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Les dangers des mauvais usages de la communication non verbale

Publié en ligne le 26 août 2021 - Psychologie -

« Le corps dit tout haut ce que l’esprit pense tout bas » [1]. Voilà une affirmation qui attire l’attention. Pourtant, depuis des décennies, une communauté internationale de chercheurs démontre, preuves empiriques à l’appui, qu’il n’existe pas de geste, d’expression faciale ou de posture permettant de « décrypter » les pensées d’autrui comme le ferait un super-héros. Malgré cela, par l’entremise des médias traditionnels et sociaux, des soi-disant « experts » suggèrent le contraire sans se soucier des dangers des mauvais usages de la communication non verbale.

Une histoire intéressante,
Eugen de Blaas (1843-1932)

La communication non verbale renvoie typiquement aux gestes, aux expressions faciales et aux postures des individus. D’autres éléments, tels que les caractéristiques vocales et physiques, en relèvent également. Ils transmettent des intentions et des émotions, nuancent et accentuent nos propos, contribuent à créer des impressions, coordonnent nos interactions, sans qu’un seul mot ne soit prononcé. Lors de nos discussions en face-à-face, la communication non verbale joue un rôle capital. Bien qu’elle fasse l’objet d’une attention médiatique soutenue depuis quelques années, une communauté internationale de chercheurs œuvrant dans différentes disciplines (par exemple, en communication, en psychologie, en linguistique et en criminologie) s’y intéresse depuis les années 1960 au moins. Plus de 30 000 articles révisés par les pairs ont été publiés sur le sujet [2]. Malheureusement – sans doute parce que la littérature scientifique sur la communication non verbale est d’ordinaire de langue anglaise –, en plus d’être rarement vulgarisé, le sujet représente un terreau fertile pour les prétentions non fondées, démontrées fausses et pseudo-scientifiques.

La popularité des idées reçues sur la communication non verbale

La popularité des idées reçues sur la communication non verbale, notamment quant à son utilité pour distinguer la vérité du mensonge, remonte à des centaines, voire des milliers d’années. Dans un papyrus datant de près de 3000 ans, par exemple, se toucher la racine des cheveux et se frotter le gros orteil sur le sol étaient des comportements qui étaient supposés révéler la tentative d’un individu d’en empoisonner un autre [3]. Plus récemment, par l’entremise des médias traditionnels et sociaux, la diffusion des idées reçues s’est accentuée.

Présentée initialement sur le réseau américain Fox en 2009, mais ensuite diffusée dans plusieurs autres pays, Lie To Me est sans doute la série télévisée qui, d’un côté, a fait le plus parler de la communication non verbale mais d’un autre côté, a contribué le plus à populariser des idées reçues. La série présentait les aventures d’un personnage fictif, Cal Lightman, qui identifiait la malhonnêteté d’un simple regard. Il était suggéré, entre autres, que les micro-expressions, c’est-à-dire des expressions faciales se manifestant durant moins d’une demi-seconde, étaient des signes fiables de mensonge. Pourtant, la recherche a démontré que les micro-expressions existent bien, quoiqu’elles soient très rares et (surtout) ne permettent pas de « détecter » le mensonge [4, 5]. Outre les séries télévisées, les films peuvent renforcer, eux aussi, des idées reçues. Par exemple, dans la comédie romantique Hitch sortie en 2005, le personnage principal, un « coach » en séduction interprété par Will Smith, affirmait que la communication non verbale représente 90 % d’un message. Pourtant, une telle affirmation, régulièrement attribuée à Albert Mehrabian, professeur émérite en psychologie à l’université de Californie à Los Angeles, n’est rien de plus qu’une extrapolation abusive de véritables études que ce dernier a publiées dans les années 1960 [6, 7]. Autre exemple, dans le film d’action The Negotiator sorti en 1998, Samuel L. Jackson affirmait que les yeux ne mentent pas et que leur direction permet de « détecter » le mensonge. Il s’agit, encore une fois, d’une idée reçue [8]. Il n’y a aucun comportement non verbal présent chez tous les individus qui mentent et absent chez tous ceux qui disent la vérité. Il n’y a pas de comportement similaire au nez de Pinocchio [9, 10, 11].

À part les séries télévisées et les films, plusieurs émissions de télévision et de chaînes sur YouTube diffusent des prétentions non fondées, démontrées fausses et pseudo-scientifiques. Vus par des millions de téléspectateurs et d’internautes, des individus présentés implicitement ou explicitement comme des « experts » associent des significations spécifiques à différents comportements non verbaux de célébrités qui, pourtant, n’ont jamais fait l’objet d’articles révisés par les pairs. Toutefois, pour le grand public qui l’ignore, les soi-disant « experts » qui s’expriment avec assurance peuvent être persuasifs, d’autant plus qu’ils accompagnent régulièrement leurs « analyses » de précautions suggérant une certaine rigueur. Par exemple, certains affirment qu’un observateur doit considérer plusieurs comportements non verbaux avant de se faire une idée de l’état d’esprit d’une célébrité. Mais la précaution n’est d’aucune utilité si les significations associées aux gestes, aux expressions faciales et aux postures n’ont jamais été démontrées de façon probante.

