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Controverses scientifiques et perception du risque

Publié en ligne le 13 mai 2015 - Science et décision -

Les controverses scientifiques sont aussi vieilles que la science, mais leur nature et leur contenu se sont modifiés à mesure que le risque devenait le jugement de référence de notre époque moderne.

Auparavant, les grandes controverses scientifiques, le plus souvent théoriques, s’élaboraient au sein de l’arène scientifique et ne débordaient que rarement dans l’espace public, où leur traduction concrète restait confuse et lointaine. Le risque auquel l’innovation issue de la science est intimement liée est devenu le moteur de la controverse, fournissant à la science une large audience médiatique, mais réduite à la suspicion qu’elle inspire au public profane.

Depuis les travaux de Slovic en 1987 [1], la connaissance des relations complexes entre les innovations scientifiques et la perception par le public de leurs risques et bénéfices s’est à la fois enrichie et précisée. L’approche psychométrique a permis de fournir un cadre explicatif et prédictif des jugements portés par les individus et groupes sociaux sur les technologies modernes, et, partant, sur leur matrice scientifique.

Trois dimensions majeures de la perception du risque fournissent un éclairage sur la place qu’il occupe dans les controverses scientifiques :

  1. la position sociale des individus (facteurs socio-démographiques) a une influence sur le jugement porté sur les risques en relation avec leur source ;
  2. ce ne sont pas les données objectives (probabilité, conséquences) connues sur le risque qui déterminent le jugement mais des facteurs qualitatifs (valeurs, émotions, etc.) ;
  3. la nouveauté (l’innovation) et le caractère effrayant (souvent fonction de l’absence de visibilité et de contrôlabilité) sont les plus forts déterminants de la perception du risque.
Risques et dangers

Ces deux concepts sont souvent confondus, à tort. On parlera des dangers d’une technologie en invoquant des risques sanitaires ou environnementaux. Certains dictionnaires donnent les deux termes comme synonymes.

Un danger est une source potentielle de dommage. Un danger, en soi, ne pose a priori pas de problème si ce danger se trouve à bonne distance. Ce qui est problématique est l’exposition à ce danger. Un couteau, un sol glissant, l’amiante, un champignon vénéneux ou un serpent corail sont sources de danger.

Le risque est la probabilité de préjudice liée à une exposition à un danger potentiel. Une substance ou un événement peuvent être très dangereux, mais si la probabilité d’occurrence est quasiment nulle, le risque est très faible. Ainsi, le risque associé au serpent corail en France est bien plus faible que celui associé aux sols glissants.

L’évaluation du risque consistera alors à identifier les dangers, analyser et quantifier les risques associés, et déterminer les moyens de diminuer ou supprimer les risques d’exposition.

La perception que nous avons des risques se rapporte souvent à celle du danger maximum, sans tenir compte du facteur d’exposition (de probabilité), et les scénarios catastrophes, souvent très improbables, attirent plus l’attention que des scénarios moins graves a priori, mais bien plus probables.

J.-P.K.

À la suite, il a été montré que ce ne serait pas l’estimation du risque (en liaison partielle avec l’information dont on dispose) qui détermine le jugement et les émotions (peur, sentiment d’outrage ou d’impuissance, etc.), mais, à l’inverse, certaines émotions qui transforment l’estimation en jugement et en action [2].

Les croyances sur les risques comme substitut aux controverses scientifiques

Alors que les enjeux des anciennes controverses scientifiques étaient centrés sur des visions du monde opposées, les modernes s’ancrent sur le risque que toute innovation ferait courir aux hommes ou à la nature, aujourd’hui, demain ou dans plusieurs générations. Le changement n’est pas anodin : ce n’est plus la validité scientifique d’une théorie ou d’une innovation qui est en cause, mais la possible dangerosité de ses applications pilotée par la perception des risques. Que ces risques soient réels ou supposés, prévisibles ou exceptionnels, ne change rien au rejet de la science qu’il entraîne au motif qu’ils sont ou pourraient en être issus. Autrement dit, la perception du risque, que l’on peut définir simplement comme la croyance en la survenue de dommages éventuels, est devenue dans nos sociétés démocratiques développées, le moteur des controverses scientifiques et du rejet du changement dont les innovations sont porteuses.

