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L’urgence du nucléaire durable

Publié en ligne le 17 octobre 2023
L’urgence du nucléaire durable
Claire Kerboul, préface de Bernard Accoyer
De Boeck Supérieur, 2023, 176 pages, 14,90 €

Physicienne nucléaire et ancienne directrice du cabinet du haut-commissaire à l’énergie atomique, Claire Kerboul a démissionné du CEA par opposition à l’arrêt du programme Astrid 1. Retrouvant sa liberté de parole, elle publie, sous forme de manifeste, L’Urgence du nucléaire durable.

C. Kerboul reprend à son compte la définition que proposait pour un « développement durable » le rapport « Notre avenir à tous », dit rapport Brundtland (1987), publié sous l’égide de l’ONU : « un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes, sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».

Pourquoi donc cette urgence ? D’abord, nous dit l’auteure, parce que la durabilité est une nécessité morale et politique, ensuite parce que les énergies renouvelables intermittentes (éolien, solaire), nécessitant le recours à des compléments carbonés, n’apparaissent in fine ni renouvelables ni, a fortiori, durables, et enfin parce que le nucléaire actuel n’est pas durable non plus…

En effet, les réacteurs nucléaires actuellement en service en France, tout comme les EPR (Evolutionary Power Reactor) ou les SMR (Small Modular Reactor) évoqués dans l’actualité politique nationale, sont tous des réacteurs nucléaires à eau pressurisée (REP, ou PWR en anglais). Ce sont des réacteurs à « neutrons lents » (ralentis à 2-3 km/s) permettant la fission de l’isotope 235 de l’uranium, soit moins de 1 % de l’uranium naturel. L’isotope 238 (99 % de l’uranium naturel), non fissile, reste dès lors inutilisé et est stocké faute de mieux. Ce « gaspillage » condamne la filière nucléaire à neutrons lents à l’échéance plus ou moins lointaine de l’épuisement de la ressource en uranium naturel, ressource non renouvelable.

L’enjeu des réacteurs à neutrons rapides (RNR, environ 20 000 km/s) est de permettre la fission de l’uranium 238, du plutonium 239 et des transplutoniens 2, optimisant ainsi la gestion des matières nucléaires, produisant moins de déchets et en réduisant la radiotoxicité 3. Les milliers de tonnes de sous-produits engendrés par l’exploitation des réacteurs à neutrons lents, patiemment retraités et stockés, deviendraient la matière première des RNR, offrant à la France des millénaires de sécurité énergétique et une solution à la controversée gestion des déchets nucléaires.

Passer au nucléaire durable, nous explique C. Kerboul, suppose un vrai saut technologique : changer de type de réacteur et passer à des RNR pour valoriser l’uranium 238. Les initiateurs du programme électro-nucléaire français avaient cette perspective dès le milieu des années 1950. Les réacteurs français Rapsodie (réacteur expérimental conçu en 1957), Phénix (réacteur de démonstration), puis Superphénix (réacteur tête de série) en sont le témoignage.

Mais l’abandon en 1997 de Superphénix a été un signal politique d’une volonté de démantèlement de la filière nucléaire française. L’arrêt en 2019 de la tentative de relance qu’avait été le projet Astrid a été un énième témoignage de ces décennies de déconstruction. De quoi s’interroger, avec Bernard Accoyer, auteur de la préface, sur l’appréciation qui sera portée demain sur la génération politique qui a orchestré tous ces renoncements.

C. Kerboul invite avec passion, et d’aucuns diront avec partialité, à « changer de cap » mais, s’éloignant de ce qui aurait pu n’être qu’un prêche, s’efforce de répondre, méthodiquement et en un langage accessible à tous, aux confusions et idées reçues les plus fréquentes sur le nucléaire du futur. Sur le plan technique, elle entend démontrer que la filière RNR est aujourd’hui « la seule manière de produire de l’électricité non carbonée quasiment de façon illimitée, à l’échelle de plusieurs millénaires ». Sur le plan politique, elle s’indigne de l’option évoquée dans quelques ministères selon laquelle, après tout, si les RNR de notre futur ne sont pas français, ils seront de technologie américaine ou chinoise.

Ce livre, de conception « modulaire », est facile à lire. Ainsi chaque chapitre (au prix de quelques redites alors nécessaires) peut pratiquement se lire indépendamment des autres : un bon éclairage pour un sujet qui, à l’heure de l’écriture de ces lignes, ne s’est pas encore réinvité dans le débat politique. En attendant, Américains, Russes et Chinois, eux, continuent d’avancer.

1 Astrid (Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration) est un projet de prototype de nouveau réacteur nucléaire français, lancé en 2010 suite à la décision du président Jacques Chirac en 2006, porté par le CEA puis abandonné suite à la décision de l’État en 2019 sous la présidence d’Emmanuel Macron.

2 On appelle « transplutoniens » les éléments dont le numéro atomique (nombre de protons dans le noyau) est supérieur à celui du plutonium (94). Le premier d’entre eux est l’américium 241 dont le numéro atomique est 95 : son noyau atomique compte 95 protons et 146 neutrons.

3 La radiotoxicité est la toxicité d’un élément radioactif que peut subir un organisme qui y est exposé, notamment par ingestion ou inhalation. Elle est d’autant plus élevée que la demi-vie de l’élément radioactif est faible (c’est-à-dire qu’il se désintègre rapidement). Ainsi, par exemple, la radiotoxicité du plutonium est de l’ordre d’un million de fois plus forte que celle de l’uranium. D’où l’intérêt d’utiliser le plutonium et les transplutoniens comme ressource grâce à un réacteur à neutrons non ralentis. La radiotoxicité des déchets ultimes est ainsi réduite.