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Journal – Janvier-juin 2020

Publié en ligne le 6 mars 2025
Journal
Janvier-juin 2020
Agnès Buzyn
Flammarion 2023, 496 pages, 23 €

Agnès Buzyn, professeur de médecine et spécialiste d’hématologie, était la ministre de la Santé quand l’épidémie de Covid-19 s’est déclarée. Dans ce livre réalisé sous forme de journal, elle décrit au jour le jour ce qu’a été son activité entre le 25 décembre 2019, date à laquelle son attention est attirée par le signalement d’un cas inexpliqué de pneumopathie en Chine, jusqu’au second tour de l’élection municipale où elle était candidate à Paris.

Ce récit, construit à partir des très nombreux SMS, échanges de courriels et historique de ses appels (qui sont retranscrits) puis d’un journal tenu régulièrement, est bien entendu le point de vue personnel de l’autrice. Mais il apporte un éclairage singulier, non seulement sur les coulisses de la crise que nous avons traversée, mais également sur les rapports entre science et politique.

La première partie intitulée « Le vent se lève à l’Est » raconte l’émergence de l’épidémie et la manière dont elle s’est progressivement imposée comme un fait majeur. On découvre le quotidien d’un ministère, ses relations avec les médias et la représentation politique, les mouvements sociaux… Ce sont alors la réforme des retraites et la crise hospitalière qui font la une de l’actualité. Néanmoins, dès le début du mois de janvier 2020, le coronavirus est une préoccupation majeure du ministère, et particulièrement de la ministre qui, très tôt, avant tout le monde, pressent une gigantesque vague (l’inquiétude précoce de la ministre est attestée indépendamment des propos de l’intéressée). Pour les médias, pour le personnel politique, y compris au sein du gouvernement, c’est encore un non-sujet. Progressivement, les informations se frayent un chemin, mais, regrette la ministre, aucune inquiétude n’est de mise. Les messages émanant de l’OMS sont, à ses yeux, incroyablement rassurants. Au niveau de l’Union européenne, elle peine à identifier des interlocuteurs sensibilisés. Cette partie se lit comme un roman et nous plonge dans l’ensemble du monde de la santé publique, de ses préoccupations avec, en toile de fond, une épidémie qui monte mais n’est perçue que par très peu de monde autour d’A. Buzyn. Celle-ci initiera cependant de nombreuses actions auprès des agences régionales de santé et des associations de médecins.

Les deux parties suivantes intitulées « La lame de fond » et « Chaos » décrivent la pandémie que nous avons tous connue, avec ses signes avant-coureurs, les premiers cas importés, les premiers clusters, le premier confinement et la période de déconfinement qui suivra, avec cette fausse impression d’une crise derrière nous. C’est au milieu de cette période que A. Buzyn quitte, à regret, le ministère pour essayer de redresser une campagne municipale mal engagée à Paris (elle est désignée tête de liste pour la majorité présidentielle, ce qu’elle n’avait pas vraiment souhaité, évoquant par ailleurs le fait que les élections ne pourraient sans doute pas aller à leur terme).

Se trouvant coupée des responsabilités de gestion de l’épidémie, on pourrait s’attendre à ce que l’autrice nous livre une description moins intéressante relative à la pandémie. Il n’en est rien. A. Buzyn reste plus que jamais inquiète, essaie de suivre l’évolution de la situation sanitaire et continue à alerter le président de la République et le Premier ministre. Son constat est amer : « J’ai l’impression de vivre un mauvais rêve de science-fiction où se côtoient des mondes parallèles, mais je suis toute seule perdue dans ma dimension. » Elle décrit avec sidération les réactions de certains médecins (pas seulement Didier Raoult) qui minimisent la gravité de la situation et surtout son évolution attendue, et qui attirent de nombreux micros complaisants. Elle s’étonne de ces plateaux de télévision où « la science est devenue une opinion comme une autre et toutes les opinions se valent ». À cela s’ajoute un grand regret : « L’absence de culture scientifique est un vrai drame de la société française. »

