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Cycle du combustible : vers un nucléaire « durable » ?

Publié en ligne le 12 août 2022 - Nucléaire -

La fission nucléaire utilisée dans les réacteurs produisant de l’électricité consiste à casser (fissionner) des noyaux lourds en éléments plus légers par absorption de neutrons. Cette réaction émet de nouveaux neutrons, de la chaleur et des rayonnements ionisants. Les neutrons produits permettent d’entretenir la réaction (en chaîne) et la chaleur générée est utilisée pour produire de la vapeur et faire tourner une turbine entraînant un alternateur produisant de l’électricité. La réaction de fission génère en outre de nouveaux éléments atomiques, avec des durées de vies radioactives très variables. Les éléments atomiques qui peuvent être utilisés pour générer une réaction en chaîne sont rares : ce sont principalement des isotopes de l’uranium, du thorium et du plutonium (les isotopes d’un même élément diffèrent uniquement par le nombre de neutrons de leur noyau). Les éléments « fissiles » sont des noyaux qui subissent une fission après avoir absorbé un neutron ; ils entretiennent la réaction en chaîne. Mais il faut aussi considérer les éléments dits « fertiles » qui, après avoir absorbé un neutron, sont transmutés en éléments fissiles.

Le seul élément fissile que l’on retrouve dans la nature est l’isotope 235 de l’uranium (son noyau contient 235 nucléons – protons et neutrons). De nos jours, c’est cet isotope qui est utilisé dans la quasi-totalité des réacteurs nucléaires destinés à la production d’électricité. L’uranium naturel que l’on extrait dans les mines est composé à 99,3 % d’uranium 238 (un isotope qui n’est pas fissile mais fertile) et à 0,7 % d’uranium 235. La plupart des réacteurs nécessitent une concentration d’uranium 235 plus élevée que celle trouvée dans la nature, et il faut donc réaliser un travail de séparation des isotopes (enrichissement de l’uranium) pour obtenir la matière fissile utilisée comme combustible (voir encadré ci-dessous).

Les différentes catégories d’uranium


Uranium naturel. Le minerai d’uranium a une teneur en uranium 235 égale à 0,71 %.
Uranium faiblement enrichi. Il a une teneur en uranium 235 supérieure à 0,71 % et strictement inférieure à 20 %. Il est exploité dans le secteur électronucléaire [à un taux de l’ordre de 4 %].
Uranium hautement enrichi. Il a une teneur en uranium 235 supérieure ou égale à 20 %. Il est exploité dans les secteurs de la
défense, des réacteurs de recherche et de la médecine nucléaire.
Uranium appauvri. Avec une teneur en uranium 235 inférieure à 0,71 %, c’est un sous-produit du processus d’enrichissement de l’uranium. Il est exploité dans les réacteurs à neutrons rapides et dans l’armement conventionnel.

Source  : « L’essentiel sur… l’uranium », CEA, « Découvrir et comprendre », 15 décembre 2017. Sur cea.fr

Uranus et la Danse des étoiles, Karl Friedrich Schinkel (1781-1841)

Aujourd’hui, la consommation d’uranium est faible par rapport aux ressources disponibles et il n’y a pas de tension sur son approvisionnement. Selon l’Agence internationale pour l’énergie atomique, des ressources suffisantes en uranium ont été identifiées, permettant de soutenir « même les scénarios de croissance de la capacité de production nucléaire les plus agressifs » [1]. Dans son « scénario haut » de croissance du nucléaire, l’organisme estime qu’en 2040, on aurait consommé environ 28 % du total des ressources accessibles à un coût inférieur ou égal au coût de marché actuel [2]. La quantité d’uranium facilement accessible est cependant finie (de l’ordre d’un siècle aux coûts d’extraction et au rythme de consommation actuels [3]) et le nucléaire ne peut donc pas être considéré comme durable avec les technologies actuelles qui se contentent de « brûler » l’isotope 235 de l’uranium extrait. C’est particulièrement vrai si l’on imagine un développement massif de cette source d’énergie pour répondre à l’urgence climatique.

