questionnaires. Les réponses sont toujours plus ou moins contaminées par l’humeur du moment et par des événements qui précèdent l’interrogatoire. D’autre part, la majorité des études sont simplement corrélationnelles. A titre d’exemple, une enquête récente sur plus de 8 000 adultes anglais [3]. Les variables qui distinguent le mieux 20 % des personnes les plus satisfaites de leur vie sont, par ordre d’importance : la qualité du sommeil, une sexualité satisfaisante, la sécurité d’emploi, la santé des proches, des bonnes relations avec les voisins, etc. Ce type de recherche suggère des pistes pour mieux vivre, mais n’établit guère des liens de cause à effet. On peut dire que la qualité du sommeil favorise le bien-être et que le bien-être favorise le sommeil. On peut supposer qu’il y a une causalité réciproque et on peut aussi supposer que ces deux variables dépendent encore d’autres : la santé, la gestion de soi, l’absence de troubles affectifs, etc.

Des expérimentations montrent que l’on peut provoquer des affects agréables ou désagréables qui influencent des comportements subséquents. Un procédé classique est de montrer un film amusant ou angoissant. On peut ainsi montrer expérimentalement, par exemple, que l’induction de bonne humeur rend plus altruiste, mais aussi plus confiant et plus crédule [4].

La joie

Une des formes de bonheur intense est l’émotion de joie. Rappelons que « émotion » et « affect » sont parfois utilisés comme synonymes, mais que beaucoup de psychologues emploient le mot « émotion » pour désigner des affects relativement intenses, accompagnés d’une activation sensible du système nerveux végétatif et d’ex¬pressions corporelles. Un affect comme la bonne humeur peut durer des jours ou des mois. La joie – surtout si elle est intense – est généralement de courte durée. Elle est déclenchée par un événement particulièrement agréable, qui constitue un contraste avec ce qui a été vécu préalablement à cet événement. Exemples : la réussite d’un examen, une forte valorisation de soi, la rencontre d’une personne aimée, la disparition d’une douleur, etc. l’émotion est d’autant plus forte que l’événement est agréable et que le système nerveux végétatif est activé. (La prise de tranquillisants réduit l’anxiété, mais aussi la possibilité d’éprouver de la joie.)

Vivre perpétuellement dans la joie, l’euphorie ou un état amoureux intense est un projet irréalisable dans la mesure où l’activation du système végétatif finit par revenir à une valeur moyenne, propre à la personne. On appelle ce processus l’adaptation ou l’habituation hédoniques.
Un niveau hédonique d’ordinaire élevé est en principe enviable, mais non sans danger. Les personnes souvent euphoriques manifestent une grande subjectivité et sous-estiment des dangers. Elles ont tendance à boire trop d’alcool et à se suralimenter [5]. Quant à celles qui sont sujettes à des épisodes maniaques au sens psychiatrique du terme (humeur exaltée et très forte augmentation de l’estime de soi), inutile d’insister sur les nuisances de leurs états émotionnels.

La volonté intense de plaisir, de joie ou d’excitation génère souvent des comportements néfastes, dont la prise de drogues est l’exemple par excellence. Cette consommation illustre un processus qui s’observe régulièrement dans le déroulement d’une forte émotion : la période d’affect positif intense est suivie d’un affect opposé, lent à se dissiper. Ce fonctionnement apparaît comme un équilibrage du système nerveux. Les répétitions de l’expérience entraînent une réduction de l’affect provoqué et une intensification de l’affect opposé [6]. Lorsque les effets attractifs de la drogue se dissipent, le consommateur souffre et est porté à consommer à nouveau et toujours plus. L’apparition de « processus opposés » s’observe pour la douleur comme pour le plaisir. Des participants à des expériences pénibles (par exemple maintenir le plus longtemps possible une main dans de l’eau glacée) éprouvent souvent un vif sentiment de bien-être après la fin de l’expérience [7].

Ainsi la recherche compulsive d’un bonheur intense apparaît contre-productive. On parle dans ce cas du « piège hédonique ». La psychologie donne des arguments à ceux qui se satisfont d’un bien-être psychologique modéré.

Facteurs biologiques et contextuels

Il n’est guère possible ici d’être exhaustif quant aux variables biologiques, psychologiques et sociales qui influencent le bien-être ou sont influencées par lui. Nous en citons quelques-unes qui apparaissent importantes dans l’état actuel des connaissances.

Une étude comparant le degré de « bonheur » chez de vrais et de faux jumeaux a conclu à une importante composante génétique [8]. Ceci ne signifie pas qu’il y ait un gène du bonheur. La corrélation s’explique sans doute en partie par des différences de tempérament et donc de la sécrétion d’hormones (endorphines, dopa-mine, sérotonine, noradrénaline). Il y a des corrélations significatives entre le bien-être et l’extra-version, la sociabilité, la stabilité émotionnelle (l’inverse du névrosisme), le contrôle de soi [9].

