Comment des gens si intelligents peuvent-ils faire des choses si bêtes ?
Publié en ligne le 23 août 2025 - Esprit critique et zététique -
De Luc Montagnier à Didier Raoult, l’histoire est émaillée d’esprits brillants qui selon certains critères semblent être dotés d’une grande intelligence, mais qui ont pourtant, dans certaines circonstances, échoué lamentablement, leur rationalité semblant avoir été obscurcie par une confiance en soi excessive et la croyance inébranlable dans le fait d’avoir raison. Chacun peut aisément trouver d’autres exemples de dissociation apparente entre l’intelligence d’un individu et sa rationalité, définie comme étant la capacité à prendre des décisions optimales.
Il ne s’agit pas que de mythes populaires. Depuis trente ans, d’éminents chercheurs en psychologie et en économie [1, 2, 3] ont théorisé l’idée selon laquelle la rationalité est une qualité indépendante de l’intelligence générale et mal mesurée par les tests usuels. Le Prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, récemment disparu, a bâti sa carrière sur la mise en évidence des biais cognitifs affectant le raisonnement humain. Il a suggéré que nous raisonnons à l’aide de deux systèmes cognitifs distincts [4]. Le système 1, qui produit des réponses intuitives, rapides et adaptées à l’environnement dans lequel nos ancêtres ont évolué. Et le système 2, plus lent et laborieux, qui nous permet de prendre en compte des informations multiples et complexes et de faire des raisonnements plus élaborés et nuancés. Le système 1 produisant souvent des réponses erronées aux problèmes nouveaux et difficiles auxquels le monde moderne nous confronte, la rationalité dépendrait de notre capacité à l’inhiber et à utiliser à bon escient le système 2.

Ce courant de pensée a engendré une profusion de publications sur le thème « Comment des gens si intelligents peuvent-ils faire des choses si bêtes ? », ainsi que des listes interminables de biais cognitifs supposés expliquer ce constat [5, 6]. Il a également alimenté le rejet des tests d’intelligence et des scores de QI et conduit à l’élaboration de nouveaux tests de « rationalité cognitive » composés de petits problèmes sur lesquels nos intuitions sont fausses [7]. La question se pose donc de savoir si ces nouveaux tests mesurent quelque chose de fondamentalement différent de l’intelligence générale et s’ils prédisent mieux le comportement rationnel.
L’intelligence ne donne aucune garantie d’être rationnel en permanence
En fait, de nombreuses études ont trouvé que les scores de rationalité ainsi mesurée étaient particulièrement corrélés aux capacités cognitives [8]. Une méta-analyse de 44 études a établi que les tests usuels d’intelligence prédisaient jusqu’à 70 % des différences individuelles de rationalité cognitive [9]. De plus, une étude basée sur des paires de jumeaux suggère que le lien entre intelligence générale et rationalité cognitive est dû principalement à des facteurs génétiques communs [10]. Enfin, les tests de rationalité cognitive ont échoué à prédire de manière convaincante le comportement rationnel au-delà de ce que prédisent déjà les scores d’intelligence [9, 10]. Ainsi, comme pour la théorie des intelligences multiples, la notion d’intelligence générale continue à résister aux multiples assauts de théories alternatives (voir encadré ci-dessous).
Intelligence générale
L’intelligence est un mot du langage courant qui correspond à une simple intuition. Le concept qui a une validité scientifique est celui d’intelligence générale, qui est la part commune de l’ensemble des fonctions cognitives (langage, raisonnement, mémoire, planification, rapidité…). Un score d’intelligence générale est à peu près équivalent à la moyenne des scores de toutes nos fonctions intellectuelles.
Rationalité cognitive
Selon Shane Frederick, chercheur en science de la décision, la rationalité cognitive est « la capacité ou la disposition à résister au fait de donner la réponse qui vient en premier à l’esprit ». Pour les psychologues Keith Stanovich et Richard West, c’est « la disposition et la capacité à penser de manière analytique pour prendre des décisions qui maximisent l’utilité attendue ou suivent les lois de la probabilité ».
Bien sûr, il reste vrai qu’on peut être très intelligent et croire à des absurdités ou se comporter parfois en dépit du bon sens. L’intelligence ne fournit que les moyens d’être rationnel, mais ne donne aucune garantie de l’être en permanence. Même les personnes les plus intelligentes restent soumises à tous les biais cognitifs humains et ne pas y céder requiert une vigilance de tous les instants. Les anecdotes de gens intelligents se comportant « bêtement » ne cesseront donc jamais de nous étonner, mais elles ne doivent pas occulter les tendances générales. Les résultats expérimentaux sont clairs : les scores de QI mesurés par les tests sont le meilleur prédicteur de la propension à se comporter rationnellement, en tous cas dans la mesure où cette propension peut être mesurée par des tests.