C’est pourquoi on envisage le développement de technologies permettant de consommer l’isotope majoritaire dans la nature, multipliant alors la ressource par environ 100. Pour cela, il faut un réacteur nucléaire dans lequel des neutrons dotés d’une certaine énergie (on parle de « neutrons rapides », eux-mêmes créés à partir d’une matière fissile) vont être absorbés par l’uranium 238 pour créer (après quelques étapes de désintégration) du plutonium 239 fissile, et donc utilisable pour produire de l’énergie. Un surgénérateur est ainsi un réacteur nucléaire qui peut produire plus d’isotopes fissiles qu’il n’en consomme, en transmutant des isotopes fertiles (l’uranium 238) en isotopes fissiles (le plutonium 239).

Les surgénérateurs, une idée vieille comme le nucléaire…

Le 2 décembre 1942 à 15 h 25, le premier réacteur nucléaire artificiel diverge (la divergence désigne le début de la réaction en chaîne). Une réaction en chaîne auto-entretenue et contrôlée est réalisée dans le cadre du projet Manhattan visant à mettre au point la première bombe atomique. Et c’est moins de dix ans plus tard, en 1951, aux États-Unis, que le premier réacteur surgénérateur diverge à son tour (Experimental Breeder Reactor I). Il est même le premier réacteur à produire une (très modeste) quantité d’électricité. La filière de la surgénération est née. Elle présente un avantage important dans ces premières décennies du nucléaire et à l’aube des développements civils : l’uranium est à l’époque une ressource critique, et son enrichissement en isotope 235 une prouesse technologique. Dès lors, l’utilisation de l’isotope de l’uranium majoritaire dans la nature, l’uranium 238, permet d’envisager d’exploiter au mieux cette ressource.

En France, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) est créé en octobre 1945 pour développer les recherches scientifiques et techniques en vue de l’utilisation de l’énergie atomique dans des applications médicales, industrielles et militaires. S’intéressant aux applications industrielles, le physicien français d’origine russe Lew Kowalski identifie en 1954 quatre voies possibles pour l’utilisation industrielle de l’énergie atomique [4] :

  • l’utilisation exclusive d’un combustible fissile (fortement enrichi en uranium 235) ; la principale difficulté réside dans l’approvisionnement en matière fissile. Ce type de réacteur est utilisé aujourd’hui dans des cadres militaires (propulsion des sous-marins par exemple) ou de recherche ;
  • un cœur enrichi en uranium 235, mais entouré d’une zone « fertile » d’uranium 238 qui sera transmutée en plutonium 239 sous l’effet des réactions neutronique du cœur ; on parle alors de « pile couveuse » dans la mesure où les réactions du cœur permettent de produire de la matière fissile. Ce seront les futurs surgénérateurs ;
  • un cœur en uranium naturel (contenant une très forte proportion d’uranium 238), avec production et récupération de faibles quantités de plutonium ;
  • un cœur en uranium naturel, mais sans volonté d’exploitation du plutonium produit (la seule génération d’électricité est recherchée). C’est par exemple le cas des réacteurs Candu développés et opérés aujourd’hui au Canada.

Kowalski, dans ses recommandations au CEA, écarte l’option 1 : la production d’uranium fortement enrichi est jugée trop coûteuse financièrement et en termes de matières premières. L’option 3 ne peut être qu’une solution transitoire car n’exploitant qu’une trop faible partie du potentiel énergétique de l’uranium.

L’Éveil du cœur, William Bouguereau (1825-1905)

Restent deux possibilités : les piles « couveuses » produisant, en plus de l’électricité, de la matière fissile (option 2), ou les réacteurs privilégiant la production d’énergie et négligeant la production de plutonium (option 4). La première a la préférence de Kowalski : « Ainsi, on voit que le couvage est la clé de tout l’avenir d’une énergie atomique vraiment économique et abondante. » Le décor est planté, dès 1954. Mais Kowalski est toutefois lucide : «  À la lumière des efforts actuels, cet avenir paraît prometteur, mais encore incertain. […] L’avènement des piles à la fois motrices et couveuses, marchant au plutonium et aux neutrons non modérés, est un phénomène probable mais encore lointain. »

Économie de matière, optimisation des coûts, indépendance énergétique : les idées principales sont en place et vont guider la stratégie nucléaire française pendant des décennies.