À la lumière des grands débats contemporains comme ceux qui portent sur les OGM ou les radiofréquences, c’est moins ce que la science énonce sur l’état du monde dont il est question que du risque que ferait courir le développement de ces innovations. Certains, à l’instar d’Ulrich Beck [3], n’hésitent plus à postuler que « l’origine de la critique de la science et de la technique, et du scepticisme que l’on développe à leur égard n’est pas à chercher dans l’"irrationalité" de ceux qui les critiquent, mais dans l’impuissance de la rationalité scientifico-technique à répondre à l’expansion des menaces et des risques liés à la civilisation ». La critique de la science, se joue selon lui sur son incapacité à [bien] analyser les risques qu’elle crée, en favorisant la productivité au détriment de la protection de la population.

La science et ses représentants se trouvent ainsi accusés à la fois de générer des risques, de ne pas les évaluer/anticiper correctement et d’exiger des preuves scientifiques pour en admettre la possible survenue.

Vraies et fausses controverses scientifiques

Paradoxalement, les controverses scientifiques qui portent sur la validité à décrire justement le réel sont assez rares à notre époque. L’une d’elles, celle sur la « mémoire de l’eau », fait figure d’exception en témoignant de sa réelle nature scientifique, qualité que ne partage aucune de celles où le débat sur le risque se substitue à celui sur sa qualité scientifique. En effet, la controverse qui fut initiée par un article publié par l’équipe du Dr Benveniste dans la revue Nature [4] a connu de larges et durables prolongements médiatiques et scientifiques, accompagnés de multiples tentatives de reproduction expérimentales visant à valider ou à infirmer cette « démonstration ». À aucun moment la controverse ne s’est déplacée sur le risque, même si de possibles conflits d’intérêt n’ont pas manqué de ternir le débat, mais jamais en se substituant au débat scientifique.

Les risques perçus

Chaque année, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) procède à une enquête sur la perception des risques vue par la population générale en France. Voici les résultats pour l’édition 2014 de son « baromètre », sur la base d’une liste de 33 retenus, correspondant à des situations largement médiatisées (comme les accidents de la route, le tabac, l’alcool, les OGM ou les antennes-relais...), et à des situations peu connues (le radon dans les habitations) ou d’autres encore, perçues comme comportant peu de risques (les radiographies médicales, le bruit...).

Dans chacun des domaines suivants, considérez-vous que les risques pour les Français en général sont...

http://www.irsn.fr/FR/IRSN/Publicat...

Aujourd’hui, la plupart des « controverses scientifiques » n’en sont pas. Ce sont des controverses socio-techniques de nature politique, c’est-à-dire qui portent non pas sur l’état du monde mais sur ce qui doit être, donc fondées sur des assertions non prouvées et des préférences. Ainsi la dénonciation de la science en action ne vaut pas récusation du discours qu’elle entend démontrer, mais du possible monde qu’elle pourrait engendrer. On voit là l’incommensurabilité des rationalités scientifique et politique, même si notre époque moderne qui encense et valorise l’innovation scientifique et technique n’a fait qu’en populariser l’affrontement autour des risques et de leur perception.

Différences de perception

Tableau publié en 1987 par Slovic [1] comparant le classement d’activités selon leur risque perçu par différentes catégories, et évalué par les experts du domaine (traduction de la rédaction). L’association civique de femmes (première colonne) est la League of Women Voters américaine.

http://www.irsn.fr/FR/IRSN/Publicat...

Controverses et acceptabilité des risques

Si, au cœur de la plupart des fausses controverses scientifiques actuelles (OGM, radiofréquences, nanotechnologies, nucléaire civil, gaz de schiste, etc.), on trouve les risques que toute activité humaine peut entraîner, le succès de leur dénonciation varie en fonction du degré d’acceptabilité qu’il produit sur le public. La question est moins de définir ce qu’est un risque acceptable que d’en préciser ce qui le rend ou non acceptable.

