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Les leçons de la première recherche de psychologie scientifique

Publié en ligne le 16 avril 2023 - Psychologie -
Chronique de Jacques Van Rillaer

Il faut apprendre à ne pas croire notre pensée parce qu’elle est notre pensée. Il faut, au contraire, la contenir et la traiter avec une défiance majeure, parce qu’elle est notre pensée.

Paul Valéry [1]

Les capacités innées d’observation et de quantification de l’être humain ont permis sa survie en tant qu’espèce. Certains progrès pour ses connaissances et son efficacité nécessitent des amplificateurs : avec une loupe, la capacité de vision s’agrandit et avec un télescope encore davantage. La question de la précision de mesure est au départ de la psychologie scientifique. Elle a été remarquablement abordée par un astronome.

L’équation personnelle des astronomes

Les astronomes s’occupent notamment d’enregistrer le moment où un astre passe au centre du réticule d’un télescope. À la fin du XVIIIe siècle, la meilleure méthode était celle « de l’œil et de l’oreille ». On estimait qu’elle permet une précision à 1 ou 2/10e de seconde près [2].

Lorsque l’astronome apercevait l’astre à observer, il devait (1) regarder une horloge et noter le temps à la seconde près ; (2) regarder l’astre en comptant mentalement les secondes selon le tic-tac produit par l’horloge ; (3) « fixer dans son esprit » la position de l’astre à la seconde (entendue) qui précède tout juste le passage au centre du réticule du télescope ; (4) fixer également la position de l’astre à la seconde suivante ; (5) en se basant sur la distance entre ces deux points (correspondant à 10/10e de secondes), préciser en dixièmes de seconde le moment du passage de l’astre au centre du réticule.

Cette méthode implique de multiples opérations cognitives, notamment la coordination d’informations auditives et visuelles, l’évaluation de positions d’un objet en mouvement à des moments précis et la mémorisation de ces positions.

L’Astronome (détail), Johannes Vermeer (1632-1675)

En 1795, le directeur de l’observatoire de Greenwich, l’« astronome royal » Nevil Maskelynen, constate que son assistant, David Kinnebrook, consigne les temps avec un décalage d’environ 5/10e de seconde par rapport à lui. Cette différence a une importance pour la détermination de l’heure et pour d’autres observations. Maskelyne renvoie son assistant en 1796 et consigne l’événement dans le journal de l’observatoire de Greenwich. Il écrit : « Je me suis séparé de lui à contrecœur car il était pour moi un assistant zélé et utile à d’autres égards  » [3].

Vingt ans plus tard, Friedrich Bessel, directeur de l’observatoire de Königsberg, lit ce compte rendu. À ce moment, il s’intéresse aux erreurs de mesure dont Laplace et Gauss avaient étudié la distribution. Ces mathématiciens avaient constaté que des erreurs se répartissaient selon une courbe en cloche. Bessel se demande alors s’il y a des différences de mesures de temps entre lui et des collègues. Il constate que c’est le cas. Il y a par exemple une différence de 1,2 seconde avec un astronome réputé. Suivent alors trois découvertes capitales.

Bessel découvre que les erreurs des observations de plusieurs astronomes se répartissent selon la « loi des erreurs » établie par Laplace et Gauss. Il remarque ensuite que chaque astronome commet toujours, grosso modo, le même degré d’erreur. En 1823, il désigne par « équation personnelle » (persönliche Gleichung) l’intervalle, différent selon les individus, entre le moment où un phénomène a lieu et le moment que note un observateur. Cette expression deviendra célèbre et signifiera plus tard la façon dont un chercheur, de par des caractéristiques personnelles, déforme des faits qu’il rapporte. Bessel constate enfin que l’erreur d’un même observateur varie quelque peu d’une mesure à l’autre. Des différences apparaissent surtout si on compare des estimations des mêmes faits après de longs intervalles de temps. On peut néanmoins parler d’une « équation » propre à chacun. Ainsi Bessel perçoit toujours plus tôt qu’un de ses collègues, la différence variant de 0,7 à 1 seconde.