D’abord produire du plutonium

En France, à la fin des années 1950, l’objectif premier est de produire du plutonium pour développer la bombe atomique, même si ce n’est pas encore publiquement assumé : le 11 avril 1958, il est ainsi répondu au militant pacifiste Lanza del Vasto que « la place de Marcoule dans le programme français était celle d’un point de départ vers la construction de centrales nucléaires futures dont le plutonium serait le combustible » [5]. À cet effet, trois réacteurs nucléaires plutonigènes sont successivement construits entre 1956 et 1959 sur le site de Marcoule dans le Gard (appelés G1, G2 et G3, la lettre « G » référant au graphite utilisé comme modérateur). Conçus à des fins militaires, ils ont néanmoins permis à EDF, grâce à l’ajout d’une installation de production d’électricité (aux faibles capacités), de préparer le développement de ses futurs réacteurs. Ces trois réacteurs ont été arrêtés et sont maintenant en phase de démantèlement.

Irradiation de l’uranium naturel en pile, séparation du plutonium de l’uranium et des produits de fission : il ne manque à ces premiers réacteurs, pour boucler le cycle de production d’électricité, qu’un réacteur surgénérateur exploitant le plutonium ainsi produit. Ce sera Rapsodie, réacteur à neutrons rapides à caloporteur sodium, construit en partenariat avec Euratom à Cadarache (Bouches-du-Rhône). Rapsodie atteindra sa puissance nominale de 20 MW (thermique) le 17 mars 1967, avec un premier cœur contenant 25 % de plutonium fourni par les Britanniques, et fonctionnera jusqu’en 1983.

La filière surgénérateur nécessite un nombre substantiel d’installations. Autour de Rapsodie, on a une usine de fabrication de combustible (Le Bouchet, dans l’Essonne), des piles plutonigènes et leurs usines de retraitement et de séparation de plutonium (Marcoule), une usine d’enrichissement de l’uranium (Tricastin), un atelier de fabrication du combustible à base d’oxyde d’uranium enrichi et de plutonium (Cadarache) et des installations de retraitement dédiées (AT1 à La Hague, exploité de 1969 à 1978, et Atelier pilote à Marcoule), sans compter les outils de recherche et développement. Un réacteur surgénérateur est ainsi obligatoirement adossé à des installations de fabrication (amont) et retraitement du combustible (aval) ; il nécessite une quantité initiale de plutonium ou d’uranium fortement enrichi.

La surgénération et le cycle du combustible

Les orientations identifiées par Kowalski en 1954 étaient prémonitoires : les piles plutonigènes de première génération n’ont eu qu’une durée de vie limitée (arrêt de G3 en 1984 après 25 ans) avec le choix stratégique de la filière à eau pressurisée, et la majorité de la production électrique se fera désormais avec des réacteurs pour lesquels le plutonium est un sous-produit valorisable (environ dix tonnes par an) et non pas un objectif premier. La filière d’utilisation de ce plutonium, dans la vision des années 1970, était logiquement le développement d’un parc de réacteurs surgénérateur, dont Phénix était le prototype (divergence en 1973 et arrêt du projet en 2009) et Superphénix la tête de série (mise en service en 1985 et arrêt définitif en 1997).

Rhapsodie norvégienne, Vladimir Baranov-Rossiné (1888-1944)
Les différentes catégories d’uranium


Le cœur de Superphénix utilisait comme combustible un mélange composé de 80 % d’uranium 238 fertile (naturel ou appauvri) et de 20 % de plutonium 239 fissile. Il y avait environ 5 tonnes de plutonium 239 dans le cœur, enveloppé d’uranium 238. C’est cette enveloppe qui permettait la surgénération […].

Superphénix utilisait du sodium liquide à 550 °C comme liquide caloporteur, avec 5 000 tonnes présentes dans les canalisations. Le sodium est un excellent caloporteur aux caractéristiques hydrauliques voisines de celle de l’eau mais qui ne ralentit pas les neutrons. Il pose en revanche des problèmes de sûreté car il s’enflamme au contact de l’air et explose en présence d’eau. Un cycle indirect de type piscine était donc nécessaire pour éviter une réaction entre le sodium et l’eau du circuit de production d’électricité.