Les travaux précurseurs de Chauncey Starr en 1969 [5] ont montré que le public tend à accepter des risques volontaires environ mille fois plus grand que les risques subis ; que l’acceptabilité du risque semble être grosso modo proportionnelle aux bénéfices puissance cube ; et que le niveau de risque acceptable est inversement lié au nombre de personnes exposées à celui-ci.

Selon Fischhoff et al. (1978, [6]), la perception et l’acceptabilité du risque reposent pour l’essentiel sur les facteurs suivants : les bénéfices perçus que l’activité à risque génère pour la société, le nombre de victimes en moyenne par année et le nombre de victimes en cas de catastrophe. Qu’en est-il aujourd’hui de l’acceptabilité réelle d’une innovation à l’aune des risques et des bénéfices perçus ?

Deux exemples actuels, opposés en termes de risques perçus, confirment l’impact de la perception des bénéfices sur l’acceptabilité, tout en soulignant le fossé entre évaluation objective des risques et acceptabilité de leur source. Le premier concerne les radiofréquences utilisées par la téléphonie mobile. Alors que les conclusions de l’expertise collective de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) de 2013 font état d’un risque potentiel faible 1 de tumeurs cérébrales consécutives à l’usage du téléphone cellulaire, surtout chez les enfants et les utilisateurs intensifs, on pourrait s’étonner qu’une telle annonce n’ait pas donné lieu aux habituelles dénonciations des technologies dangereuses, ni produit d’effets négatifs sur le marché de la téléphonie mobile. Le second exemple porte sur les OGM, massivement rejetés par la majorité des français, alors même que l’ensemble des évaluations d’une éventuelle toxicité convergent vers leur innocuité pour l’homme. Risques acceptables pour leur téléphone mobile, mais inacceptables pour introduire les OGM dans leur alimentation, voire même pour les cultiver.

Ce paradoxe ne s’éclaire qu’à la lumière de nombreux travaux montrant qu’il existe une relation inverse entre les risques perçus et les bénéfices perçus du produit-source [7] : un produit, une activité, une technologie sont perçus comme d’autant plus à risque que ses bénéfices sont perçus comme insignifiants, et vice-versa. À l’évidence, les bénéfices perçus par l’utilisateur de son téléphone mobile justifient largement l’acceptabilité de ses risques au point de réduire la controverse sur les radiofréquences aux seules antennes de téléphonie mobile dont l’exposition (aux effets morbides à ce jour non démontrés) se limite aux seuls riverains qui se perçoivent à risque..., sans aucun bénéfice pour eux ! Le refus des OGM rend compte du même phénomène, mais de façon inversée. Ce ne sont pas tant les risques perçus qui fondent leur inacceptabilité mais la perception que leur usage est dépourvu d’un quelconque bénéfice pour soi.

Risque individuel et risque collectif

L’attitude des individus vis-à-vis du risque dépend grandement de la volonté consciente des individus d’avoir pris ce risque, ou, au contraire, du fait qu’ils le subissent passivement.

Le cas de la cigarette est pour le moins frappant. Il n’est pas rare de voir des parents s’inquiéter de produits potentiellement cancérigènes (ou dénoncés comme cancérigènes) dans la nourriture de leurs enfants tout en fumant dans la même pièce qu’eux. La personne a le sentiment de subir un risque qu’elle ne contrôle pas, alors qu’elle contrôle celui lié à la cigarette. La situation est la même en voiture ou en avion : les gens n’ont pas peur de prendre leur voiture pour aller au travail car ils sont maîtres de leur destin. Par contre, dans l’avion, ils ne maîtrisent plus rien : le pilote est-il qualifié ? La météo permet-elle le vol ? La maintenance de l’avion a-t-elle été correctement effectuée ?

Toutes ces distinctions montrent ainsi qu’à nouveau, le distinguo entre risque et incertitude est la clé. Subir un risque, c’est ne pas le maîtriser complètement, et donc ne pas avoir tous les éléments pour le juger convenablement ; il apparaît donc plus flou qu’un risque que l’on décide soit même de prendre ; il est donc refusé a priori ...