L’étude de Bessel est la première recherche sur la « fidélité » inter- et intra-juges des mesures. Elle sera suivie de nombreuses études sur les erreurs de perception dans les années 1860 et 1870. Les chercheurs comprendront que le problème est d’ordre psychologique, qu’il dépend notamment de l’attente et de l’orientation de l’attention. L’étude de Bessel peut être considérée comme la première recherche de psychologie scientifique. Nous en retenons quatre leçons.

Quatre leçons épistémologiques

  • Dans la communauté scientifique, comme dans beaucoup d’autres domaines, les personnes qui détiennent le pouvoir croient facilement qu’elles possèdent la Vérité. Elles considèrent les opinions divergentes des subordonnés comme des erreurs dues à une moindre compétence ou à une volonté d’opposition.
  • Les observations sont facilement biaisées par des particularités individuelles. À moins d’une formation scientifique solide, l’individu est peu ou pas du tout conscient des biais qui interviennent dans ses observations.
  • Si l’on veut améliorer la précision des observations, à moins de disposer de meilleurs appareils, il faut étudier les processus cognitifs en jeu dans les observations et les évaluations. C’est ce qu’ont fait des astronomes à la suite de Bessel. Ils ont constaté qu’ils pouvaient réduire leur équation personnelle grâce à la prise de conscience du phénomène et une plus grande attention à leurs comportements. C’est ce que feront ensuite les premiers psychologues expérimentalistes comme Fechner, Weber et Wundt.
  • Enfin, pour améliorer encore davantage les observations, il faut inventer de nouvelles techniques. Les astronomes ont utilisé des procédés photographiques qui ont permis des observations bien plus objectives. De leur côté, des psychologues admettront que des tests et des questionnaires bien mis au point assurent généralement de meilleurs diagnostics et pronostics que le « jugement clinique » basé sur l’expérience personnelle. Sur cette question, les recherches de Paul Meehl (professeur à l’université du Minnesota, président de l’Association américaine de psychologie en 1962) ont fait date dans les années 1950 [4].

L’évocation de « l’équation personnelle » par les psychologues

Depuis l’Antiquité, des philosophes ont reconnu la nature subjective de la perception humaine. Platon notait que la saveur du vin est amère pour le malade. Descartes méditait sur un bâton droit qui paraît plié lorsqu’il est plongé dans l’eau. Plus près de nous, Nietzsche écrivait : « Peu à peu j’ai appris à discerner ce que toute grande philosophie a été jusqu’à ce jour : la confession de son auteur, des sortes de mémoires involontaires et qui n’étaient pas pris pour tels ; de même, j’ai reconnu que les intentions morales (ou immorales) constituaient le germe proprement dit de toute philosophie. C’est pourquoi je ne crois pas que l’instinct de la connaissance soit le père de la philosophie » [5].

Vanité en trompe-l’œil, Franciscus Gijsbrechts (1649-c.1677)

William James, professeur à Harvard et père de la psychologie américaine, est un des premiers psychologues qui a évoqué la question de l’équation personnelle dans sa discipline. Dans les célèbres Principles of Psychology (1890), il déplorait qu’à cause d’idées préconçues, la plupart des psychologues ne voient que ce qu’ils s’attendent à voir et qu’ils font de leurs particularités des règles universelles [6]. En 1909, dans un rapport sur une médium, il entendait par « équation personnelle » les conceptions théoriques du psychologue, la nature de sa connaissance du sujet qu’il examine et sa « volonté de croire » (will to believe) [7]. Cette année-là, il a rencontré Sigmund Freud et Carl Gustav Jung à l’occasion de la célébration du vingtième anniversaire de l’université Clark. Il écrira à Théodore Flournoy (professeur à l’université de Genève) : « Jung m’a fait une très bonne impression. […] Freud m’a fait personnellement l’impression d’un homme obsédé avec des idées fixes » [7].

