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Point de vue

Plan Écophyto : quel impact sur la production agricole ?

Publié en ligne le 25 avril 2016 - Agriculture -

C’est la grande question occultée du plan Écophyto : son impact potentiel sur la production agricole française. Il s’agit pourtant d’une question essentielle si on veut se fixer des objectifs réalistes, sans mettre un policier derrière chaque tracteur et sans dégrader la compétitivité du secteur agricole, qui reste une des forces majeures de l’économie française.

Un petit retour à l’agronomie pour commencer…

Classiquement, les agronomes français distinguent deux niveaux dans les agricultures alternatives à l’agriculture intensive :

 L’agriculture raisonnée est une agriculture qui conserve les mêmes objectifs de rendement et, dans ses grandes lignes, les mêmes modes de production que l’agriculture intensive, mais en veillant à n’appliquer que les traitements strictement nécessaires (contrairement à l’agriculture intensive, qui applique les traitements suffisants pour protéger contre les maladies ou ravageurs potentiels, sans vérifier si ces déprédateurs sont effectivement présents). Pour cela, l’agriculteur supprime les traitements « de précaution », en veillant à ne traiter que les parcelles ayant un risque de maladies ou de ravageurs avérés, et seulement au moment où ces parasites approchent leur seuil de nuisibilité.

 L’agriculture intégrée est un mode de production dans lequel l’agriculteur, en plus des techniques de l’agriculture raisonnée, applique des mesures prophylactiques, pour réduire le risque de maladies auxquelles sa culture peut être exposée. Par exemple, dans le cas du blé, il peut semer plus tard et avec une densité réduite par rapport aux pratiques intensives, ce qui réduit le risque de maladies fongiques à contamination aérienne, mais diminue en contrepartie le potentiel de rendement. Il peut aussi décider de changer la rotation de ses cultures, en faisant revenir le blé moins souvent, ce qui réduit le risque de maladies transmises par le sol. Par contre, cela l’oblige à cultiver davantage d’espèces différentes, ce qui complique l’organisation de son exploitation, et peut poser des problèmes de commercialisation pour les cultures nouvelles qu’il va introduire. En agriculture bio, qui est une des formes de l’agriculture intégrée, il s’engage de plus à n’utiliser que des produits « naturels », répertoriés par le cahier des charges bio. En agriculture intégrée « conventionnelle », le nombre de traitements nécessaires est fortement réduit par rapport à l’agriculture intensive, mais les agriculteurs ne s’interdisent pas les produits de chimie de synthèse, à condition de choisir les substances les moins toxiques (qui d’ailleurs ne sont pas forcément plus toxiques que les produits bio, et presque toujours beaucoup plus efficaces).

On comprend donc facilement que les problématiques économiques sont très différentes :

 L’agriculture raisonnée impose un effort de formation aux agriculteurs, les oblige à passer plus de temps dans leurs parcelles et complique la gestion de leurs traitements (plus question de traiter à dates fixes selon un calendrier défini en début d’année). Par contre, elle n’a que des avantages économiques : elle permet de réduire le nombre de traitements appliqués, et donc les charges en pesticides, sans faire baisser le rendement si elle a bien été menée.

 Pour l’agriculture intégrée, il faut être beaucoup plus prudent : en effet, elle permet des économies de traitement encore plus importantes que l’agriculture raisonnée, mais elle entraîne le plus souvent une baisse de rendement.

Un coût estimé à 5,8 milliards d’euros par an

Les auteurs du rapport Écophyto R&D 1, commandé à l’INRA après le Grenelle de l’Environnement pour définir des scénarios de réduction de l’usage de pesticides, ont donc calculé les performances technico-économiques de ces deux modes de production. Pour les grandes cultures, ils ont même affiné l’analyse, en distinguant au sein de l’agriculture intégrée deux sous-catégories :

 l’agriculture « à bas niveau d’intrants » dans laquelle l’agriculteur prend des mesures intégrées à l’échelle annuelle seulement (recul de la date de semis de ses parcelles de blé par exemple).

 l’agriculture véritablement intégrée dans laquelle l’agriculteur diversifie ses rotations.