En plus de la visibilité qu’ils obtiennent dans les émissions de télévision et les chaînes sur YouTube, des « experts en langage corporel » (ou “body language experts”) publient des livres, mais aussi, et peut-être surtout, offrent leurs services aux entreprises. Une simple recherche sur Internet permet de constater la pléthore de formations, de conférences et de séminaires qui permettraient d’apprendre à « lire » les gestes, les expressions faciales et les postures comme les mots d’une langue. Cependant, de telles prétentions relèvent davantage de la fiction que de la science. La professeure émérite en psychologie Judith Hall du Northeastern University College of Science (Boston) et ses collègues le rappellent : « Il n’existe pas de dictionnaire des significations des indices non verbaux, car les facteurs contextuels impliquant les intentions des codeurs, leurs autres comportements verbaux et non verbaux, les autres personnes (qui elles sont et leur comportement), et le contexte, affecteront tous la signification » (notre traduction) [12]. Malgré tout, des « experts en langage corporel » prétendent le contraire. Parfois, ils suggèrent même que leurs prétentions sont scientifiques, alors qu’en réalité, elles sont non fondées ou démontrées fausses. Voilà qui est typique de la pseudo-science.

Le Monomane du vol ou Le Cleptomane,
Théodore Géricault (1791-1824)

Les conséquences des idées reçues

La plupart des « experts en langage corporel » sont sans doute de bonne foi. Ils croient probablement que leurs enseignements peuvent bénéficier à celles et ceux qui les adoptent. Toutefois, la bonne foi n’est pas synonyme de bonne pratique. Autant les prétentions non fondées, démontrées fausses et pseudo-scientifiques qu’ils diffusent que les idées reçues popularisées par les films et les séries télévisées peuvent avoir de très graves conséquences lorsqu’elles sont utilisées par des individus en situation d’autorité.

Par exemple, dans le domaine de la sécurité, après les attentats du 11 septembre 2001, la Transport Security Agency (TSA) des États-Unis a mis en place un programme de détection de comportements suspects afin de prévenir d’autres actes de terrorisme (voir dans ce numéro l’article de Hugues Delmas « La complexe interprétation des expressions faciales »). Son coût était approximativement de 212 millions de dollars par année. Le programme prévoyait, entre autres, la formation d’agents pour reconnaître des indicateurs non verbaux qui, supposément, permettaient de « détecter » des terroristes (par exemple, détourner son regard et couvrir sa bouche avec sa main). Par la suite, dans les aéroports, lorsque ces indicateurs étaient observés chez des voyageurs, des agents pouvaient les rencontrer, appeler les forces de l’ordre et, en dernier recours, leur interdire de prendre leur vol. Toutefois, la plupart des indicateurs non verbaux utilisés par la TSA n’avaient pas plus de valeur scientifique que les prétentions des soi-disant « experts » dans les émissions de télévision et les chaînes sur YouTube. En effet, après quelques années d’opération du programme, lorsqu’est venu le temps de le justifier pour continuer d’obtenir le financement, la TSA a fourni à un organisme d’audit public américain 178 documents qui étaient supposés démontrer la valeur scientifique des indicateurs non verbaux. Toutefois, l’analyse des documents a permis de constater qu’en réalité, 175 d’entre eux ne justifiaient pas les indicateurs non verbaux qu’ils étaient censés justifier. Autrement dit, la plupart des indicateurs non verbaux auxquels étaient formés les agents n’avaient l’appui d’aucune preuve empirique [13]. Pire encore, l’American Civil Liberties Union (une ONG américaine de défense des libertés et droits individuels) a montré que le programme a contribué à cibler des immigrants et des individus de cultures différentes plutôt que des terroristes [14].

Dans le milieu policier, les dangers des mauvais usages de la communication non verbale ne sont pas moins importants. En effet, aux États-Unis par exemple, des techniques d’interrogatoires affirment, à tort, que des indicateurs non verbaux d’un suspect sont liés à un manque de sincérité [13]. La position d’un suspect sur sa chaise et le mouvement de ses mains, par exemple, contribueraient à distinguer la vérité du mensonge. Pourtant, rien dans la littérature scientifique ne confirme l’utilité de ces indicateurs. Par ailleurs, comme les « experts en langage corporel », les techniques d’interrogatoires semblent faire preuve de modération en imposant certaines précautions aux forces de l’ordre : le policier doit observer plusieurs comportements non verbaux et considérer d’autres facteurs propres au suspect (par exemple, son niveau d’intelligence et son degré de maturité) avant de se faire une idée de son état d’esprit. Toutefois, ces précautions n’ont aucune valeur. L’observation de plusieurs comportements non verbaux n’ayant aucun lien avec le mensonge ne permet pas de mieux le « détecter » [15]. De plus, l’influence des autres facteurs n’est pas documentée, mais aussi, et peut-être surtout, n’est d’ordinaire pas connue des policiers lors des interrogatoires. Finalement, l’utilisation par des policiers d’indicateurs non verbaux incorrects peut mener à une certitude erronée de la culpabilité d’un suspect et, par la suite, à des interrogatoires coercitifs et des fausses confessions [16].