Jung, précisément, a adopté le point de vue de James sur le manque d’objectivité des recherches des psychologues dû à leur équation personnelle. Il a aussi emprunté à James l’expression nothing but (« rien d’autre ») pour désigner les critiques qui disqualifient radicalement une théorie en l’attribuant totalement à l’équation personnelle. Ainsi, quand Freud vilipende ses conceptions en les qualifiant d’expressions de « résistances » et de troubles mentaux, Jung écrit à Ernest Jones : « Freud est convaincu que je pense sous l’emprise d’un complexe paternel dirigé contre lui. […] S’il comprend tout essai de penser d’une nouvelle façon comme une résistance personnelle, les choses deviennent impossibles. […] C’est un point de vue extrêmement épineux et même injuste de réduire une conception différente [de la sienne] à des complexes personnels. C’est la psychologie du “rien que”. Elle enlève tout sérieux et toute considération humaine, et les remplace par des commérages et des soupçons personnels » [7].

En 1912 Jung a cru qu’en matière de psychanalyse, on peut quelque peu réduire les erreurs d’interprétation si l’on est conscient de sa propre équation personnelle et si l’on a réalisé une analyse « didactique » sous la direction d’un confrère ou d’une consœur. En fait cela n’a pas permis de dépasser les divergences qui minaient l’unité de la psychanalyse naissante. En 1950, Albert Ellis, alors encore psychanalyste, constatait : « Les jeunes analystes peuvent être excessivement influencés par leurs analystes didacticiens et peuvent inconsciemment (ou consciemment) consacrer la plus grande part de leurs années de pratique subséquente à mettre en œuvre les points de vue de leurs analystes didacticiens. Des notions relatives à la théorie et au traitement, fortement biaisées et parfois tout à fait fausses, peuvent ainsi se perpétuer » [8]. Les didactiques sont des rites d’initiation qui ne se terminent que lorsque le candidat a totalement assimilé la théorie de son École. Le candidat est endoctriné.

D’autre part, Jung a repris l’idée de James que différents tempéraments sont à l’origine de différentes visions du monde et de différentes théories psychologiques. James distinguait les types « esprit tendre » (tender-minded) et « esprit dur » (tough-minded). Les premiers sont idéalistes, attachés à des principes, dogmatiques, religieux, optimistes. Les seconds sont empiriques, attachés aux faits, sceptiques, matérialistes, pessimistes [9]. Jung a traduit l’opposition des conceptions de Freud et d’Alfred Adler comme l’expression de leur tempérament. Il écrit en 1932 : « Chez Freud tout est orienté vers l’arrière. Ce qui l’intéresse, c’est de savoir d’où viennent les choses et non pas où elles vont. […] La théorie freudienne est au plus une vérité fragmentaire ; c’est pour cette raison qu’elle a la rigidité d’un dogme. […] Adler opère aussi une réduction. Il ramène tout à la tendance à la puissance et il le fait avec un indéniable succès. La théorie d’Adler est certes aussi unilatérale ; mais si on l’adjoint à celle de Freud, on obtient déjà une image plus vaste » [10].

Freud, après les dissidences avec Adler et Jung, a adopté l’attitude de « l’astronome royal ». Il déclarait : « Personne mieux que moi ne peut savoir ce qu’est la psychanalyse » [11]. Il ne pouvait concevoir que ses anciens confrères aient pu apporter quoi que ce soit à la psychanalyse. Il disait par exemple que les conceptions d’Adler étaient « radicalement fausses » (radical falsch) [11].

L’équation personnelle des examinateurs

Socrate enseignant à Périclès, Nicolas Guibal (1725-1784)

Dans un tout autre domaine, citons les examens scolaires, une matière qui concerne l’ensemble de la population à un moment ou un autre. Quelles que soient les critiques qu’on peut leur adresser, ils restent indispensables pour renseigner sur les compétences des apprenants et sur la qualité de l’enseignement. La critique sans doute la plus importante est leur insuffisante objectivité. À vrai dire, la recherche d’une objectivité parfaite est une chimère, mais les examinateurs peuvent améliorer la qualité des évaluations, comme les médecins peuvent améliorer la santé sans ambitionner d’éliminer toutes les maladies.