Le passage à l’agriculture à bas niveau d’intrants peut être décidé par l’agriculteur seul, tout comme la transition de l’intensif vers le raisonné. Par contre, la transition vers l’agriculture vraiment intégrée risque de nécessiter de nouveaux équipements pour les nouvelles cultures, et donc de nouveaux investissements. De plus, elle suppose que l’agriculteur trouve des débouchés commerciaux pour ces nouvelles cultures. Cette transition demanderait donc un accompagnement politique fort pour avoir des chances d’aboutir.

Les conclusions du rapport auraient dû alerter sérieusement les politiques :

 Au plan économique, les auteurs confirment que la transition de l’agriculture intensive vers l’agriculture raisonnée améliore la rentabilité des exploitations, en particulier pour les grandes cultures (marge nette améliorée de 9,4 % avec les prix de 2006). Mais cette transition ne permet absolument pas d’atteindre l’objectif des 50 % de réduction de pesticides que s’est assigné Écophyto. Cela tient à deux raisons : d’une part, l’écart d’IFT entre le raisonné et l’intensif n’est que de -28 % en moyenne générale, toutes cultures confondues, mais surtout cette transition est déjà très fortement entamée. Par exemple, en viticulture, 13 % seulement des parcelles du panel étaient encore au stade non raisonné, dans le panel de référence étudié par l’INRA. Les marges de progrès avec l’agriculture raisonnée sont donc maintenant limitées, à cause du succès même de cette approche.

 Sur le plan des performances environnementales, le rapport démontre clairement que seule une transition complète de l’agriculture française vers l’agriculture « véritablement intégrée » permettrait d’atteindre l’objectif de réduction de 50 %. Encore s’agit-il d’une moyenne nationale, toutes cultures confondues. Pour la vigne et les fruits, même cette transition ne permet pas d’atteindre l’objectif, dans l’état actuel des techniques.

 Cette transition s’accompagnerait d’une réduction de la production agricole globale de la France de 12 %, et d’une baisse de la marge brute des exploitations de 16 %. Les auteurs ont même calculé le niveau de subvention qui serait théoriquement nécessaire pour préserver le revenu des agriculteurs, pour compenser le coût de la transition de l’agriculture raisonnée à l’agriculture intégrée : 200 €/ha, soit, ramené à la surface agricole utile française, la bagatelle de 5,8 milliards d’euros par an ! De plus, ces résultats sont très dépendants du cours des matières premières agricoles, dont la tendance est à la hausse. Le montant de 200 €/ha est basé sur les cours de 2006, historiquement bas. Aux cours de 2007, période de flambée des prix des céréales, le manque à gagner pour les grandes cultures passerait de 38 à 67 €/ha.

 Le rapport montrait aussi que le coût de cette transition était très dépendant du taux de réduction retenu : jusqu’à 20 % de réduction environ, l’objectif est atteignable sans choc économique majeur, c’est le passage de 20 à 50 % qui coûte très cher. Or rien n’indique qu’il y ait une différence d’impact sur la santé ou l’environnement entre ces deux objectifs de réduction (cf. article « Pesticides et biodiversité : quel impact ? »). De quoi s’interroger sur ce fameux objectif de 50 %, qui, rappelons-le, n’a aucune justification scientifique.

Bien entendu, ces résultats ne sont pas gravés dans le marbre et les auteurs en étaient parfaitement conscients. Par exemple, faute de statistiques annuelles assez précises, ces analyses s’appuient essentiellement sur les données de l’enquête sur les pratiques agricoles de 2006. Or le niveau d’utilisation des pesticides varie beaucoup d’une année à l’autre, en fonction du climat et de la pression de maladies. Ensuite, et surtout, les données sur les formes d’agriculture les plus avancées (N2 a et c, et bio), sont en nombre encore assez réduit, et donc statistiquement peu fiables, en particulier pour la viticulture et l’arboriculture. Les pertes économiques calculées pour ces deux filières sont donc sujettes à caution, et devraient être réévaluées sur des échantillons plus importants et plus récents. Enfin, ce surcoût pour les agriculteurs peut aussi être compensé par des prix de vente plus élevés : c’est à peu près le cas pour l’instant de l’agriculture bio, qui a trouvé une clientèle prête à payer un peu plus cher ses produits alimentaires. Mais cette meilleure valorisation est balbutiante actuellement pour les agricultures raisonnée ou intégrée, inconnues du grand public. De plus, elle reporte sur les consommateurs le coût de la transition agro-écologique.