Le bien-être dépend évidemment de la satisfaction de besoins corporels élémentaires : respirer, dormir, boire, manger, être en sécurité, bouger, se reposer, disposer d’un certain confort physique, éprouver régulièrement du plaisir sexuel. Certaines ressources matérielles apparaissent dès lors vitales. Les nantis sont, dans l’ensemble, plus heureux que les pauvres. Cependant, à partir d’un niveau de vie décent, l’augmentation de la richesse ne s’accompagne plus d’une intensification du niveau hédonique habituel. Au cours des cinquante dernières années, les revenus ont sensiblement augmenté dans la plupart des pays industrialisés sans que les habitants se déclarent aujourd’hui plus heureux [10].

L’être humain, mammifère social, a un besoin vital de relations affectives. On ne compte plus les recherches sur le bien-être qui concluent à l’importance de ce facteur [11]. Ceux qui se disent heureux ont généralement des interactions agréables avec des proches, ils vivent le plus souvent en couple et sont satisfaits de leur vie conjugale.

Le bien-être suppose des possibilités d’activités qui ont du sens et l’exercice d’un certain contrôle sur des événements qui touchent l’individu, sous peine de troubles (angoisse, agressivité, dépression). On est donc plus heureux dans les pays démocratiques que dans les régimes totalitaires ou théocratiques [12].

La satisfaction au travail, activité à laquelle ceux qui ont un emploi consacrent au moins la moitié des heures d’éveil, est évidemment un facteur important. En rapport avec le travail, notons un désagrément auquel on s’adapte difficilement ‚ de longs trajets quotidiens entre le domicile et le travail [13].

Facteurs personnels

Pour Sénèque, « il n’y a qu’un seul bien à la base d’une vie heureuse : la confiance en soi-même » [14]. Les recherches sur le bien-être vont dans ce sens. La variable la plus étroitement corrélée avec le degré de bien-être psychologique est le degré d’estime de soi, du moins dans des sociétés individualistes, comme les sociétés occidentales. Dans les sociétés collectivistes, où l’on se vit comme un élément de la collectivité, le bonheur est davantage lié à l’harmonie des relations sociales. Pour beaucoup d’Occidentaux, il est essentiel de se valoriser et de se distinguer ; pour beaucoup de Japonais, il est primordial d’avoir de bonnes relations [15]. Cette corrélation ne fournit pas d’emblée une explication. Il se peut que l’estime de soi favorise le sentiment de bien-être ou que le senti¬ment de bien-être entraîne une bonne estime de soi, ou encore que ces deux variables sont déterminées par une troisième, par exemple une dis¬position génétique. Quoi qu’il en soit, des études sur les effets de thérapies montrent qu’une amélioration de l’estime de soi, grâce à des actions valorisantes et la modification active de la façon de penser, s’accompagne d’une diminution de la tristesse ou de la dépression [16].

L’estime de soi dépend évidemment de jugements sur soi-même, jugements déterminés à la fois par ce que l’on fait, par des normes sociales et par des comparaisons sociales. Elle dépend également d’énoncés d’autres à l’égard de la personne et de l’importance que celle-ci leur accorde. Précisons qu’une estime de soi exacerbée comporte de sérieux inconvénients, notamment des difficultés relationnelles [17]. Le mieux est ce que les Américains appellent un quiet ego, un égo tranquille, peu préoccupé des jugements d’autrui, heureux au sens aristotélicien [18].

De nombreuses études montrent l’importance d’une bonne gestion de soi pour le bien-être quotidien [19]. La gestion de soi dépend de multiples facteurs, notamment la capacité de supporter des émotions pénibles et de modifier volontairement la façon d’interpréter des événements.
La psychologie confirme ce qu’écrivait Fontenelle en 1724 : « Quoi qu’en disent les fiers Stoïciens, une grande partie de notre bonheur ne dépend pas de nous. [...] Nous pouvons quelque chose à notre bonheur, mais ce n’est que par nos façons de penser ; et il faut convenir que cette condition est assez dure. La plupart n’ont pas un certain gouvernail qui leur puisse servir à tourner leurs pensées d’un autre côté qu’elles n’ont été poussées par le courant » [20].

Lecture amusante (1935), Fabio Cipolla (1852-1935)

Se distancer, dédramatiser, recadrer, savourer consciemment et lentement le plaisir présent... Ces réactions requièrent un long apprentissage pour s’automatiser [21]. Ajoutons qu’une bonne gestion de soi implique des activités physiques régulières. Leur rôle dans le bien-être physique et mental est largement démontré, surtout pour les personnes âgées [22].

Effets du bien-être psychologique

Le bien-être psychologique résulte de multiples facteurs et génère d’heureux effets. Il y a là un cercle vertueux.

