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La morale de cette histoire

Publié en ligne le 3 mai 2021
La morale de cette histoire

Guide éthique pour temps incertains

Pierre-Henri Tavoillot

Michel Lafon, 2020, 237 pages, 12,95 €

La science dit ce qui est mais ne dicte pas ce qui doit être. L’association française pour l’information scientifique (Afis) a fait sienne cette formule et apporte l’éclairage scientifique permettant de mieux comprendre certains grands débats de société. Elle se garde bien de préconiser « ce qui doit être », laissant aux individus et à la société le choix des valeurs et de l’éthique qui doit présider à la décision. Pour autant, ces dimensions peuvent faire l’objet d’une réflexion rationnelle et structurée. C’est à quoi nous invite, dans cet ouvrage, le philosophe Pierre-Henri Tavoillot.

Il le fait en se focalisant sur les grands bouleversements de la période moderne caractérisée par la « maîtrise par les hommes de leur existence » avec, en particulier, de formidables développements scientifiques et technologiques qui les rendent moins esclaves de la nature. Il revisite la définition de l’« autrui », fondement de toute éthique. Qui doit être l’objet de mon respect ? Est-ce « le membre de mon clan, de mon village, de ma caste, de mon sexe, de ma race, de ma nation ? Est-il seulement humain ou animal, voire végétal, minéral ou même machine ? Est-il déjà l’embryon ? Est-il encore le patient en état de coma profond ou de sénilité avancée ? Est-il mon contemporain ou celui de la génération future ? » L’auteur mesure la dimension abyssale d’une question qui en soulève une infinité d’autres. Le lecteur devinera derrière chacune de ces interrogations des controverses en cours.

La philosophie morale à laquelle nous sommes conviés ne vise pas à « faire des leçons de morale » mais simplement à nous aider à clarifier nos préférences et préciser sur quoi nous voulons fonder notre éthique. L’auteur ne prétend pas que la morale représente le vrai ou le juste, mais qu’elle est nécessaire pour déterminer la manière de cohabiter en société. Ce qui a déterminé jusqu’ici les principes moraux de l’humanité est passé en revue : la tradition et la fidélité au passé, la nature perçue comme un tout harmonieusement organisé et, enfin, l’obéissance à un Dieu. La « crise moderne » avec la recherche de nouveaux fondements humains est alors décrite.

P.-H. Tavoillot propose d’abandonner toute morale issue de telle ou telle croyance ou religion pour adopter, avec le philosophe Marcel Conche (né en 1922), une morale fondée « sur cet absolu qu’est la relation de l’homme à l’homme dans le dialogue ». Nous sommes ainsi mis en garde contre le risque de céder à la tentation de revenir « au bon vieux temps de l’évidence et de l’infaillibilité » et l’auteur décrit le renouveau d’un « dogmatisme moral » qui se présente sous de nouveaux habits, ceux de la peur. C’est à cette éthique de la peur que l’auteur oppose celle du dialogue.

L’éthique de la peur part de l’idée que, face aux risques que représente la rapidité des développements technologiques, la peur serait un guide fiable en matière de morale, que nous serions entrés « dans l’âge des lanceurs d’alerte » et qu’il conviendrait de provoquer un choc salutaire « en annonçant le pire comme [étant] certain […] quitte à en rajouter un peu ». La peur serait bien plus efficace que la froide raison. Ce faisant, elle jouerait le rôle d’« un argument d’autorité que s’efforcent d’agiter les extrémistes de l’écologie ». Elle nous dicterait « ce qu’il faut manger ou boire, l’air qu’il faut respirer, ce qu’il faut consommer, ce qui est permis et interdit dans tous les domaines de la vie ».

Partant du constat de la difficulté de notre époque, où « nous ne pouvons être ni nostalgiques du passé, ni sereins sur le présent, ni optimistes pour l’avenir car tout va à la fois de mieux en mieux et de pire en pire », l’auteur discute de l’éthique de l’environnement et de l’écologie. Il dénonce l’abandon de la « subtilité originelle du principe de précaution » quand il portait sur des risques mal connus aux conséquences potentiellement irréparables au profit du « risque zéro », synonyme de prime à l’inaction : « C’est toute la différence désormais entre la prudence (qui suppose la délibération) et la précaution (qui joue sur la peur). » La précaution voudrait un monde sans risque, en oubliant que « l’inaction peut, elle aussi, être dangereuse », quand la prudence accepte le monde incertain.

Il constate ainsi une vision répandue où l’action humaine est stigmatisée, vision décrite comme fruit d’une pensée étrange mêlant « la culpabilité chrétienne (le péché originel) et le culte païen de la déesse Nature ». À cette écologie polluée par une « dimension mystique et idéologique » est opposée une écologie positive qui ne consiste pas à accuser l’Homme du fait de sa seule existence, « mais à l’inciter à comprendre les écosystèmes, à les protéger et, mieux encore, à les imiter ». Face aux défis environnementaux vertigineux, P.-H. Tavoillot fait confiance au génie humain, refuse de mettre la science, la technique et l’économie au banc des accusés. Il défend l’idée que, pour relever les défis présents et futurs, « plus de savoirs, plus d’innovations et… plus d’argent, donc une meilleure croissance » seront nécessaires.

Les questions d’éthique sont abondamment illustrées sur de nombreux sujets d’actualité : intelligence artificielle, robots, transhumanisme, biotechnologie, procréation assistée, fin de vie, etc.

En guise de conclusion, P.-H. Tavoillot nous propose de « remettre la morale à sa place et retrouver ainsi la saveur de la complexité » afin d’éviter de « tout voir en noir et blanc, en bien et mal, en gentils et méchants ». Il invite également à ne pas oublier dans nos considérations les autres dimensions que sont la science, la politique ou le spirituel. Il déplore ce qu’est devenu l’espace public à l’ère du « moralement correct », avec sa liste de sujets sur lesquels il n’est plus possible de parler « sans déchaîner la tempête et risquer sa réputation, sa tranquillité, voire son intégrité physique ». Il plaide pour une morale fondée sur « le dialogue, l’argumentation, la délibération », même si ce n’est ni facile, ni peut-être suffisant.

Voici donc un livre stimulant et agréable à lire, conçu comme une sorte de dialogue avec le lecteur.