Situé à l’intérieur de la cuve principale, le cœur du réacteur de Superphénix était noyé dans une piscine de sodium. Ce sodium, en contact direct avec le cœur, était chauffé à partir de l’énergie dégagée par la fission nucléaire. Ce circuit primaire échangeait ensuite sa chaleur avec un circuit secondaire de sodium, à travers un échangeur de chaleur intermédiaire. Le circuit secondaire cédait à son tour sa chaleur à un circuit eau vapeur, qui entraînait les turbines de l’alternateur après vaporisation de l’eau, permettant la production d’électricité.

Source : connaissancedesenergies.org

Le retour d’expérience de fonctionnement de Phénix sera riche d’enseignements pour la conception de Superphénix, et démontrera un bon niveau de maîtrise de cette technologie, avec un taux de charge qui atteindra près de 60 %, honorable pour un prototype [6]. Au niveau du cycle du combustible, Phénix parviendra à un taux de surgénération de 1,16 (soit 16 % de plutonium de plus en fin de cycle qu’initialement). Il démontrera ainsi la faisabilité de la surgénération permettant la réutilisation du plutonium produit par transmutation dans le cœur du réacteur, retraité et retransformé en combustible. C’est, à ce jour, la seule démonstration de recyclage et de réutilisation de plutonium.

L’histoire de Superphénix, transformé en symbole de l’opposition anti-nucléaire des années 1970-1980, sera chaotique : manifestations, au cours desquelles on déplorera le décès d’un manifestant lors d’affrontements avec les forces de l’ordre (31 juillet 1977), attentat à la roquette (18 janvier 1982), fuite de sodium en 1982. Mis en service en 1985, le réacteur subira de longues périodes d’arrêt, pour des raisons techniques mais aussi administratives, et sera finalement arrêté sur décision politique en décembre 1998, malgré l’avis des autorités de sûreté favorables à la poursuite du fonctionnement [6].

L’Incinérateur du service médical à Blackpool, John Hodgson Lobley (1878-1954)
Lobley est âgé d’une trentaine d’années quand éclate la Première Guerre mondiale. Il est affecté au service médical de l’armée britannique, et sa mission consiste à documenter par son art l’action des hommes et femmes qui accueillent, soignent et opèrent les blessés au combat. Il peint ainsi, sans aucune complaisance pour l’ambiance guerrière, des scènes qu’il observe sur le terrain anglais ou français ; il documente notamment l’accompagnement des « gueules cassées » de la Grande Guerre.

Avec l’arrêt de Phénix en 2009, la France perd toute visibilité sur la réutilisation du plutonium issu de son parc de réacteurs en exploitation. En effet, le plutonium « fatalement » produit par le parc en exploitation impose un choix entre quatre options :

  • séparation et stockage, mais abandon de toute valorisation ;
  • stockage sous forme de combustible usé comme aux États-Unis ;
  • vitrification comme les autres déchets (produits de fission) ;
  • réutilisation dans un nouveau type de combustible.

Ce choix doit être fait dans un contexte où le plutonium présente des risques de prolifération.

La solution retenue sera celle du combustible MOX, fabriqué à l’usine Melox (Gard), permettant de réutiliser du plutonium dans les réacteurs du parc français, comme c’était déjà pratiqué depuis 1987. Mais cette approche ne peut être que transitoire, car elle ne permet plus de fermer le cycle : le combustible MOX ne peut pas
être réutilisé dans les réacteurs du parc, et environ 110 tonnes sont produites chaque année et doivent être entreposées. Seuls les réacteurs à neutrons rapides, tels que Phénix et Superphénix, pourraient aisément utiliser ces combustibles dans le cadre d’un multi-recyclage.

Le recyclage du combustible en France


Après quatre années d’utilisation, le combustible, dit « usé », est retiré du réacteur. Il se compose alors de 96 % de matières valorisables (réutilisables) et de 4 % de déchets (éléments non réutilisables, issus de la fission de l’uranium et pour la plupart très radioactifs).