Le souci d’amender les systèmes de notation a conduit Henri Piéron (1881-1964) à développer à partir de 1922 l’étude scientifique des examens, qu’il a appelé la « docimologie » (en grec, dokimê signifie épreuve). Piéron est, avec Alfred Binet, le promoteur de la psychologie expérimentale en France. Son intérêt pour l’examen fiable des aptitudes est lié à sa fondation de l’Institut d’orientation professionnelle. Il a réalisé des expériences démontrant le manque criant d’objectivité des évaluations scolaires. À titre d’exemple, une étude des notes données à une composition française par 76 enseignants de langue maternelle [12] : sur 20, un correcteur a attribué une note de 0 ou 1 ; 6 correcteurs ont attribué la note de 2 ou 3 ; 20 ont attribué 4 ou 5 ; 34 ont attribué 6 ou 7 ; 10 ont attribué 8 ou 9 ; 3 ont attribué 10 ou 11 ; 2 ont attribué 12 ou 13.

Cette composition est manifestement de médiocre qualité. Quelques correcteurs la considèrent comme nulle, le plus grand nombre la jugent insuffisante, mais cinq correcteurs assurent tout de même la réussite.

Les corrélations entre les évaluations d’une même copie d’examen sont plus élevées lorsqu’il s’agit de mathématique et de physique que de philosophie. Toutefois, à moins d’utiliser des questionnaires à choix multiples, la fidélité inter-correcteurs laisse à désirer, même pour les matières scientifiques, comme l’illustre une étude réalisée avec 150 enseignants d’un même niveau scolaire qui ont évalué trois devoirs de mathématiques avec des écarts de notation pouvant aller jusqu’à onze points sur vingt [13].

Comme chez les astronomes, il y a des variations chez un même correcteur. Elles sont d’autant plus importantes que les évaluations sont faites à des moments plus éloignés dans le temps.

L’Examen scolaire (détail), Albert Anker (1831-1910)

La docimologie a donné lieu à de nombreuses études qui ont quasiment toutes conclu à une large part de subjectivité. Leur impact dans le milieu scolaire est resté faible. Une large proportion d’enseignants ne se doute guère de leur regrettable équation personnelle. En fait, ce que les psychologues appellent le « biais d’excès de confiance » dans son propre jugement concerne la majorité d’entre nous. Les nombreuses études menées dans les pays anglo-saxons, notamment sur les diagnostics médicaux et surtout sur le comportement des investisseurs et des boursiers, concluent dans le même sens : il faut traiter avec défiance nos propres jugements.




Références


1 | Valéry P, Œuvres, Gallimard, Pléiade, 1966.
2 | Boring E, A history of experimental psychology, Appleton-Centory-Crofts, 1957.
3 | “Maskelyne’s analysis of Kinnebrook as an observer and a statement of the observing method in use at Greenwich in 1796”, The Royal Observatory Greenwich. Sur royalobservatorygreenwich.org.
4 | Meehl P, Clinical versus statistical prediction : a theoretical analysis and a review of the evidence, University of Minnesota Press, 1954.
5 | Nietzsche F, Par-delà bien et mal (éd.1886), Gallimard, 1971.
6 | James W, Principles of Psychology, 1890.
7 | Shamdasani S, Jung and the making of modern psychology : the dream of a science, Cambridge University Press, 2003.
8 | Ellis A, “An introduction to the principles of scientific psychoanalysis”, in Critical essays on psychoanalysis, Macmillan, 1963, 102.
9 | James W, Pragmatism (éd.1907), Meridian, 1970.
10 | Jung CG, “Freud : charakter”, in Problèmes de l’âme moderne, Buchet/Chastel, 1960, 401s.
11 | Freud S, Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique (éd. 1914), PUF, 2005.
12 | Piéron H, Examens et docimologie, PUF, 1963.
13 | Pelpel P, Se former pour enseigner, Bordas, 1986.