Fontenelle (1657-1757), l’auteur d’un merveilleux opuscule sur le bonheur où il recommandait « les plaisirs simples » et « un bonheur modeste dont l’étalage n’insultera personne », est à ma connaissance le seul philosophe de son époque devenu centenaire. Sans doute pas un hasard : l’humeur dépressive incite à des satisfactions immédiates in fine nuisibles, comme la surconsommation de sucre, de tabac, d’alcool [23]. Plus généralement, les personnes heureuses, surtout sous la forme « eudémonique », ont de meilleures défenses immunitaires, moins de troubles cardiaques et vivent, en moyenne, plus longtemps [24].

Autre apport essentiel : l’altruisme, la générosité. Plusieurs recherches montrent que l’augmentation d’affects positifs est suivie de comportements prosociaux : compliments, paroles aimables à des inconnus, aide, générosité, gratitude [25]. Le philosophe et psychologue Alain avait raison de dire : « La bonne humeur a quelque chose de généreux ; elle donne plutôt qu’elle ne reçoit. Il est bien vrai que nous devons penser au bonheur d’autrui ; mais on ne dit pas assez que ce que nous pouvons faire de mieux pour ceux qui nous aiment, c’est encore d’être heureux » .

Références

1 | L’Éthique à Nicomaque. Trad., Nauwelaerts, 1970, Livre 1, ch. 2.
2 | Cf. le numéro spécial sur la « psychologie positive » de American Psychologist en janvier 2000, dirigé par Seligman.
3 | “Living Well Index” (2017)
4 | Forgas J, East R, “On being happy and gullible : Mood effects on skepticism and the detection of deception”, Journal of Experimental Social Psychology, 2008, 44:1362-1367.
5 | Bentall R, “A proposal to classify happiness as a psychiatric disorder”, Journal of Medical Ethics, 1992, 18:94-98.
6 | Solomon R, “The opponent-process theory of acquired motivation. The costs of pleasure and the benefits of pain”, American Psychologist, 1980, 35:691-712.
7 | Leknes S et al., “Pain relief as an opponent process : a psychophysical investigation”, European Journal of Neuroscience, 2008, 28:794-801.
8 | Lykken D, Tellegen A, “Happiness is a stochastic phenomenon”, Psychological Science, 1996, 7:186-189.
9 | DeNeve K, Cooper H, “The happy personality : A meta-analysis of 137 personality traits and subjective well-being”, Psychological Bulletin, 1998, 124:197-229.
10 | Kahneman D et al., “Would you be happier if you were richer ?”, Science, 2006, 312:1908-1910
11 | Pour une synthèse : Haidt J, L’hypothèse du bonheur. Trad., Mardaga, 2010, 333 p.
12 | Inglehart R et al., “Development, Freedom, and Rising Happiness”, Perspectives on Psychological Science, 2008, 3:264-285.
13 | Frey B, Stutzer A, “Economic consequences of mispredicting utility”, Journal of Happiness Studies, 2014, 15:937–956.
14 | Lettres à Lucilius, n° 31.
15 | Diener E, Diener M, “Cross-cultural correlates of life satisfaction and self-esteem”, Journal of Personality and Social Psychology, 1995, 68:653-663.
16 | Pour une revue : Beck A, La thérapie cognitive et les troubles émotionnels, De Boeck, 2010, 296 p.
17 | Cottraux J, Tous narcissiques, Odile Jacob, 2017. Note de lecture sur afis.org
18 | Wayment H, Bauer J, The Quiet Ego. In The Happy Mind : Cognitive Contributions to Well-Being, Springer, 2017, p. 77-94.
19 | Pour une méta-analyse : De Ridder D et al., “Taking stock of self-control”, Personality and Social Psychology Review, 2012, 16:76-99.
20] Fontenelle B, Du Bonheur. Facile à trouver en ligne.
21 | Pour une synthèse : Van Rillaer J, La nouvelle gestion de soi, Mardaga, 2012, 332 p.
22 | Une méta-analyse parmi d’autres : Netz Y et al., “Physical activity and psychological well-being in advanced age : A meta¬analysis of intervention studies”, Psychology and Aging, 2005, 20:272-284.
23 | Tice D et al., “Emotional distress regulation takes precedence over impulse control : if you feel bad, do it !”, Journal of Personality and Social Psychology, 2001, 80:53-67.
24 | Pour une revue rigoureuse des nombreuses recherches : Diener E, Chan M, “Happy people live longer : Subjective well-being contribues to health and longevity”, Applied Psychology : Health and Well-Being, 2011, 3:1-43.
25 | Layous K et al., “What triggers prosocial effort ? A positive feedback loop between positive activities, kindness and well-being”, The Journal of Positive Psychology, 2017, 12:385-398.
26 | Alain, Propos, Pléiade, 1956, p. 479.


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