Après une période d’entreposage en piscine de refroidissement (pour faire décroître la radioactivité et la chaleur émise), le combustible usé est traité dans l’usine Orano de La Hague. Il est notamment dissous et mis en présence de molécules extractantes, conçues pour isoler des éléments spécifiques. Ce traitement permet de séparer les matières valorisables des déchets.

La fabrication du MOX pour un mono-recyclage
Une fois traités les combustibles usés, les matières valorisables qu’ils contenaient peuvent être recyclées. Tel qu’il est actuellement pratiqué, le recyclage du combustible consiste à mélanger le plutonium extrait des combustibles usés avec de l’uranium appauvri issu des opérations d’enrichissement pour fabriquer un nouveau combustible appelé MOX (mixed oxides), lequel va de nouveau alimenter des réacteurs. Depuis 1987, EDF alimente une vingtaine de ses réacteurs avec du MOX, à raison d’un tiers d’assemblages de combustible MOX et de deux tiers d’UOx (uranium enrichi après extraction minière). Le plutonium issu du recyclage des combustibles UOx usés fournit ainsi, en France, environ 10 % de l’électricité nucléaire.

Aujourd’hui, une seule utilisation du plutonium
Aujourd’hui, le MOX ne peut être utilisé qu’une seule fois en réacteur à eau sous pression. En effet, une fois usé, il contient du plutonium difficilement utilisable dans le parc actuel des réacteurs nucléaires en exploitation en France, de par sa composition isotopique dégradée. Ce mono-recyclage permet toutefois une économie des ressources minières en uranium d’environ 10 % et une diminution de la radiotoxicité et du volume des déchets de haute activité et à vie longue. Le mono-recyclage sous forme de MOX dans les réacteurs nucléaires en exploitation en France doit ainsi être considéré comme une première étape visant à la fois à améliorer l’utilisation des ressources naturelles dans les réacteurs actuels et à minimiser le volume des déchets.

Des études sont en cours pour évaluer la possibilité du multi-recyclage, toujours dans les réacteurs nucléaires en exploitation en France, en travaillant sur de nouvelles formes de MOX.

Source : « Dossier sur le cycle du combustible nucléaire », sur le site du CEA, 28 juillet 2021.

Incinérer les déchets nucléaires

Conçus à l’origine pour exploiter en totalité la source d’énergie que représente l’uranium et le plutonium, les surgénérateurs offrent un autre attrait. Contrairement aux centrales classiques, les neutrons produits ne sont pas ralentis et gardent une énergie qui permet d’envisager la transmutation (« incinération ») de certains des résidus de la réaction de fission nucléaire. C’est en particulier le cas pour les « actinides mineurs » (neptunium, curium et surtout américium) présents dans les déchets de haute activité issus du retraitement des combustibles usés. Ces actinides sont à l’origine de la plus grande part de la radiotoxicité des déchets au-delà de quelques siècles (en excluant le plutonium, supposé être réutilisé). Ainsi, leur élimination des déchets destinés à être stockés limite d’autant les contraintes thermiques sur le stockage (les éléments fortement radioactifs produisent beaucoup de chaleur) et la charge transférée aux générations futures.

Toutefois, ces avantages n’apparaissent qu’avec une durée de mise en œuvre très importante (plusieurs siècles), et une éventuelle sortie du nucléaire (stratégie de « fin de vie ») sur un à deux siècles, afin de réduire suffisamment les inventaires avant stockage géologique. De plus, la manipulation de ces actinides pose de sérieux problèmes de radioprotection. Enfin, l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) a montré, avec des études menées au laboratoire de Bure, que le site était adapté à recevoir ces actinides pour un stockage définitif. Pour toutes ces raisons, l’Autorité de sûreté nucléaire a estimé, en juillet 2013 [7], que « les gains espérés de la transmutation des actinides mineurs en termes de sûreté, de radioprotection et de gestion des déchets napparaissent pas déterminants au vu notamment des contraintes induites sur les installations du cycle du combustible, les réacteurs et les transports ». C’est pourquoi la capacité des réacteurs à neutrons rapides à être des « incinérateurs de déchets » n’est désormais plus mise en avant comme argument de sûreté. Ainsi, un récent rapport de la Commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs instituée par la loi du 28 juin 2006 (CNE2 [8]) conclut-elle [9] que « l’on ne peut attendre que la transmutation permette de s’affranchir d’une installation de stockage géologique » et que « la mise en œuvre industrielle de la transmutation des actinides nécessiterait d’abord de disposer d’installations performantes de séparation, mettant en œuvre des procédés qui ne sont pas encore tous développés industriellement ».