Quelles conséquences pour Écophyto 2 ?

Malgré leurs inévitables imperfections, les analyses technico-économiques du rapport Écophyto R&D montraient de toute évidence que l’objectif de réduction de 50 % des IFT aurait des conséquences économiques lourdes pour les agriculteurs et/ou les consommateurs français. Le sujet est d’autant plus délicat que ce plan, propre à la France, s’ajoute aux nouvelles règles d’éco-conditionnalité des aides lancées par l’Union Européenne dans le même temps. Il y a donc « double peine » pour les agriculteurs français. Outre le fait évident qu’il aurait mieux valu faire cette analyse avant de fixer l’objectif, ce rapport démontrait donc la nécessité absolue d’approfondir les études sur l’impact économique du plan Écophyto. Par ailleurs, ces résultats rappelaient indirectement aussi la nécessité de soutenir économiquement le développement de l’agriculture intégrée sous toutes ses formes (et pas seulement le bio, comme c’était le cas dans Écophyto 2018).

Cette sérieuse alerte, qui confirmait les inquiétudes exprimées par la profession, n’a pas été suivie d’études complémentaires à la hauteur du problème. On aurait pu espérer que le changement de majorité politique serait l’occasion de relancer le débat, au moment du bilan d’étape qui a conduit au plan Écophyto 2. Il n’en a rien été. Les analyses technico-économiques du rapport Écophyto R&D ont été totalement ignorées par le rapport Potier, qui a défini les grandes lignes d’Écophyto 2. Ce nouveau rapport ne rappelle nulle part les résultats technico-économiques d’Écophyto R&D, et ne propose aucune approche économique alternative. Il déclare avec un bel optimisme (et en une page et demie) que la réduction de 50 % est possible… en poursuivant sur 10 ans la baisse de 12 % observée sur le réseau de fermes-modèles Dephy 2 entre 2011 et 2013 (p. 64-65) ! Pourtant, ces exploitations sont loin d’être rentrées dans le dur de la zone des 25 à 50 % de réduction de pesticides, identifiée comme le moment où les difficultés commencent. Encore plus fort : la seule mention d’un résultat économique dans le rapport Potier porte sur une analyse de la rentabilité des exploitations Dephy suivies par des coopératives. Le graphique cité p. 65 montre que les exploitations ayant les meilleures performances environnementales ont aussi la meilleure marge brute : un résultat très « politiquement correct », mais aussi très partiel, et surtout qui cache un lièvre de belle taille : ce classement des exploitations a été fait d’après un indicateur d’impact, la quantité de substances actives lessivée dans les sols. C’est-à-dire le type d’indicateur que la profession réclamait, et que le Grenelle de l’Environnement a refusé, et non sur l’indicateur officiel Écophyto (l’IFT) ! Indirectement, le seul résultat économique cité dans le rapport Potier confirme donc l’inadaptation de l’IFT comme critère de décision, mais les auteurs se gardent bien d’en tirer la conclusion qui s’impose : à savoir que les indicateurs d’impact (comme on pouvait s’y attendre…) sont plus pertinents sur le plan environnemental, mais aussi plus compatibles avec l’économie des exploitations agricoles.

De ce point de vue, la version définitive du plan Écophyto 2, publié fin octobre 2015, a fait un pas modeste dans la bonne direction, puisqu’elle annonce que l’IFT sera remplacé par un indicateur multicritères. Au moment où nous finalisons cet article (25 avril 2016), les nouveaux objectifs de réduction des produits phytosanitaires ne sont toujours pas définitivement publiés. Il n’est donc pas encore possible d’estimer si ce changement d’objectif atténuera significativement le coût du plan Écophyto 2… Espérons en tout cas (sans trop y croire) que le coût de ces nouvelles mesures aura pour une fois été calculé à l’avance !

2 Dephy : Réseau de fermes-modèles créé pour valider la faisabilité du plan Écophyto agriculture.gouv.fr/reseau-de-fermes-dephy-ou-en-est-fin-2012 (archive.org)