Enfin, dans le milieu juridique, les conséquences peuvent, dans certains cas, être encore plus importantes. Les jugements rendus par des tribunaux peuvent, par exemple, entraîner une perte de liberté d’un accusé au terme d’un procès criminel et une perte d’accès à un enfant au terme d’un procès familial. Selon les juridictions, en présence de témoignages contradictoires, les juges et les jurés doivent, dans un système de justice accusatoire, parfois déterminer le poids qu’ils accordent aux propos des témoins en fonction de leur crédibilité, laquelle est parfois tributaire des idées reçues sur la communication non verbale. Au Canada, par exemple, des jugements écrits identifient parfois le « langage corporel » comme un élément à considérer pour l’évaluation de la crédibilité des témoins. D’autres identifient plutôt des comportements précis tels que l’hésitation, le ton de la voix et la nervosité. Toutefois, lorsque des juges ou des jurés croient, à tort, que ces comportements indiquent le mensonge, l’impression qu’un témoin est digne de confiance peut être faussée et, par conséquent, l’issue du procès peut l’être aussi [17]. Il en est de même lorsque des juges et des jurés considèrent, à tort, que l’absence d’émotion est un indice de culpabilité [18]. Autrement dit, les mauvais usages de la communication non verbale peuvent engendrer des erreurs judiciaires.

Une réflexion pour terminer

Déboulonner des prétentions non fondées, démontrées fausses ou pseudo-scientifiques, requiert du temps et de l’espace qui, autrement, auraient pu être consacrés aux découvertes scientifiques. Le présent article en est un exemple. Mais depuis trop longtemps, la communication non verbale est prise à la légère lorsqu’elle est présentée dans les médias traditionnels et sociaux. Pourtant, les prétentions que des soi-disant « experts » diffusent et les idées reçues popularisées par les films et les séries télévisées, bien que divertissantes, peuvent avoir de très graves conséquences lorsqu’elles sont utilisées par des agents, des policiers et des juges. Personne ne voudrait que ces professionnels attribuent un manque de sincérité à un individu sur la base de sa carte du ciel. Il n’est pas plus acceptable que des agents, des policiers ou des juges soient influencés par des indicateurs non verbaux n’ayant pas plus de valeur scientifique que les méthodes utilisées au Moyen Âge pour chasser des sorcières !

Références


1 | Axelrad B, « Quand le corps dit tout haut ce que l’esprit pense tout bas », Science et pseudo-sciences n° 300, avril 2012.
2 | Plusquellec P, Denault V, “The 1000 most cited papers on visible nonverbal behavior : A bibliometric analysis”, J Nonverbal Behavior, 2018, 42 :347-77.
3 | Troville PV, “History of lie detection”, J Criminal Law and Criminology, 1939, 29 :848-81.
4 | Burgoon JK, “Micro-expressions are not the best way to catch a liar”, Frontiers in Psychology, 2018, 9 :1672.
5 | Jordan S et al., “A test of the micro-expressions training tool : Does it improve lie detection ?”J Investigative Psychology and Offender Profiling, 2019, 16 :222-35.
6 | Mehrabian A, Ferris SR, “Inference of attitudes from nonverbal communication in two channels”J Consulting Psychology, 1967, 31 :248-52.
7 | Mehrabian A, Wiener M, “Decoding of inconsistent communications”, J Personality and Social Psychology, 1967, 6 :109-14.
8 | Wiseman R et al., “The eyes don’t have it : lie detection and neuro-linguistic programming”, PLoS ONE, 2012, 7 :e40259.
9 | DePaulo BM et al., “Cues to deception”, Psychol Bull, 2003, 129 :74-118.
10 | Luke TJ, “Lessons from Pinocchio : Cues to deception may be highly exaggerated”, Persp Psychol Sci, 2019, 14 :646-71.
11 | Sporer SL, Schwandt B, “Moderators of nonverbal indicators of deception : A meta-analytic synthesis.”Psychology, Public Policy, and Law, 2007, 13 :1-34.
12 | Hall JA et al., “Nonverbal communication”, Ann Rev Psychol, 2019, 70 :271-94.
13 | Denault V et al., « L’analyse de la communication non verbale : Les dangers de la pseudoscience en contextes de sécurité et de justice », Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, 2020, 73 :15-44.
14 | ACLU, “Bad Trip : Debunking the TSA’s ‘Behavior Detection’ Program”, 2017. Sur aclu.org
15 | Denault V, “Misconceptions about nonverbal cues to deception : a covert threat to the justice system ?”, Frontiers in Psychology – Personality and Social Psychology, 2020.
16 | Leo RA, Drizin SA, “The three errors : Pathways to false confession and wrongful conviction”, in Lassiter DG, Meissner C (dir.), Police interrogations and false confessions : Current research, practice, and policy recommendations,American Psychological Association, 2010.
17 | Denault V, Communication non verbale et crédibilité des témoins, Yvon Blais, 2015.
18 | Heath WP, “Arresting and convicting the innocent : The potential role of an ’inappropriate’ emotional display in the accused”,Behavioral Sciences and the Law, 2009, 27 :313-32.