Astrid, un avenir pour le cycle du combustible ?

Le projet Astrid, lancé en 2006 dans le cadre du programme international Génération-IV [10], visait à doter la France d’un nouveau démonstrateur de réacteur surgénérateur, dans la droite lignée de ses ancêtres Rapsodie et Phénix, mais avec des apports significatifs en termes de sûreté : conception du cœur, récupérateur de corium (magma issu de la fusion de combustibles nucléaires et d’autres éléments du cœur lors d’accidents graves), échangeurs sodium-gaz… Mais en 2019, alors que la conception est au stade de l’avant-projet sommaire, le projet est abandonné, sans débat. Cet abandon relance de facto les discussions sur la « fermeture du cycle », sur les mêmes bases que les options de Kowalski de 1954…

La question posée par cette décision est, pour Yves Bréchet, ancien Haut-Commissaire à l’énergie atomique, tout simplement l’avenir du nucléaire en France : énergie d’avenir, ou de transition ? La non-exploitation du plein potentiel énergétique de l’uranium, de par l’abandon du cycle fermé qui exploite l’abondant uranium 238, accroît les besoins en ressources naturelles (mines), augmente la production de matières non valorisables (plutonium, uranium de retraitement) et obère la décision politique future. En un mot, « ne pas fermer le cycle, c’est rendre le nucléaire non durable ni responsable » [11].

L’avis d’un ancien Haut-Commissaire à l’énergie atomique


« Le nucléaire est une énergie qui consomme une matière inutile, l’uranium, et qui, en plus, la consomme mal. Il crée ainsi des déchets à longue durée de vie dont le plus problématique est le plutonium [90 % des déchets à vie longue]. L’uranium appauvri laisse 300 000 tonnes de déchets [stock actuel] qui ne sont pas nocifs, mais inutiles. L’idée des réacteurs à neutrons rapides, dont Astrid devait être le démonstrateur, c’est de transformer le plutonium et l’uranium appauvri en combustible : on multiplie par 50 les réserves uranifères et on divise par 10 les déchets à longue durée de vie. C’est la technologie industrielle la plus mature pour fermer le cycle, c’est-à-dire aboutir à un recyclage complet des matières. Arrêter Astrid, c’est nous priver de la souveraineté en matière de ressources. »

Yves Bréchet, ancien Haut-Commissaire à l’énergie nucléaire (2012-2018), entretien au journal Le Point, 24 octobre 2019.

L’absence de décision politique depuis plus de vingt ans sur l’avenir du parc nucléaire français et son renouvellement a mis la filière industrielle en tension, transformant la question initialement technique de la durée de vie des centrales actuelles (40, 50, 60 ans ou plus) en pierre angulaire des choix énergétiques futurs. Rappelons que le chantier de Civaux-2, le dernier réacteur construit par EDF en France, a été lancé en 1999 (il y a 23 ans). Les déboires industriels de la construction de réacteurs de nouvelle génération (EPR) en Finlande et en France montrent une perte de maîtrise industrielle sur ces projets hors normes, grevés par des exigences de sûreté de plus en plus sévères, parfois imposées en cours d’exécution du projet. La complexité et les enjeux du projet Astrid et de ses installations supports pouvaient sans doute appeler à une évolution en profondeur du projet, notamment au vu des difficultés rencontrées par le CEA avec le réacteur de recherche Jules-Horowitz (RJH) dont la divergence, initialement prévue en 2014, ne devrait pas intervenir avant la fin de la décennie 2020 [12], mais cette décision d’abandon prise en catimini était-elle justifiée ?