À propos du Conseil scientifique Covid-19 institué le 11 mars 2020 et présidé par le Pr Jean-François Delfraissy, l’ancienne ministre, maintenant candidate, dénonce ce qu’elle appelle « le mélange des genres » où se retrouvent des experts et des membres de la « société civile ». Elle déplore l’absence es-qualité des représentants des agences sanitaires et des organismes de recherche : « Un organisme de recherche ou une agence sanitaire, garant de l’intérêt général, est en responsabilité et doit rendre des comptes à la représentation nationale, alors qu’un Conseil scientifique nommé pour une durée limitée en profite pour se faire valoir, au risque de faire valoir, parfois, des intérêts particuliers. On préfère donner toute légitimité à un groupe d’experts qui ne rend de comptes à personne et qui ne sera jamais évalué, mettant à l’index toutes nos institutions. » A. Buzyn considère ainsi « qu’on ne doit pas confondre le rôle de conseil scientifique en charge d’analyser des données brutes, le rôle d’un conseil d’orientation citoyen […] prenant en compte l’acceptabilité sociale, le rôle d’un comité d’éthique qui doit rappeler les valeurs fondamentales auxquelles nous sommes attachés […] et enfin le rôle du politique qui doit, lui, décider entre ces différents avis ». Cette situation, explique-t-elle, fragilise la décision politique, mais aussi les dimensions éthiques et scientifiques, et plus généralement la démocratie. À propos de l’évaluation des traitements proposés, elle souligne que « si, dès lors qu’une maladie est mortelle, un médicament n’a plus besoin d’être évalué, l’industrie pharmaceutique a de très beaux jours devant elle... Il faut définitivement arrêter de dire que la médecine est un art ! On ne demande pas au XXIe siècle à un médecin d’être créatif, mais d’être rigoureux. »

On retrouve dans cet ouvrage de nombreux thèmes qui intéresseront les lecteurs de Science et pseudo-sciences. Ainsi, on le sait, A. Buzyn est la ministre qui a missionné la Haute Autorité de santé (HAS) afin d’évaluer les apports de l’homéopathie, interpellée par un appel de médecins dénonçant l’absence de fondement de cette pratique. La ministre s’est plongée en parallèle sur le sujet et à découvert que l’entreprise Boiron recevait de l’argent de l’État au titre du crédit impôt recherche. Elle s’interroge alors : « Mais pour faire quelle recherche ? la couleur de la gélule ? la quantité de sucre dans la piscine d’eau ? évaluer l’extrait de sécrétions blennorragiques à gonocoque ou celles dues à la syphilis ? pour traiter l’érythème fessier du nourrisson ? ou payer des sociétés de marketing pour trouver des noms savants ridicules à leurs produits ? » Suite au rapport de la HAS, A. Buzyn décide du déremboursement de l’homéopathie. Une décision politique assumée sur la base d’un éclairage scientifique rigoureux. A. Buzyn est également la ministre qui, en 2018, a fait passer de trois à onze le nombre de vaccins obligatoires pour les enfants. Elle décrit les discussions houleuses au Parlement et affirme : « Si je n’avais pas été scientifique, immunologiste de surcroît, capable d’argumenter dans les moindres détails, je n’aurais jamais réussi à faire passer cette loi. » Dans les détracteurs de sa loi, elle croise un certain D. Raoult.

A. Buzyn rapporte avoir souffert d’être la cible de nombreuses campagnes haineuses, de menaces de mort et d’accusations lui imputant la responsabilité de morts évitables lors de la pandémie. On le comprend quand on mesure la violence de ces attaques. Elle constate avec inquiétude que la recherche de boucs émissaires continue d’accompagner toutes les pandémies. Un retour d’expérience tend logiquement à pointer les insuffisances et perdre de vue tout ce que les personnes ont fait de bien. Ceux qui ont été les plus actifs sont naturellement ceux qui s’exposent le plus aux critiques. A. Buzyn l’a vécu, étant elle-même au cœur de la tempête médiatique et politique. Elle a également été visée par différentes plaintes pour son rôle dans la gestion de l’épidémie (toutes finalement classées sans suite).

À propos de certains journalistes dans de grands médias, comme le journal Le Monde, l’auteur décrit une technique « imparable » : « construire un récit faux à partir de bribes d’informations qui sont vraies. Il en résulte un article de journalistes “procureurs” qui se fonde sur des documents donnés par tous ceux qui cherchent à se dédouaner, alors que les documents portant sur les décisions prises par le ministère n’ont pas encore été exhumés des archives. »

L’ouvrage se termine par un intéressant chapitre de réflexions sur la gestion des risques. Il y est question de risque choisi, de risque subi, du « principe de précaution » et de ses dérives… A. Buzyn s’appuie sur ses expériences successives de présidente de l’Institut de radioprotection et de sureté nucléaire (IRSN) où elle a été confrontée à l’accident de Fukushima, de présidente de l’Institut national du cancer, de présidente de la Haute Autorité de santé et, bien entendu, de ministre de la Santé.

En conclusion, l’auteur émet un souhait que l’on partagera volontiers : « À présent, alors que d’autres crises graves ont frappé l’Europe et le monde depuis cette pandémie, il nous faut écrire une nouvelle page d’histoire commune, un nouveau récit politique dans un monde plus incertain que jamais, et lutter contre les démagogues. Faisons tous en sorte que le discours de vérité, la science et la rationalité aient à nouveau leur juste place. »


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