Rapport de l’OPECST, page 168.

L’innovation à l’épreuve des peurs et des risques.

Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).

Disponible en ligne : http://www.senat.fr/rap/r11-286-1/r...


Pourquoi accepter le moindre risque quand on juge n’en tirer aucun bénéfice ? Ce qui élargit le champ à toute innovation de rupture dont les éventuels bénéfices ne sont ni visibles ni même connus.

Conclusion prospective

Un constat s’impose : l’importance prise par le risque et sa perception face aux innovations issues de la science. Avec pour effet de réduire la plupart des débats sur leur pertinence et leur utilité à une polémique sans preuves : la possibilité qu’il y ait des risques, affirmation récurrente irrécusable, occultant la discussion sur leur probabilité et leurs conséquences observables, tout en le réduisant à l’acceptabilité de l’innovation fondée sur la perception des risques. Le déplacement de la controverse, de la contestation de la validité scientifique d’une théorie à la possible nuisance de ses applications, fournit aux détracteurs de l’innovation un arsenal d’arguments bien plus mobilisateurs que son maintien dans l’arène scientifique.

Alors que faire face à ce qui s’apparente à une impasse ? Tout d’abord éviter la sempiternelle dénonciation de l’irrationalité du jugement perceptif profane. Elle est à la fois erronée, vaine et contreproductive. En prenant ces jugements au sérieux, l’important est d’en identifier les déterminants et la dynamique ainsi que sa distribution dans la population qui se croit exposée. Cette approche devrait être un préalable à toute tentative d’en réduire l’impact paralysant. Ensuite, penser qu’il suffit d’informer sur l’innocuité d’un produit comme réponse à une perception irréaliste de risques jusqu’ici non observés est également l’erreur la plus fréquente mais toujours renouvelée.

Trois décennies de travaux ont permis de mettre un terme à l’illusion cognitive qui postule, contre toute évidence, qu’on percevrait et on agirait face au risque en fonction de la connaissance qu’on en aurait. Enfin, l’une des rares pistes prometteuses capable de modifier la perception des risques, et ainsi d’améliorer le niveau d’acceptabilité, serait de rééquilibrer le débat au profit des bénéfices potentiels du produit ou de l’activité innovante. Mais ce faisant, il quitterait l’arène scientifique originelle pour se déployer dans celle de la communication sur le risque et du marketing social, disciplines en plein développement dans certains pays, mais encore balbutiantes en France.

Références

1 | Slovic P, 1987, "Perception of risk", Science ; 236 :280.
2 | Loewenstein G.F., Weber E.U., Hsee C.K., Welsh E, 2001, "Risk as feelings", Psychological Bulletin, vol. 127, pp. 267-286.
3 | Beck Ulrich, 2001, La société du risque, Alto Aubier, Paris.
4 | E. Davenas, F. Beauvais, J. Amara, M. Oberbaum, B. Robinzon, A. Miadonnai, A. Tedeschi, B. Pomeranz, P. Fortner, P. Belon, J. Sainte-Laudy, B. Poitevin, J. Benveniste, "Human basophil degranulation triggered by very dilute antiserum against IgE", Nature, 1988, 333, 816-818
5 | Starr, C. 1969, "Social benefit versus technological risk". Readings in Risk, p. 183-194.
6 | Fischhoff, B., Slovic, P., Lichtenstein, S., et al. "How safe is safe enough ? A psychometric study of attitudes towards technological risks and benefits". Policy sciences, 1978, vol. 9, no 2, p. 127-152.
7 | Alhakami, A. S., & Slovic, P. (1994). "A psychological study of the inverse relationship between perceived risk and perceived benefit". Risk Analysis, 14(6), 1085-1096.

« Innovation : toujours dangereuse »
Dictionnaire des idées reçues

Gustave Flaubert (1821-1881)

« Il faut savoir douter où il faut,

se soumettre où il faut, croire où il faut »

Pensées

Blaise Pascal (1623-1662)