Le récent rapport RTE (Réseau de transport d’électricité, le gestionnaire du système électrique français) sur les futurs énergétiques 2050 [13] est clair : « La proposition industrielle la plus haute de la filière consiste à date à atteindre un parc nucléaire d’une capacité complète de 50 GW en 2050 (dans le scénario N03) dans un scénario de relance volontariste du nucléaire. » Cette cible, récemment reprise par le président Macron [14], qui prévoit la construction de six nouveaux réacteurs (de type EPR) et le lancement d’études pour huit autres, est même qualifiée de « défi industriel de premier plan ». Elle repousse l’éventuelle introduction de réacteurs à neutrons rapides largement après 2050. Et, même dans les scénarios les plus volontaristes de développement nucléaire, cette capacité de production devra être obligatoirement adossée à des capacités intermittentes substantielles, alors même que les hypothèses de consommation sont jugées relativement basses si la France désire s’engager dans une politique de réindustrialisation et de relocalisation, et que les récents événements en Ukraine montrent l’absolue nécessité d’une indépendance aux combustibles fossiles.

Comme le précise RTE, « les stratégies de traitement-recyclage au-delà de 2040 devront être précisées à court terme pour permettre à la filière d’anticiper ses besoins ». L’arrêt complet du retraitement des combustibles usés, comme pratiqué par exemple aux États-Unis, serait une rupture avec l’histoire du nucléaire français. Tout en simplifiant la gestion du cycle, ce choix augmenterait considérablement les volumes des déchets de haute activité et les risques associés, avec une charge supplémentaire induite pour les générations futures.

Nouveau lac de magma, volcan de Kilauea, Jules Tavernier (1844-1889)

Dans le cadre des politiques énergétiques, le temps est long. Pour l’avenir du nucléaire en France jusqu’à la fin du siècle et au-delà, des décisions sur le cycle du combustible doivent être prises, rapidement et de manière éclairée.

Références


1 | Nuclear Energy Agency, “Uranium 2020 : resources, production and demand”, OCDE, 23 décembre 2020. Sur oecd-nea.org
2 | Agence internationale de l’énergie atomique, « Les ressources en uranium mondiales sont suffisantes pour répondre à la demande dans un avenir proche, d’après le nouveau rapport de l’AEN et de l’AIEA », communiqué de presse, 29 janvier 2021. Sur iaea.org
3 | Société française d’énergie nucléaire, « L’uranium dans le monde », 2022. Sur sfen.org
4 | Kowalski L, « Vers l’utilisation industrielle de l’énergie atomique », Rapport CEA n° 274, 1954. Sur iaea.org
5 | Jaigu Y, « Incidents du 11 avril 1958 », Rapport, Archives du Centre de Marcoule, Dossier VRH 2010-03-200, 12 avril 1958.
6 | « Historique et bilan de fonctionnement des RNR-Na », in Les réacteurs nucléaires à caloporteur sodium, CEA, 2014, 45-75. Sur cea.fr
7 | Autorité de sûreté nucléaire, « Transmutation des éléments radioactifs à vie longue », Avis n° 2013-AV-0187, 4 juillet 2013. Sur asn.fr
8 | Site de la Commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs. Sur cne2.fr
9 | Commission nationale d’évaluation, « Des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs », Rapport d’évaluation n° 15, juin 2021. Sur cne2.fr
10 | Site du Forum international GENIV. Sur gen-4.org
11 | Bréchet Y, « L’arrêt du programme ASTRID : une étude de cas de disparition de l’État stratège », Progressistes, 22 septembre 2019. Sur revue-progressistes.org
12 | Autorité de sûreté nucléaire, « Réacteur Jules Horowitz », 10 septembre 2021. Sur asn.fr
13 | Réseau de transport d’électricité, « Futurs énergétiques 2050 : les scénarios de mix de production à l’étude permettant d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 », Résultats de l’étude, octobre 2021. Sur rte-france.com
14 | Présidence de la République, « Reprendre en main notre destin énergétique ! », discours du président de la République Emmanuel Macron, 10 février 2022. Sur elysee.fr