Cela n’implique pas qu’il faille renoncer à enseigner l’esprit critique et à développer la rationalité chez les enfants, au contraire ! Les capacités cognitives ne sont pas gravées dans le marbre et les bons réflexes épistémiques s’apprennent. Si l’intelligence générale ne prédit pas entièrement la rationalité, c’est qu’elle lui est nécessaire mais pas suffisante.
La théorie des intelligences multiples
Cette théorie a été inventée par le professeur de psychologie Howard Gardner en 1983, puis développée dans plusieurs livres successifs. Elle postulait qu’il existait sept formes distinctes d’intelligence : logico-mathématique, linguistique, musicale, spatiale, corporelle-kinesthésique, interpersonnelle et intrapersonnelle. En postulant de plus que ces intelligences étaient « largement indépendantes » les unes des autres, elle visait à s’opposer à la théorie dominante de « l’intelligence générale », définie comme la part commune à toutes les capacités cognitives. Elle visait également à dénoncer les tests d’intelligence comme étant trop restrictifs.
Il est bien sûr incontestable que l’être humain possède de multiples fonctions cognitives, et peut déployer ses talents dans de nombreux domaines. Appeler chaque capacité « une intelligence » n’apporte rien, si ce n’est de la confusion sur la notion d’intelligence.
En plus de capacités verbales pour raisonner, numériques pour estimer quantités et probabilités, et exécutives pour éviter les réponses intuitives trop rapides, la rationalité exige de nombreuses connaissances sur le monde, la compréhension de la méthode scientifique et la capacité à évaluer la fiabilité des sources. Pour aider les enseignants à s’emparer de cette partie assez récente des programmes scolaires, le conseil scientifique de l’Éducation nationale a produit une synthèse de la recherche, des outils d’évaluation et des ressources pédagogiques [11].
1 | Stanovich KE, West RF, "Individual differences in rational thought", Journal of Experimental Psychology, 1998, 127:161-88.
2 | Toplak ME et al., "The cognitive reflection test as a predictor of performance on heuristics-and-biases tasks", Memory & Cognition, 2011, 39:1275
3 | Frederick S, "Cognitive reflection and decision making", Journal of Economic Perspectives, 2005, 19:25-42
4 | Kahneman D, Système 1 / Système 2 : les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2012.
5 | Feinberg MR, Tarrant JJ, Why smart people do dumb things : lessons from the new science of behavioral economics, Simon and Schuster, 1995.
6 | Sternberg RJ, Why smart people can be so stupid, Yale University Press, 2002.
7 | Trémolière B, "Mesurer notre aptitude à éviter des réponses intuitives incorrectes : le test de réflexion cognitive", SPS n°343, Janvier 2023
8 | Burgoyne AP et al., "Understanding the relationship between rationality and intelligence : a latent-variable approach", Thinking & Reasoning, 2021, 29:1-42
9 | Otero I et al., "Cognitive reflection, cognitive intelligence, and cognitive abilities : a meta-analysis", Intelligence, 2022, 90:101614
10 | Bates TC, "Cognitive rationality is heritable and lies under general cognitive ability", Intelligence, 2025, 108:101895
11 | Réseau Canopé, "GT8 - développer l’esprit critique", page web.
Publié dans le n° 352 de la revue
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L'auteur
Franck Ramus

Directeur de recherche au CNRS et professeur attaché à l’École normale supérieure. Il dirige l’équipe « (…)
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